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PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 1. Transmission, filiation et modèles du démoniaque

A. François Mauriac et Georges Bernanos

Mauriac a considéré Bernanos comme « ce grand frère intraitable » comme il le dit lui-même dans un article consacré à Bernanos en 1949 dans le Figaro. L’expression résume bien leur relation faite d’affinités et de tensions. Mauriac a lu Sous le soleil de Satan dont la parution, comme nous l’avons évoqué, a fait grand bruit dans le milieu littéraire en 1926. Il explique ainsi dans Dieu et Mammon :

Je demeure persuadé que l’admirable et exceptionnelle réussite d’un roman comme celui de Bernanos,

Sous le soleil de Satan, tient précisément à cela que le saint qu’il nous montre n’est pas un véritable

saint : cette âme tourmentée, bourrelée, erre à l’extrême bord du désespoir. Ou peut-être cet abbé Donissan est-il si vous le voulez, un vrai saint ; mais alors Bernanos, obéissant à son instinct de romancier, a fini par découvrir, par mettre à jour ce prédestiné, la secrète fêlure, la déviation par quoi il se rattache, en dépit de ses vertus héroïques, à l’humanité pécheresse. 350

Peu après, Mauriac publie Les Anges noirs dans lequel le mal est incarné par une personne, Gabriel Gradère, ce qui n’était pas le cas dans ses autres romans. Il rédige par ailleurs des critiques très favorables sur Sous le soleil de Satan, puis, plus tard, sur Journal d’un curé de

campagne. On sait que Bernanos a toujours émis des réserves au sujet des romans de

Mauriac. Dans Un Mauvais rêve, se trouve une allusion à Thérèse Desqueyroux de Mauriac : « Je le disais l’autre jour à François Mauriac : les doigts de Thérèse Desqueyroux ont délié plus d’une main déjà serrée autour de la fiole fatale »351. Le roman de Mauriac aurait donc le mérite d’éviter les crimes réels par la force de l’évocation du crime fictif, mais la valeur même de la déclaration est relativisée par le fait qu’elle provienne du docteur Lipotte, un homme complètement disqualifié par Bernanos. Cette référence incite en tout cas à penser que Bernanos pense au personnage de Thérèse Desqueyroux lorsqu’il invente celui de Simone Alfieri.

D’autres déclarations de Bernanos révèlent une semblable ambiguïté. Dans un article de 1928 sur la jeunesse littéraire, il présente les personnages de Mauriac comme des repoussoirs (des « errants » et des « errantes »352) dans une univers dénué de spiritualité (l’ « effusion sexuelle ») et réductible à des « sornettes »353. Il explique en octobre 1925 que les personnages adolescents de Mauriac sont immatures par manque de profondeur spirituelle. Il

350

F. MAURIAC, Dieu et Mammon, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, op. cit., p. 818. 351 G. BERNANOS, Un Mauvais rêve, Œuvres romanesques, op. cit., p. 944.

352 G. BERNANOS, « Textes non rassemblés par Bernanos 1920-1928, Sur la jeunesse littéraire », Essais et

écrits de combat, tome I, op.cit., p. 1109.

353 Ibid.

lui reproche quelques mois plus tard de se complaire dans « les enchantements du péchés ». De la même façon, il dénoncera la superficialité du Diable au corps en la rapprochant des romans de Mauriac. Mais c’est dans un article intitulé « Spiritualisme et circonspection », paru dans Le Figaro le 4 février 1932, que Bernanos explique véritablement son point de vue sur les romans de Mauriac : « le désespoir charnel transpire comme l’eau dans un mur souterrain »354. Si la question du désespoir est commune à Bernanos et à Mauriac, elle n’est pas traitée de manière identique chez ces deux auteurs. Pour Bernanos, « l’origine du salut et du désespoir concerne toujours le salut (ou la damnation) des personnages […] [a]lors que chez Mauriac, le désespoir des personnages provient plutôt de leurs ressorts superficiellement psychologiques, affectifs […] »355.

Mauriac rend hommage à la forte présence du surnaturel dans les romans de Bernanos. Il reconnaîtra lui-même le caractère plus « affectif » de son christianisme. Dans Souvenirs

retrouvés, Mauriac dit qu’il s'inscrit dans la lignée « du Christ souffrant, du Christ à l’agonie.

Bernanos aussi était obsédé par l’agonie »356. De même le démoniaque est beaucoup plus affirmé chez Bernanos comme l’explique Mauriac dans les Mémoires intérieurs : « À ma connaissance, le Dostoïevski des Possédés et Georges Bernanos ont seuls, dans le roman, pressenti la vraie nature de cette fureur homicide que la créature retourne contre elle-même. Mais moi, je redoute ces sombres bords où m’entraine le personnage que j’imagine et dont je ne connais pas l’histoire »357. Mauriac ne considére pas, contrairement à de nombreux critiques, Monsieur Ouine comme un chef d’œuvre ; en revanche il concède que ce roman illustre l’aventure spirituelle qui « constituait pour [Bernanos] l’acte d’écrire » 358:

Dans Monsieur Ouine, nous nous débattons jusqu’à la fin en plein cauchemar sans y étreindre jamais (moi du moins) des créatures de chair. Il y restequ’avec une accablante puissance l’insoutenable vision s’y manifeste que le chrétien Bernanos avaut dy ibde, au moment où il ne lui restaitplus que de passer à la vie ternelle. Monsieur Ouine s’est d’abord appelé la Paroisse morte. À ses heures les plus noires, Georges Bernanos a-t-il vu la France comme un agglomérat de paroisses mortes ? Je me suis demandé parfois comment Péguy, qui a donné sa vie en pleine remontrée française, eût réagi à ce dont Bernanos fut le témoins, à la décadence précipitée de l’entre-deux guerres et à cette descente lugubre qui, depuis la Libération, ne s’est plus un seul jour interrompu. En fait, Monsieur Ouine est l’expession d’une douleur qui dépasse le drame français. Dans un monde où le discernement du mal et du bien semble presque perdu, Georges Bernanos s’est avacancé plus loin qu’aucun d’entre nous dans la connaissance de ce qu’est le mal – non pas le péché – mais le mal.359

354

G. BERNANOS, « Textes non rassemblés par Bernanos 1932-1939, Spirituelisme et circonpection », Essais

et écrits de combat, tome I, op.cit., p. 1237.

355 É. BENOIT, « Bernanos, lecteur critique de Mauriac », Mauriac lu par ses pairs, Caen, Lettres modernes Minard, 2007, p. 17.

356 F. MAURIAC, Souvenirs retrouvés, Entretiens avec Jean Amrouche, Paris, Fayard, 1981, p. 175. 357 F. MAURIAC, Mémoires intérieurs, Œuvres autobiographiques, op.cit., p. 563.

358 F. MAURIAC, Mémoires intérieurs, Œuvres autobiographiques, op.cit., p. 525. 359

Malgré cet article de 1932, Mauriac et Bernanos gardent des relations amicales. Mauriac soutient Bernanos dans son élection à l’Académie française, honneur que Bernanos refuse. Dans une lettre, Bernanos lui explique son refus et ajoute que malgré leur accord sur le fond, leurs vies ont pris une tournure trop différente pour se comprendre. Cette orientation différente semble être due à leurs opinions politiques360 mais surtout à la façon dont l’un et l’autre ont vécu la Première Guerre mondiale : Bernanos a passé du temps dans les tranchées, Mauriac, à la santé fragile, a limité son engagement dans les services de la Croix Rouge. Or, comme l’explique Éric Benoit :

C’est dans l’épreuve de la Première Guerre mondiale que s’enracine chez Bernanos la conception apocalyptique de l’Histoire, toujours à l’arrière-fond de l’œuvre romanesque (et des écrits de combat) et, partant, la conception mystique du devenir des personnages : dimensions non pas complètement absentes de l’œuvre de Mauriac mais incontestablement moins prégnantes chez lui. 361

Toutefois Bernanos termine sa lettre en disant qu’ils sont souvent comparés l’un à l’autre, ce qui leur permet de se retrouver unis.

Les années trente vont être celle de l’engagement pour Bernanos : il prend position contre la neutralité du Vatican lors de l’agression de l’Ethiopie par Mussolini, contre les évêques espagnols favorables à Franco. Il se dit à l’aise dans l’Église et ne craint pas de dire ce qu’il pense. En cela, il dit s’opposer à Mauriac qui est une âme inquiète. À la Libération, il critique la façon dont Mauriac s’accommode de divers aspects de la situation politique. Quelques mois plus tard, Bernanos critique de nouveau Mauriac en polémiquant contre les démocrates-chrétiens dont Mauriac est le porte-parole. Ce dernier va réagir contre ses attaques dans un article du Figaro en 1946 intitulé « La Tentation du dégoût » parce qu’il pense que Bernanos en est victime. Il dénonce dans cet article l’agressivité de Bernanos, son manque de nuances et son intransigeance à l’égard de toute nuance dans les positions politiques. Mauriac le met en garde contre la posture qu’il semble incarner depuis son retour en France : « Tenir un rôle, jouer un personnage furieux, c’est encore une imposture puisque c’est être hors de soi »362. Dans les dernières lignes, il justifie l’attitude de Bernanos en comparant son attitude à celle de Jésus s’élevant contre les pharisiens et les marchands du Temple.

Bernanos ne tarde pas à riposter dès le lendemain de la parution de l’article. Il affirme d’emblée répondre contre son gré : ce sont ses amis qui l’ont encouragé à le faire. Bernanos, dans cet article, radicalise ses attaques précédentes en accusant Mauriac de compromission

360 Bernanos est monarchiste, Mauriac est républicain

361 É. BENOIT, « Bernanos, lecteur critique de Mauriac », Mauriac lu par ses pairs, op. cit., p. 23. 362

avec le PC : il va jusqu’à comparer l’attitude de Mauriac à celle de Pétain lors de la collaboration. La polémique resurgit quelques mois plus tard lors du référendum de 1946 pour l’adoption de la Constitution. En effet, la Constitution découle d’une union entre la SFIO et le MRP qui s’est rallié au PC. Dans un article, Bernanos associe le MRP comme étant « le parti de M. Mauriac »363 et lui reproche de s’accommoder de cette Constitution. Les différents éléments de cette polémique se retrouvent résumés dans un article de deux pages dans Le

Figaro.

Ce désaccord politique va perdurer et, quelques mois avant sa mort, Bernanos écrit un article où il oppose la conception chrétienne de la pauvreté (une vertu évangélique) à sa conception marxiste (un mal qu’il faut anéantir). Il reproche aux démocrates – et donc à Mauriac – d’avoir la même conception que les marxistes. Ainsi, comme l’explique Éric Benoit : « Dans son attention de bourgeois envers le peuple, Bernanos décèle plutôt qu’un véritable amour un hypocrite opportunisme par réalisme politique, et finalement une attitude dupe des projets communistes de dictature du prolétariat »364. Ce climat de la bourgeoisie du Ralliement, Bernanos y voit aussi l’origine romanesque de Proust (et de son faux grand monde), de Gide et de Mauriac lui-même : « C’est bien finalement la même trahison du spirituel qui selon Bernanos est à l’origine de son différend avec Mauriac tant dans le domaine de l’univers politique que dans le domaine de l’univers romanesque »365. Tout cela n’a pas empêché Mauriac de prendre la défense de Bernanos près d’un an après sa mort. Il affirme que s’il y a eu de la haine envers Bernanos, c’est celle qui est à la base de la tendresse, qui naît de l’amour offensé, comme celui du Christ.