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PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 1. Transmission, filiation et modèles du démoniaque

A. Le diable chez Baudelaire

Pour Baudelaire, Satan n’est pas « un personnage au sens de personne mise en action dans une œuvre dramatique ou littéraire »188. Ainsi, le diable n’est pas extérieur à lui car le poète éprouve la présence du diable au plus profond de lui-même : « il le sent si intimement mêlé à lui, qu’on ne sait plus si c’est le démon qui nage autour de lui ou lui qui baigne dans le démon »189 comme l’explique Max Milner. Avec Baudelaire, le mythe de Satan s’intériorise complètement, la présence démoniaque devenant éminemment intrinsèque : « Serré, fourmillant comme un million d’helminthes, / Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons »190. On trouve dans son recueil le terme de « démons » employés plusieurs fois et le plus souvent au pluriel. En comparaison, le terme de « diable » est employé cinq fois, majoritairement avec une majuscule, faisant référence à « Satan », employé aussi cinq fois, si l’on excepte les « Litanies de Satan » où le nom de l’archange déchu revient tout au long du poème. En revanche, l’adjectif « satanique » est employé deux fois alors qu’on ne trouve aucune occurrence des adjectifs « diabolique » ou « démoniaque ». Les « démons » sont employés pour désigner les mauvais esprits qui s’insinuent dans l’homme. En effet, le mal s’immisce dans la vie des humains avec une obstination à toute épreuve : Baudelaire considère Satan comme un tentateur. Selon le poète, c’est lui qui est à l’origine des fautes et des péchés humains. Comme il l’explique dans son poème « Le Mauvais vitrier », la véritable responsabilité du mal incombe « aux démons malicieux qui se glissent en nous, et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés »191. La vision du diable de Baudelaire est toutefois différente de celle de la tradition romantique : il la traite en effet sous une dominante négative.

Ainsi, le premier poème des Fleurs du Mal s’ouvre avec une énumération de péchés qui « occupent nos esprits et travaillent nos corps »192. Le poète dévoile dans ce poème l’empire du mal et de Satan sur l’humanité : « C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent [...] / Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas, / Sans horreur à travers des ténèbres qui puent »193. Pour Baudelaire, l’ennui est véritablement un péché, il s’inscrit dans la tradition chrétienne qui faisait de l’acedia le plus grave de tous les péchés : « Dans la

188 M. MILNER, Le Diable dans la littérature de Cazotte à Baudelaire, op. cit, p. 835. 189

Ibid.

190 C. BAUDELAIRE, « Au lecteur », Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, op. cit., p. 5.

191 C. BAUDELAIRE, « Le Mauvais vitrier », Le Spleen de Paris, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 286. 192 Ibid.

193

ménagerie infâme de nos vices, / Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde! / Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes, ni grands cris, / Il ferait volontiers de la terre un débris/Et dans un bâillement avalerait le monde. / C'est l’Ennui ! »194. Cette action destructrice de l’ennui « n’est pas seulement un engourdissement, une stupeur, une aspiration inassouvie, mais un refus de participer à l’être, Baudelaire le rattache nettement dans « La Destruction » à une « influence diabolique »195. Le motif de l’ennui est lié à celui du temps qui est « L’Ennemi » par excellence pour le poète : « – Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie »196 Cette profonde révélation appartient à « l’automne des idées », lorsque « ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage »197. Le temps est donc perçu comme un corrupteur : « Souviens-toi que le Temps est un joueur avide / Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi. / Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi ! / Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide »198. De lui naît le néant qui gagne le cœur de celui qui s’ennuie. Le voyage, motif que l’on retrouve particulièrement chez Mauriac et Green, ne sert pas à grand-chose, sinon à se fuir : « Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ; / Pars, s’il le faut. L’un court, l’autre se tapit / Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste, / Le Temps ! »199.

Comme l’explique Antoine Compagnon, Baudelaire met toujours une majuscule à mal, comme dans le titre Les Fleurs du Mal, « pour insister sur la valeur théologique du terme, c’est-à-dire le péché originel »200. Pour lui, c’est la nature entière qui participe du péché originel, comme il l’écrit dans une lettre adressée à Alphonse Toussenel le 21 janvier 1856 : « Toutes les hérésies auxquelles je faisais allusion tout à l'heure ne sont, après tout, que la conséquence de la grande hérésie moderne de la doctrine artificielle substituée à la doctrine naturelle – je veux dire la suppression de 1’idée du péché originel. Aussi la nature entière participe du péché originel »201. La notion de péché originel, qui fait clairement référence à la sexualité, met en avant une nature corrompue, soumise à l’appel de la chair. La dualité démoniaque marque la distinction présente entre corps et esprit, survenue suite à la chute de l’homme. La nature est soumise au pouvoir de Satan et témoigne de sa présence. Dans « Mon cœur mis à nu », il explique qu’il y a « deux postulations simultanées dans l’homme –l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en

194

C. BAUDELAIRE, « Au lecteur », Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 6. 195

M. MILNER, Le Diable dans la littérature de Cazotte à Baudelaire, op. cit., p. 864.

196 C. BAUDELAIRE, « L’Ennemi », Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 16. 197 Ibid.

198

C. BAUDELAIRE, « L’Horloge », Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 81. 199 C. BAUDELAIRE, « Le Voyage », Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 133. 200 A. COMPAGNON, Baudelaire devant l’innommable, Presses Paris Sorbonne, 2003, p. 13.

201 C. BAUDELAIRE, Correspondances, tome I (1832-1860), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, pp. 335-337.

grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre »202. Ces deux postulations s’impliquent et se conditionnent mutuellement.

Baudelaire découvre dans l’homme un esprit diabolique et pervers, comme le montre son attrait pour le comique et le rire203. Pour le poète, le rire est satanique et compte parmi les conséquences de la chute originelle : « Le rire vient de l’idée de sa propre supériorité, idée satanique s’il en fût jamais ! Orgueil et aberration ! »204. Pour lui, tout ce qui est naturel est corrompu, vicié par la chute originelle. Il impute au Démon tous nos appétits naturels et nos plaisirs de chair et d’esprit. Par l’étrange Alchimie de la douleur, le poète devient « l’égal de Midas, / Le plus triste des alchimistes » et « change l’or en fer / Et le paradis en enfer » 205. Il définit le diable comme la personnification de la beauté et de la virilité : « […] le plus parfait type de Beauté virile est Satan – à la manière de Milton », lit-on dans Fusées206.

Mais le poète n’identifie pas seulement Satan à tout ce qui est beau mais aussi avec tout ce qui est bon, gai, heureux et intelligent. Son adoration du Démon se retrouve dans « Les litanies de Satan » qui est une prière au diable, de même que le poème « Abel et Caïn » qui se termine par la résolution suivante : « Race de Caïn, au ciel monte, / Et sur la terre jette Dieu »207. C’est l’injuste partialité du Créateur qui est visée par Baudelaire dans ce poème. Le point culminant de la révolte se retrouve dans la parodie des formules liturgiques qui scandent « Les Litanies de Satan » :

toi, le plus savant et le plus beau des Anges, Dieu trahi par le sort et privé de louanges : Ô Satan prends pitié de ma longue misère ! Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort, Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort, Ô Satan prends pitié de ma longue misère! Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, Guérisseur familier des angoisses humaines, Ô Satan prends pitié de ma longue misère ! Toi qui, même au lépreux, aux parias maudits,

202

C. BAUDELAIRE, « Mon Cœur mis à nu », Journaux intimes, Œuvres complètes, tome I, op. cit., pp. 682-683.

203 Nous reviendrons sur ce motif ultérieurement. 204

C. BAUDELAIRE, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Critiques d’art,

Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèques la Pléiade, 1976, p. 530.

205 C. BAUDELAIRE, « Alchimie de la douleur », Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, tome I, op. cit.,p. 77. 206 C. BAUDELAIRE, « Fusées », Journaux intimes, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 658.

207

Enseignes par amour le goût du Paradis. 208

L’image du Satan romantique est assez complète : comme un titan civilisateur, il apprend aux humains « à mêler le salpêtre et le soufre »209 et entretient chez les filles « l’amour des guenilles »210. En tant que déclencheur du péché originel, il y est associé à l’« Arbre de Science »211, dont les rameaux formeraient un jour « un Temple nouveau »212. Il serait « Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère / Du Paradis terrestre a chassés Dieu le Père »213, donc il partage avec l’humain la chute, la révolte et la nostalgie – la triade révélatrice de la condition

démoniaque. Dans « Le Reniement de saint Pierrre », Dieu est considéré comme un tyran

sanguinaire, « gorgé de viande et de vins »214, et son fils, le Dieu crucifié, est dépeint comme une victime pitoyable. Pour autant, le poète n’est pas un vrai révolté : « il ne cherche pas à détrôner Dieu pour mettre à sa place, car il ne lui resterait alors personne qui puisse le maudire et l’essentiel pour lui n’est pas tellement de maudire que d’être maudit »215.

Dans Les Fleurs du Mal, la présence de Satan se manifeste particulièrement dans l’amour qui « gît dans la certitude de faire le mal »216. On le remarque particulièrement dans la manière dont il animalise la femme qu’il fait descendre à l’état bestial comme le montrent les appellations telles « Minette, minoutte, minouille, mon chat, mon loup, mon petit singe, grand singe, grand serpent, mon petit âne mélancolique »217. Il fait ainsi de la femme la « reine des péchés » dont la nature même lui apparaît diabolique : « L’éternelle Venus (caprice, hystérie, fantaisie) est une des formes séduisantes du diable »218. La femme chez Baudelaire est plus proche de l’homme que de l’animal et le poète exprime la nature formellement diabolique en transcrivant les paroles d’Alvare dans Le Diable amoureux : « O mon cher Belzébuth, je t’adore »219. Le poète attribue à Satan le rôle de l’éternel tentateur et à la femme celui d’instrument de la tentation. « L’avertisseur » accuse « l’insupportable vipère » ou le « Serpent jaune, / Installé comme sur un trône » dans le cœur de « tout homme digne

208

C. BAUDELAIRE, « Les Litanies de Satan », Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, tome I, op. cit., pp. 123-124.

209 C. BAUDELAIRE, « Les Litanies de Satan », Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 125. 210 Ibid. 211 Ibid. 212 Ibid. 213 Ibid.

214 C. BAUDELAIRE, « Le Reniement de saint Pierre », Les Fleurs du Mal, Œuvres Complètes, tome I, op. cit., p. 121.

215

M. MILNER, Le Diable dans la littérature de Cazotte à Baudelaire, op. cit., p. 843.

216 C. BAUDELAIRE, « Fusées », Journaux intimes, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 652. 217 C. BAUDELAIRE, « Fusées », Journaux intimes, Œuvres complètes, tome I, op. cit.,p. 660.

218 C. BAUDELAIRE, « Mon Cœur mis à nu », Journaux intimes, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 693. 219

de ce nom »220. « Le possédé » offre, en termes temporels, une alternative symbolique entre le mal et le bien : « Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore »221.

Pour Baudelaire, les plaisirs suscités par le mal constituent une faute, un manque envers soi-même : « Le mal est dans la dispersion de nous-mêmes que nous procurent ses joies faciles dont nous croyons nous ajouter quelques chose par le plaisir alors qu’il nous retranche une partie de nous-mêmes »222. La conscience du mal s’accompagne d’une angoisse dans la mesure où les fautes commises risquent « de nous entraîner plus loin que les fautes que nous connaissons comme telles. La lucidité est donc une vertu satanique et le pécheur conscient un héros de la vérité. Celui qui se connaît est en tous cas moins porté à l’infamie que celui qui s’ignore et toute conscience est porteuse de sagesse même si elle accompagne le mal, si tout autre remède nous est refusé »223. Dans cet univers rongé par le mal, on peut s’interroger sur le rôle et la place de la rédemption. Dans le poème « La Destruction », Baudelaire met en scène Satan sous les traits d’une femme qui, après avoir corrompu son amant, lui fait voir des linges souillés et des cadavres. Cela finit par le vide : il n’y aucun remède à la perdition.

[Le Démon] me conduit ainsi, loin du regard de Dieu, Haletant et brisé de fatigue, au milieu

Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes, Et jette dans mes yeux pleins de confusion Des vêtements souillés, des blessures ouvertes, Et l’appareil sanglant de la Destruction !224

Le diable, pour Baudelaire, « tout le monde le sert et personne n’y croit. Sublime subtilité du Diable »225.

Le diable chez Baudelaire est double : il n’a que l’unité d’un nom et deux visages inconciliables dont l’un repousse et l’autre exalte et conseille. L’un est le Mal sans le remède de Dieu, l’autre le Bien quand Dieu a été rejeté. Ces deux figures contradictoires sous le même nom sont un signe du grand désarroi dont le romantisme désenchanté donne partout d’autres signes. Baudelaire est, sous le Prince des ténèbres, catholique sans espoir et ne peut retrouver l’espoir qu’avec un Dieu défait et un Satan disculpé qui ne mérite d’ailleurs plus son nom. [...]. Les romantiques avaient cru, en reformant le scénario surnaturel du Bien et du Mal, en prolonger la validité sous une forme nouvelle et purement symbolique. En fait, ce que Baudelaire nous montre aussitôt après eux, c’est l’échec de leur entreprise.226

220

C. BAUDELAIRE, « L’Avertisseur », Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 140. 221 Ibid.

222 J. PRÉVOST, Baudelaire, Paris, Mercure de France, 1964, p. 60. 223

P. BÉNICHOU, « Le Satan de Baudelaire », Les Fleurs du Mal, actes du colloque du 10 et 11 janvier 2003, Université de Paris IV, Paris-Sorbonne, Presses Paris Sorbonne, 2003, p. 18.

224 C. BAUDELAIRE, « La Destruction », Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, tome I, op. cit,, p. 111. 225 C. BAUDELAIRE, « Mon cœur mis à nu », Journaux intimes, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 698. 226

Baudelaire perçoit l’existence de Satan à travers l’œuvre poétique à laquelle il travaille. Placées sous l’invocation de cette entité génératrice de négativité qu’est l’ennui, Les Fleurs du

mal montrent que la poésie vient d’une blessure infligée à l’être. Cet ennui, c’est ce que le

poète nomme le « spleen » qui traduit l’échec tragique de la quête de l’idéal : « J’ai trouvé la définition du Beau, – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture », à cela il ajoute « des besoins spirituels » et aussi « et c'est l'un des caractères de beauté les plus intéressants, – le mystère et enfin, le malheur »227. Il fait ainsi de la mélancolie la compagne inséparable de la beauté : « on conçoit alors qu'il me serait difficile de ne pas conclure que le plus parfait type de Beauté virile est Satan, – à la manière de Milton »228. Max Milner a souligné le rôle qu’a joué dans la création poétique baudelairienne la postulation satanique. Ce n’est pas un pacte que le poète a cherché aux côtés de Satan : le diable autant que Dieu engage l’homme à porter témoignage à son insatisfaction. Il ne représente pas le néant, mais la présence d’un vide installé profondément dans l’être. La nature profonde de l’art comporte deux possibilités opposées : l’enfer ou le ciel, Dieu ou Satan. Selon le poète, l’art moderne se réclame du démoniaque :

Je veux dire que l’art moderne a une tendance essentiellement démoniaque. Et il semble que cette part infernale de l’homme, que l’homme prend plaisir à s’expliquer à lui-même, augmente journellement, comme si le diable s’amusait à la grossir par des procédés artificiels, à l’instar des engraisseurs empâtant patiemment le genre humain dans ses basses-cours pour se préparer une nourriture plus succulente.229

Baudelaire se réjouissait de ce « gavage diabolique »230 pour reprendre le mot de Max Milner.