• Aucun résultat trouvé

PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 4. Les traits caractéristiques des personnages démoniaques Toujours dans une perspective classificatoire, il s’agit ici de présenter la recherche des Toujours dans une perspective classificatoire, il s’agit ici de présenter la recherche des

I. La désignation des personnages démoniaques

Le nom et les différentes désignations des personnages démoniaques sont des réduplications sémantiques qui constituent les premiers éléments de leur « être ». Mauriac, Green et Bernanos ont en commun d’avoir attaché une attention particulière à la dénomination de leurs personnages. Ils sont tous les trois particulièrement attentifs aux virtualités sémantiques des noms propres. Ainsi, évoquant au cours d’une conférence en 1942 les rêveries dans lesquelles son propre nom le jetait enfant, Green affirme que le « problème de l’appellation des êtres […] a gardé pour lui tout son intérêt »746. Yves Baudelle a montré dans une étude combien l’écrivain d’origine américaine était sensible aussi bien au sens des noms qu’à leur musicalité747. Bernanos lui aussi est réceptif aux sens et aux considérations phoniques des mots. Dans Monsieur Ouine, il fait dire au personnage éponyme : « Le mot même de bonheur – sa première syllabe de plomb, l’autre inachevée, béante – lui paraît sot. Celui de joie

743 « L’acteur intervient au niveau de la manifestation. Un récit a besoin d’un certain nombre d’actions pour fonctionner. L’acteur est l’instance chargée de les assumer. Défini comme « exécutant », incarnation anthropomorphe des rôles nécessaires au déroulement du récit, l’acteur est le concept qui se rapproche le plus de la notion de ‘personnages’ »(V. JOUVE, Poétique du roman, Paris, Armand Colin, Cursus, 2010, pp. 51-52). 744 P. HAMON, Le Personnel du roman, op. cit., p. 107.

745 Ibid

746 J. GREEN, « Mon premier livre en anglais », « Appendice IV : Conférences et discours », Œuvres complètes, tome III, op. cit., p. 1433.

747 Y. BAUDELLE, « L’onomastique chez Green », Julien Green au confluent de deux cultures, Besançon, Presses universitaires Franc-Comtoises, Paris, les Belles lettres, 2003.

l’enivre par il ne sait quoi de bref, de fulgurant, d’irréparable »748. En revanche, Mauriac semble attacher moins d’importance à la signification des noms propres : « [Il] paraît essayer les noms et choisit tardivement pour des raisons d’euphonie sans doute. Le choix définitif ne se fait le plus souvent qu’au moment de la dictée » 749 explique Jacques Petit. Toutefois, un certain flottement n’est pas forcément incompatible avec le choix « d’un domaine référentiel (ou bien d’un rythme ou d’une structure phonétique) assez précis »750. Charles Grivel affirme dans Production de l’intérêt romanesque, que « le nom de personne (dans le système linguistique du roman), bien qu’ « arbitraire », n'est cependant pas dépourvu de signification.[...]. Sa gratuité n’est qu’apparente, sa neutralité feinte »751. En effet, le nom du personnage transmet – en raison notamment de ses particularités « visuelles », « acoustiques », « articulatoires », « morphologiques »752 – de « nombreuses connotations qui entrent en résonance avec les autres composantes du système axiologique du roman »753. Il s’agira ici d’étudier la manière dont sont nommées les figures démoniaques, ainsi que la signification possible de ces noms en tentant d'établir des correspondances entre leur signifiant et les différents signifiés.

Le nom propre contribue à la construction du personnage, il est l’élément premier de cette construction : il établit « une vie fictionnelle, dans le réel et marque l’entrée dans la vie sociale »754 comme l’analyse Yves Reuter dans Le Personnage dans les récits. Il est aussi le point de convergence et de fixation de notions éparses, l’élément pivot de désignateurs indissociables qui se déroulent tout au long du récit. Roland Barthes met en évidence que le nom propre est lui aussi un signe qui s’offre à un déchiffrement d’une exceptionnelle richesse car « il est à la fois un « milieu » (au sens biologique du terme), dans lequel il faut se plonger, baignant indéfiniment dans toutes les rêveries qu’il porte, et un objet précieux, comprimé, embaumé, qu’il faut ouvrir comme une fleur »755. Le nom est souvent « un signe volumineux, un signe gros d'une épaisseur touffue de sens »756. Il fait sens dans le texte, le traverse,

748 G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1420.

749 J. PETIT, « Notes et variantes », Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, op. cit., p. 931. 750 J.S.T. GARFITT, « Clés pour Thérèse Desqueyroux : onomastique et calendrier liturgique », Présence de

François Mauriac, Travaux du Centre d’études et de recherches sur François Mauriac, actes du colloque de

Bordeaux, 10-12 octobre 1985, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1986, p. 209. 751

C. GRIVEL, Production de l’intérêt romanesque, Paris/La Haye, Mouton, 1973, p. 135. 752 C. GRIVEL, Production de l’intérêt romanesque, op. cit., p. 129.

753 F. WAGNER, « Perturbations onomastiques : l’onomastique romanesque contre la mimésis », Onomastique

romanesque, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 18.

754Y. REUTER, Le Personnage dans les récits, Centre régional de documentation pédagogique de Clermont-Ferrand, C.R.D.P., 1988, p. 54.

755 R. BARTHES, « Proust et les noms », Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, Points, 1972, p. 122. 756

l’organise : comme tel, « il peut se prêter à une véritable analyse sémique »757. Accorder un nom à un personnage se révèle un acte conscient qui répond aux intentions de l’auteur. En effet, comme le remarque Roland Barthes dans son étude sur les noms proustiens :

Le nom propre est un signe, et non, bien entendu, un simple indice qui désignerait, sans signifier [...] Comme signe, le nom propre s'offre à une exploration, à un déchiffrement [...] c'est un signe volumineux, un signe toujours gros d'une épaisseur touffue de sens, qu'aucun usage ne vient réduire, aplatir, contrairement au nom commun, qui ne livre jamais qu'un de ses sens par syntagme. 758

Il explique alors que « lorsqu’un écrivain invente un nom propre, il est en effet tenu aux mêmes règles de motivation que le législateur platonicien lorsqu’il veut créer un nom commun ; il doit, d’une certaine façon, « copier » la chose, et comme c’est évidemment impossible, du moins copier la façon dont la langue elle-même a créé certains de ses noms »759. Philippe Hamon, quant à lui, définit ainsi le personnage : « Un signifiant discontinu renvoyant à un signifié discontinu »760. Donc, le lecteur aurait à déchiffrer à partir d’un signifiant les différents signifiés possibles pour percevoir « le programme de comportement et d’acte » du personnage une fois son nom énoncé. En effet, la nomination du personnage est un acte « d’onomatomancie, c'est-à-dire, l’art de prédire, à travers le nom, la qualité de l’être ».761 Les noms possèdent aussi une sonorité, qu’il convient de ne pas négliger car s’ils n’ont pas de sens762, l’écriture, nous allons le voir, peut mettre en évidence la ressemblance des signifiants et suggérer un rapprochement de signifiés.

Les noms des personnages démoniaques sont souvent à mettre en rapport avec leur comportement. On observe en effet que Bernanos, Mauriac et Green choisissent les noms des figures démoniaques moins pour leur souci de vraisemblance réaliste que pour leur signification. Monique Gosselin a mis l’accent sur cette quête du nom juste chez Bernanos, en soulignant ses sources mystiques et chrétiennes : « Le nom est celui que Dieu profère en toute connaissance de cause, et qui synthétise l’être et la parole car Dieu est la parole qui convoque à l’existence »763. Pour mieux appréhender les enjeux de la dénomination chez Bernanos, Mauriac et Green, il convient de rappeler que dans la culture judéo-chrétienne, les noms et

757 R. BARTHES, « Proust et les noms », Le Degré zéro de l'écriture, op.cit., p. 125. 758

Ibid. 759

R. BARTHES, « Proust et le nom», Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 127.

760 P. HAMON, Pour un statut sémiologique du personnage, R. BARTHES, W. KAYSER et al., Poétique du

récit, Paris, Seuil, 1977.

761

M. MOLHO, Le Personnage en question, Toulouse, S.E.L. IVe COLLOQUE, Travaux de l'Université de Toulouse, 1984, p. 88.

762 C’est le cas particulièrement des noms propres.

763 M. GOSSELIN, L’Écriture du surnaturel dans l’œuvre romanesque de Georges Bernanos, tome II, Aux Amateurs de livres, 1989, p. 791.

désignations ont une importance considérable. Pour les Hébreux, en effet, le nom propre de Dieu, YHWH, est sacré et ne peut être prononcé en dehors de l’enceinte du temple. On retrouve chez Mauriac cette importance du nom de Dieu qui peine à se dire de manière explicite. Dans Ce qui était perdu, Irène au moment de mourir, appelle enfin « cet amour par son nom, qui est au-dessus de tout nom »764. Une scène identique se retrouve dans le Nœud de

vipères à la fin du roman : « Je ne trouvais pas le mot que je cherchais. Ce qui m’étouffe, ce

soir, en même temps que j’écris ces lignes, ce qui fait mal à mon cœur comme s’il allait se rompre, cet amour dont je connais enfin le nom ador… »765.

La dénomination est aussi sacrée car c’est sous le commandement de Yahvé que, dans le récit de la Genèse, Adam donne des noms « à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages»766 et qu’un peu plus loin, il appelle sa compagne « femme ». Dans de nombreux passages de la Bible, les serviteurs de Dieu sont aussi renommés et à chaque fois la nouvelle dénomination est significative. Simon le pêcheur devient par exemple l’apôtre « Pierre »767, c’est-à-dire le rocher sur lequel se bâtira l’Église des premiers chrétiens. Cette importance de la dénomination a été transmise au christianisme. Dans de nombreuses communautés les moines ou moniales changent de nom quand ils font leurs vœux perpétuels. Nommer, pour un chrétien, n’est donc pas un acte insignifiant et l’on comprend donc d’autant mieux la révolte de Bernanos face à ceux qui profanent les mots. L’écrivain souhaite redonner aux mots leur sens primordial : « Je désirais simplement [...] fixer ma pensée [...] sur un homme surnaturel dont le sacrifice exemplaire, total, nous restituerait un par un chacun de ces mots sacrés dont nous craignions d’avoir perdu le sens »768.

Aussi « le nom est l'image verbale de la personne » et « il la caractérise autant que son image physique »769. Comme nous allons le voir, la sonorité, l’étymologie et l’éventuelle signification du nom constituent autant d'éléments significatifs et connotés. Jean-Marie Domenach écrit à ce propos : « Est-il un mot qui s’applique à l’homme sans porter sa part de destin ? Mon patronyme d’abord, et puis tel éloge ou telle injure qui m’a atteint, ou encore une devise que je me suis donnée, jeune, ou un axiome que j’ai recueilli de mes parents.

764 F. MAURIAC, Ce qui était perdu, Œuvres romanesques et théâtrales, tome II, op. cit., p. 341. 765 F. MAUIAC, Le Nœud de vipères, Œuvres romanesques et théâtrales, tome II, op. cit., p. 526. 766

Gn 2 : 20 767 Marc 3 :16

768 G. BERNANOS, « Interview de 1926 par Frédéric Lefèvre », Essais et écrits de combat, tome I, op.cit.,, p. 1043.

769

Constamment nous sommes « appelés » par des mots. Le langage est un instrument forgé pour moi par d’autres – aliénation native qui ne surmonte pas »770.

La place importante qu'occupent les noms, et aussi les prénoms, dans les œuvres de Bernanos, Mauriac et Green se manifeste peu dans les titres des récits. En effet, seuls six romans portent comme titre le nom d’un personnage qui est d’ailleurs souvent celui du protagoniste démoniaque : Adrienne Mesurat de Green, Thérèse Desqueyroux, Thérèse à

l’hôtel, Thérèse chez le docteur de Mauriac, Monsieur Ouine de Bernanos. En revanche,

l’importance accordée aux noms est perceptible dans le fait que le nom du personnage – et particulièrement celui du personnage démoniaque – est toujours précieux. En effet, le nom du personnage est pour celui qui le détient un bien inestimable., Dans Minuit, Élisabeth est véritablement comblée lorsqu’elle apprend le prénom de Serge :

Vous savez que nous ne sommes pas seuls chuchota-t-elle.

- Mon enfant, vos ne m’apprenez rien, répondit M. Bernard. C’est de Serge que vous voulez parler ? - Je ne sais comment s’appelle ce…monsieur, fit la sournoise qui tremblait d’émotion comme si le simple fait de savoir son nom livrait ce jeune homme entre ses mains. 771

Le nom du personnage démoniaque agit déjà de manière maléfique sur la jeune fille. Dans Le

Désert de l’Amour de Mauriac, Raymond Courrèges connaît le nom de Maria Cross qui est

« fameux »772. Le nom a donc une puissance invocatrice très forte car il désigne le péché dont l’être démoniaque est coupable : « Me nommer, c'est peut-être le perdre...Mais n'est-ce pas mon devoir de l'éloigner ? »773 pense Maria Cross. Quand Raymond apprend le nom de la jeune femme, il est surpris d’enfin poser un visage sur ce nom : « Maria Cross... c’était elle qui le dévorait des yeux maintenant... Il l’aurait crue plus grande, plus mystérieuse. Cette petite femme en mauve, c’était Maria Cross »774. On retrouve une scène identique dans La

Fin de la nuit de Mauriac entre Georges Filhot et Thérèse Desqueyroux : « Depuis tant

d’années, elle savait ce qui apparaissait sur les figures des gens de Saint-Clair et d’Argelouse au simple énoncé de son nom : une curiosité avide ».775 De même dans Le Fleuve de feu, Daniel ne cesse de répéter le nom de la femme démoniaque : « Il détachait chaque syllabe de ce nom et de ce prénom : Gisèle, Gisèle de Plailly – comme s’ils eussent du ouvrir il ne savait quelle porte »776.

770 J-M DOMENACH, Le Retour du tragique, Paris, Seuil, Points Sciences humaines, 1973, p. 36. 771 J. GREEN, Minuit, Œuvres complètes, tome II, op. cit.,p. 565.

772

F. MAURIAC, Le Désert de l’amour, Œuvres romanesques et théâtrales, tome I op. cit.,, p. 793. 773 Ibid.

774 F MAURIAC, Le Désert de l’amour, Œuvres romanesques et théâtrales, tome I, op. cit., p. 796. 775 F. MAURIAC, La Fin de la nuit, Œuvres romanesques et théâtrales, tome III, op. cit., p. 117. 776

Le nom du personnage démoniaque devient véritablement objet de vénération, ce qui donne lieu à un véritable processus de « possession » de la personne à travers l’appropriation de son nom. Et seul le nom permet si ce n’est de posséder, du moins d’accéder à ces personnages démoniaques qui sont le plus souvent insaisissables. L’un des cas les plus remarquables est celui de Guéret, dans Léviathan de Julien Green, qui n'est pas nommé au début du roman : il est appelé « l’homme », « l’inconnu », le « nouveau client ». Le troisième chapitre est ainsi entièrement centré sur la quête du nom de cet « inconnu » par Mme Londe. L’importance accordée aux noms de ces êtres démoniaques met en évidence le pouvoir qu’ils possèdent sur les autres. Le paroxysme est atteint dans Destins, un roman dans lequel Mauriac fait du nom de son personnage démoniaque principal, Bob Lagave, une antonomase : « II est célèbre notre voisin ! Un jour, j’ai entendu un de mes camarades dire en parlant d’un autre : « Enfin, c’est une espèce de Bob Lagave ». Mais non, pauvre maman, une sainte femme comme toi ne peut pas comprendre ce que cela signifiait »777. Le nom véritable – et particulièrement celui du personnage démoniaque – détient donc un pouvoir qui relève de Dieu.