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PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 4. Les traits caractéristiques des personnages démoniaques Toujours dans une perspective classificatoire, il s’agit ici de présenter la recherche des Toujours dans une perspective classificatoire, il s’agit ici de présenter la recherche des

A. Une désignation incomplète

Les personnages démoniaques chez Bernanos, Green et Mauriac, ne sont pas toujours dotés d’un état civil, d’un nom et d’un prénom. Il peut y avoir des blancs, des noms manquants, laissés par les écrivains dans leur texte. Certains cas d’onomastique partielle, comme l’explique Franck Wagner dans Onomastique romanesque, « peuvent ainsi paraître « déréalisants » dans la mesure où l’amputation d’un des éléments constitutifs de leur étiquette en fait autant d'indicateurs d'individualité appauvris »778. Mais même lorsqu’ils ont une identité complète, les noms des démoniaques sont rarement complets : il y a toujours un élément lacunaire. Les démoniaques ont ainsi rarement un nom de famille, ils se contentent le plus souvent d’un prénom, voire d'un surnom. Dans le cas particulier des personnages démoniaque, cette nomination par troncation est en général un signe d’un appauvrissement symbolique, celui de leur âme. Cette nomination est donc la manifestation la plus courante de

777 F. MAURIAC, Le Fleuve de feu, Œuvres romanesques et théâtrales, tome I, op. cit., p. 517.

778 F. WAGNER, « Perturbations onomastiques : l’onomastique romanesque contre la mimésis », Onomastique

leur dépersonnalisation, voire de leur dépossession d’eux-mêmes. L’absence de patronyme fait donc sens : elle signale la solitude du personnage, mais aussi le vide et le manque qui le constituent. C’est le cas dans Le Nœud de vipères de Mauriac où nous savons peu de choses du narrateur. Il s’inscrit dans une dimension incomplète car nous ne connaissons que son prénom royal : Louis. En effet, ce prénom, évoqué assez tardivement dans le roman, n'est pas suivi de patronyme. Mauriac n’a d’ailleurs jamais expliqué l’absence de patronyme de Louis qui, initialement, en possédait un. Helena Shillony explique que ce personnage est un « individu au ban de la tribu, rebelle contre les fondements de la société qui l’entoure : sa religion, sa morale, ses rites – il est juste qu’il soit dépouillé de patronyme »779. Cette absence est significative dans un roman où la famille pèse tant sur le personnage démoniaque. En effet, Louis n’a de cesse de vouloir déshériter ses propres enfants dont il pense ne pas être aimé. Le prénom de Louis est d'ailleurs quelque peu symbolique car il fait directement référence à la passion obsédante de ce personnage pour l’argent : « J'aime l’argent, je l’avoue, il me rassure... Eh bien, oui, j'ai peur de m'appauvrir. Il me semble que je n'accumulerai jamais assez d'or. Il vous attire, mais il me protège»780. L’argent est pour lui l’aune de ses valeurs morales comme de ses plaisirs. C'est quand il cessera de l'aimer et qu’il se dépossèdera de sa fortune que Louis va trouver Dieu.

La désignation incomplète constitue une véritable « déshumanisation » qui ne provient pas seulement de l'appauvrissement de leur nom, mais plus largement de l’absence de famille connue, de possessions matérielles ou de passé attesté de ces personnages. Ces êtres aux patronymes inconnus partagent leur volonté absolue de ne pas avoir de réel ancrage. Dans La

Joie de Bernanos, Fiodor, personnage démoniaque virulent, a lui aussi un seul prénom connu.

Ce personnage est véritablement mystérieux car on ne connaît rien de lui : ni son passé, ni ses intentions à l’égard de la famille Malhorty ou même de Fernande. Son prénom se réfère au pays d'origine du personnage, mais on peut s’interroger sur la préférence donnée à Fiodor plutôt qu'à tout autre appellatif russe. On songe à Dostoïevski qui, comme nous le rappelle Yves Baudelle dans la revue Roman 20-50 consacrée à L’Imposture et La Joie, a eu une vie et un caractère assez proches de ceux de l'ancien officier de La Joie : condamnation à mort dont ils réchappent de justesse, agnosticisme, pauvreté, passion du jeu. Mais de l'auteur on passe métonymiquement à l'œuvre, tant l'athéisme, l'infernale « malice » ou la tentation nihiliste du suicide, apparentent Fiodor aux héros de Dostoïevski, aux « possédés » – à commencer par Kirilov – au froid raisonneur révolté contre Dieu qu'est Ivan Karamasov, à Raskolnikov, lui

779 H. SHILLONY, Le Roman contradictoire, une lecture du Nœud de vipères, op. cit., p. 12. 780

aussi un assassin, « un vrai démon »781. Enfin comme l’explique Yves Baudelle, « plus discrètement, quelques associations syntagmatiques remotivent le prénom de Fiodor»782 : « Fiodor/méfiance »783, « Fiodor/fouille »784, « Fiodor/féroce »785. Il en est de même pour le personnage d’Arlette dans Le Malfaiteur de Green dont on ne connaît pas le nom de famille. Le fait qu’elle soit amie avec Ulrique mais qu’elle soit exclue du cercle familial des Vasseur la rend d’ailleurs très énigmatique. Arlette explique à Hedwige : « C’est à propos de notre chère Ulrique... Elle avait promis de m’inviter chez vous – tenez, le jour même de cette fameuse réception où vous avez rencontré Gaston Dolange. Ai-je besoin de vous dire qu’elle ne l’a pas fait ? Je lui en ai voulu un peu, pas beaucoup, parce qu’on ne peut pas en vouloir longtemps à une femme aussi belle, mais si vous pouviez, vous... »786. Dans Le Visionnaire et

Minuit du même auteur, les prénoms des personnages démoniaques nous sont seuls connus :

Manuel et Serge.

Ces personnages démoniaques sans patronyme ont quelque chose qui leur fait défaut : une lignée et donc « une origine, un père et un repère »787 commente Édith Perry. Comme Fiodor, Manuel est un personnage sans passé, sans famille : l’histoire demeure avec son arrivée chez Mme Plasse. Le prénom de Manuel est lui aussi à bien des égards significatif : il est en effet dérivé du prénom hébraïque Immanu’el qui signifie « Dieu est avec nous » et dont la fête est honoré le 25 décembre. En choisissant ce prénom, Green met en relief l’ambivalence du personnage, déchiré entre l’appel de la chair et la pureté. Manuel est en effet tout entier dévoué au péché de chair qui l’incite à tenter à deux reprises de violer des jeunes filles. On retrouve l’aspect divin de ce prénom lorsque le jeune homme est contraint de lire un « manuel de piété »788 au vieillard malade dans la deuxième partie du roman. Cette ambivalence est aussi perceptible chez le personnage de Serge dans Minuit de Julien Green. Ce jeune homme, seul personnage véritablement démoniaque du roman, porte en effet un prénom papal.

Instables, incertaines, les figures démoniaques sont ainsi constituées par le manque, sur lequel nous reviendrons. En rupture, ces êtres de fuite sont des personnages en quête de

781 G. BERNANOS, La Joie, Œuvres romanesques, op. cit., p. 618. 782

Y. BAUDELLE, « Les noms propres dans L'Imposture et La Joie », L'Imposture, La Joie de Bernanos.,

Roman 20-50, Lille, n°6, décembre 1988, p. 42.

783 G. BERNANOS, La Joie, Œuvres romanesques, op. cit., p. 565. 784 G. BERNANOS, La Joie, Œuvres romanesques, op. cit., p. 617.

785 Ibid.

786 J. GREEN, Le Malfaiteur, Œuvres complètes, tome III, op. cit, p. 381.

787 E. PERRY, « L’instabilité onomastique dans le roman modianien », Onomastique romanesque, op. cit.,p. 101.

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nom et donc, à travers elle, de repère, de substance. Au seuil du démoniaque s’affirme l’absence, la place vide du nom qui coïncide avec le vide intérieur, l’ennui de ces personnages.