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PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 4. Les traits caractéristiques des personnages démoniaques Toujours dans une perspective classificatoire, il s’agit ici de présenter la recherche des Toujours dans une perspective classificatoire, il s’agit ici de présenter la recherche des

B. Des êtres mi-hommes mi-bêtes

Pour Bernanos, Mauriac et Green, le péché est d’abord une bête que les pécheurs « pressent sur leurs poitrines déchirées, par une erreur hideuse »934. L’image animale est le signe de dégradation de l’homme, elle est une illustration de cette « morose nostalgie de l’abandon total, et d’une définitive liquidation de soi-même »935. L’une des représentations traditionnelle du diable est d’ailleurs sous sa forme mi-homme mi bête. On retrouve ainsi dans l’aspect physique des personnages démoniaques la difformité mais aussi la division, la séparation qui sont les caractéristiques essentielles du diable. La majorité des personnages démoniaques sont comparés à des animaux. Comme l’écrit Pierre-Paul Delvaux, l’ « image animale est le signe de la dégradation de l’homme et de son exil de son extériorité : l’homme a renié sa liberté et privilégié la dimension inférieure de son être »936. L’homme revêt différentes formes animales, partiellement ou totalement, selon l’intensité de sa chute :

L’identité avec la bête du corps séparé de l’âme n’est point limitée par des formes. Autrement dit, ce n’est pas seulement son apparence bestiale qui fait de l’homme une bête. Ce qui est pire, c’est que l’être se réduisant à son corps mortel et par là la différence entre l’être humain et l’être animal devenant nulle, on se livre inévitablement à une activité bestiale, on se comporte exactement comme une bête. 937

La bête représente « l’autre en soi »938, c’est-à-dire l’émergence démoniaque car la principale caractéristique de la bête est son indifférence à tout, son insensibilité. En effet, « son âme et son corps étant désunis par un divorce essentiel, elle est à jamais séparée des autres et d’elle-même, c’est-à-dire de tous les moyens qui feraient d’elle un être vivant »939.

Souvent Bernanos, Mauriac et Green ne mentionnent pas un animal précis mais évoquent l’allure ou l’attitude des animaux de manière générale. Arlette, l’antiquaire du

934

G. BERNANOS, La Joie, Œuvres romanesques, op. cit., p. 603. 935

G. BERNANOS, L’Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., p. 315.

936 P-P. DELVAUX, « Le mal et ses personnages », Les Ténèbres : structure et personnages, Études

bernanosiennes n° 15, Paris, Revue des lettres modernes, 1974, p. 35.

937

T. YUCEL, « Le bestiaire de Bernanos », Autour de Monsieur Ouine (2), Études bernanosiennes, n°10, Paris, Revue des lettres modernes, 1969, p. 149.

938 M. GOSSELIN, L’Écriture du surnaturel dans l’œuvre romanesque de Georges Bernanos, tome I, op. cit., p. 344.

939

Malfaiteur de Julien Green, a des yeux « d’un animal »940 et s’agite « dans sa robe noire avec des mouvements qui rappelaient ceux d’un animal »941. Bob Lagave dans Destins de Mauriac ressemble à un « animal frôleur et qui mendie les caresses, moins douces que celles dont lui-même possède la science »942. Cette sensualité se retrouve chez Serge dans Minuit de Julien Green qui renifle les cheveux d’Élisabeth avec « un souffle gourmand d'animal »943. De même, pour Steeny, dans Monsieur Ouine de Bernanos, Miss est « aussi souple qu’une bête »944. Le jeune garçon la voit avec « une muselière d’acier à son perfide petit museau »945 Si ces comparaisons animalières suggèrent une certaine sensualité, elles mettent aussi en relief l’aspect sauvage, instinctif des personnages démoniaques. Ainsi, dans Le Désert de

l’amour, Maria Cross a une « face étrange, à la fois intelligente et animale, ou, la face d'une

bête merveilleuse, impassible, qui ne connait pas le rire »946. Dans certains cas, cet aspect bestial souligne la bêtise, le ridicule du personnage démoniaque. Dans Léviathan de Julien Green, Mme Londe accroupie « fait songer à un gros animal qui souffle tristement sous la porte de sa prison. […]. Enorme et luisante dans sa gaine de serge lustrée, sa croupe immobile insultait aux derniers rayons du jour »947. On retrouve le même aspect ridicule chez Eustache Croche, le faux magicien dans Varouna de Green : il est en effet « d’une laideur étonnante avec [ses] cils roux et [ses] prunelles de chat-huant. [Il est] fait à peu près comme une batte d'Arlequin, et fagoté comme un singe qu'on montre à la foire ; enfin toute [sa] personne maltraite la vue et l’on n’approche de [lui] qu’en se bouchant le nez »948. Ce ridicule confine à l’humiliation pour l’abbé Cénabre dans L’Imposture : « Sa misère était totale. De reprendre conscience dans cette posture d’animal supplicié ne l’humiliait même plus, ou c’était cette humiliation qui suit la volupté : un sinistre détachement de soi-même »949.

Les images animales sont parfois plus précises, nous permettant de réaliser un bestiaire des animaux auxquels les personnages démoniaques sont comparés. En effet, les personnages démoniaques sont assimilés à certains animaux, et notamment à des bêtes sauvages, serpents, animaux domestiques, rongeurs et insectes. Dans Le Malfaiteur de Julien Green, Ulrique est comparée à un cheval : « Pourtant elle a fini par devenir son nom, elle en a

940 J. GREEN, Le Malfaiteur, Œuvres complètes, tome III, op. cit., p. 349. 941

J. GREEN, Le Malfaiteur, Œuvres complètes, tome III, op. cit., p. 350. 942

F. MAURIAC, Destins, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome I, op. cit., p. 115. 943 J. GREEN, Minuit, Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 570.

944 G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1350. 945

G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1385.

946 F. MAURIAC, Le Désert de l’amour, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome I, op. cit., p. 771. 947 J. GREEN, Léviathan, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 703.

948 J. GREEN, Varouna, Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 773. 949

fait quelque chose qui est elle-même, le hennissement d'une cavale en rut »950. Le cheval fait écho aux cavaliers de l’apocalypse et c’est d’ailleurs sous les traits d’un cavalier que Green représente le diable dans Varouna. Abaddon est en effet un cavalier mystérieux dont le cheval se nomme « Schahor »951 : « Holà ! Schahor, cagnard ! Haridelle du diable »952. Le cheval noir est symbole de la mort : « Noirs sont aussi le plus souvent ces coursiers de la mort, dont la chevauchée infernale poursuivit longtemps les voyageurs égarés, en France comme dans toute la chrétienté »953. Ce cavalier, qui provoque des tempêtes, disparaît et apparaît comme par magie, tue une femme et veut attirer à lui un enfant innocent, n’est pas sans rappeler les cavaliers de l’Apocalypse : « Cependant le cavalier approchait. Il était enveloppé dans un manteau blanc rapiécé d’écarlate dont il se cachait la figure jusqu’aux yeux. Pour sa monture, elle était si noire que lorsqu’elle passait dans l’ombre on ne la voyait plus et que le manteau blanc et rouge semblait voler au-dessus du sol » 954. Le cheval « est donc perçu comme un animal particulièrement puissant, qui a aussi un caractère fantastique »955. On retrouve cela dans Sous le soleil de Satan où le maquignon est lui aussi incarnation de Satan : « il prit au hasard un caillou du chemin, le leva vers le ciel entre ses doigts, prononça les paroles de consécration, qu’il termina par un joyeux hennissement »956 . Le motif du cheval entre ici en convergence avec celui du rire sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Dans L’Imposture de Bernanos, Guérou lui aussi est apparenté à un cheval : « C’est alors que cet homme singulier donna les premiers signes de lassitude, et la publication d’un second livre assomma ses thuriféraires, fit le vide autour de lui. Sur la foi de sa gourmandise, de son franc rire dont personne n’avait encore noté le hennissement, on l’avait tenu pour un amuseur inépuisable en malices et facéties, et il se dénonçait soudain ».957

Le serpent, incarnation animale du démon, se retrouve souvent dans les portraits de personnages démoniaques. C’est particulièrement le cas chez Mauriac où les images du serpent qui hantent ses romans sont là pour suggérer « la dimension satanique de ses personnages »958. Ces images sont particulièrement nombreuses dans Le Nœud de vipères où Louis évoque sa hargne d’enfant féroce, son comportement animal : « je commençais à

950

J. GREEN, Le Malfaiteur, Œuvres complètes, tome III, op.cit., p. 320. 951

« Schahor » signifie « noir » en hébreu.

952 J. GREEN, Varouna, Œuvres complètes, tome II, op.cit., p. 668.

953 J. CHEVALIER, A. GHEERBRANT, article « cheval », Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 226. 954

J. GREEN, Varouna, Œuvres complètes, tome II, op.cit., p. 651.

955 P. MARTIN-VALAT, Symboles bibliques en littérature, Paris, Cerf, 2006, p 70. 956 G. BERNANOS, Sous le soleil de Satan, Œuvres romanesques, op. cit., p. 178. 957 G. BERNANOS, L’Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., p. 426.

958

courir »959, « j’étais atroce »960. Puis, plus loin il décrit son cœur comme celui d’une vipère où grouillent les pensées immondes : « mon cœur, ce cœur de vipères : étouffé sous elles, saturé de leur venin, il continue de battre au-dessous de ce grouillement. Ce nœud de vipères qu’il est impossible de dénouer, qu’il faudrait trancher… Curieusement, l’abbé Ardouin n’y échappe pas, passagèrement »961. Dans Les Anges noirs, de nombreuses allusions au reptile font référence à Gabriel Gradère : « Le reptile à l’abri, maintenant, et réchauffé, dardait de nouveau sa petite tête casquée d’argent au-dessous des couvertures. Il réagissait violemment au mépris de Mathilde »962. Dans Le Visionnaire de Green, Mme Georges appelle Manuel « fils de vipère »963 : cette femme a perçu la dimension démoniaque de ce garçon, pourtant considéré par un saint dans son entourage. Le serpent suggère la malice du personnage, ainsi Ganse considère le jeune Olivier comme « une petite vipère »964. Dans Monsieur Ouine, c’est la sulfureuse Ginette qui est comparée à un serpent : « Méfie-toi, mon homme, dit-il. Elle a du venin »965. Il en est de même pour Miss : « Elle tourne lentement vers lui des yeux mi-clos. Son mince visage aux traits obliques est comme tiré vers la bouche, en sorte que sa petite tête triangulaire ressemble assez à celle d’un serpent »966. Ces deux femmes incarnent à bien des égards la corruption de la chair : Miss est une ancienne prostituée, Ginette, une femme qui se donne à tous les hommes de Fenouille. L’héroïne de Mauriac, Thérèse Desqueyroux, est elle aussi une femme-serpent si l’on considère qu’elle est – et restera – dans l’œuvre de Mauriac une empoisonneuse. Le mal est toujours ce poison qui apporte la mort – si ce n’est physique du moins psychologique : « Je vous empoisonne, vous aussi »967 dit Thérèse à Georges Filhot dans La Fin de la nuit.

Le motif du poison, du venin se retrouve dans Sous le soleil de Satan où Mouchette est appelée « la belle fleur pleine de venin »968. La métaphore, qui rappelle les « fleurs du mal » baudelairiennes, insiste sur le caractère antithétique de Mouchette. En effet, la jeune fille, contrairement aux apparences, va se révéler extrêmement dangereuse. La métaphore de la « belle fleur pleine de venin » peut également être appliquée à la communauté des pécheurs dans le roman. Le serpent est apparenté au Léviathan dans la Bible, notamment dans le Livre

959 F. MAURIAC, Le Nœud de vipères, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, op. cit., p. 394. 960

F. MAURIAC, Le Nœud de vipères, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, op. cit., p. 395. 961

F. MAURIAC, Le Nœud de vipères, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, op. cit., p. 460 962 F. MAURIAC, Les Anges noirs, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome III, op. cit., p. 325. 963 J. GREEN, Le Visionnaire, Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 360.

964

G. BERNANOS, Un Mauvais rêve, Œuvres romanesques, op. cit., p. 916. 965 G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1414. 966 G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1443.

967 F. MAURIAC, La Fin de la nuit, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome III, op. cit., p. 152. 968

d’Isaïe où il est nommé « serpent »969, ce que l’on retrouve également dans la description de Job 970. Pour Green, qui donne le titre de Léviathan a un de ces romans, le monstre biblique est la « figure du démon qui n’a pu être vaincu par aucun homme, mais par le seul Rédempteur de tous les hommes »971. Cette bête sauvage qui parcourt le roman se retrouve dans chaque personnage, à la fois bourreau et victime, prédateur et proie : « Après des années de mariage, elle était encore comme une bête »972. Les acteurs de ce drame sont tous des monstres. Enfin, le plus démoniaque des personnages bernanosiens, M. Ouine, voudrait se voir selon Steeny « comme un serpent qui fascine une grenouille »973. L’ancien professeur de langue se dit lui-même être « un serpent tranché par la bêche et qui cherche désespérément à réunir les deux tronçons »974. Cette image suggère la dimension démoniaque du personnage, ainsi que sa nature incomplète, dissociée et donc monstrueuse.

D’autres personnages démoniaques sont comparés à des animaux moins impressionnants que les chevaux ou les reptiles. On trouve de nombreuses comparaisons avec de petits animaux, nuisibles et féroces qui « suce[nt], sape[nt], ronge[nt], infecte[nt] comme le cancer »975. On retrouve cela chez Saint-Marin dans Sous le soleil de Satan, lui aussi comparé à un rongeur976. Bernanos compare d’ailleurs dans Monsieur Ouine, le péché à un rat :

[…] [L]e rongeur industrieux multiplie ses digues, fouille, creuse, déblaie, surveille jour et nuit le niveau de l’eau perfide. Douceur, douceur, douceur. À la plus légère ombre suspecte sur le miroir tranquille, la petite bête dresse son museau délié, quitte la rive, rame de la queue et des pattes jusqu’à l’obstacle et commence à ronger sans bruit, assidue, infatigable. 977

Le péché est une force de corruption d’autant plus redoutable qu’elle paraît insignifiante, tel un parasite. La voracité est aussi ce qui caractérise Gisèle de Plailly dans Le Fleuve de feu de Mauriac : « sa mâchoire un peu forte mordait bestialement dans le pain sans que le regard fixe et comme abruti se détourne d'un point de l’espace »978.

969 Isaïe 27 : 1 970 Job 41

971 J. GREEN, Julien, J. MARITAIN, Une grande amitié, 1926-1972, lettre du 9 novembre 1928, Paris, Plon, 1979, p. 54.

972

J. GREEN, Léviathan, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p.709.

973 G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1548. 974 Ibid.

975

M-L CHENERIE, Pour un bestiaire de Bernanos 2, Paris, Lettres modernes, Archives des Lettres modernes 1973, p. 6.

976 G. BERNANOS, Sous le soleil de Satan, Œuvres romanesques, op. cit., p. 298. 977 G. BERNANOS, Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, op. cit., pp. 1351-1352. 978