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PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 2. Les œuvres de François Mauriac, Georges Bernanos et Julien Green sous le soleil du démoniaque et Julien Green sous le soleil du démoniaque

I. Une manifestation psychologique

I. Une manifestation psychologique

Contrairement à la grâce, que Mauriac ne représente pas de manière directe, le démoniaque, en revanche, entre plus facilement dans l’œuvre : « impossible d’exorciser le roman »403. Pour Mauriac, le démon est « un symbole, une incarnation imagée du mal qui est en nous, le nom donné du temps de Jésus à toutes les maladies qui atteignent l’esprit à travers la chair [...] Certaines vies [...] m’ont paru comme baignées d’une lueur singulière et

403

trouble »404. Les personnages démoniaques se caractérisent chez Mauriac, mais aussi chez Bernanos et Green, par l’infestation des péchés. Ainsi, selon Mauriac, le démoniaque « ne se distingue guère [...] de nos vices »405. On trouve dans Les Chemins de la mer, dernier ouvrage du corpus mauriacien, la définition du démoniaque selon Mauriac : il s’agit de « l’enfer humain, l’enfer dès ici-bas de ce royaume qui est, comme l’autre, au-dedans de nous »406. Comme l’explique Benoît Mérand, l’écrivain n’affirme la présence du diable dans aucun de ses romans : « Toujours, lorsqu’il recouvre ses personnages de cette lueur singulière et trouble, il met en balance l’hypothèse de la possession ou celle de la folie, de la maladie, demeure dans l’interrogation. À la lecture pourtant, il apparaît que cette présence observée tout d’abord chez d’autres Mauriac en la transposant dans son œuvre la charge aussi des maux qui l’obsèdent »407. C’est en cela que Mauriac met en scène dans ses romans, non pas le diable à proprement parler, mais le démoniaque. Contrairement à Green ou Bernanos, Mauriac refuse toute évasion hors du « réalisme », ce qui « limite nécessairement »408 ces personnages démoniaques.

Ainsi, malgré une présence incontestable des personnages démoniaques, celle-ci reste pour autant diffuse dans les premiers romans de Mauriac. Ses premiers héros ne s’imputent comme péché que la satisfaction du désir suscité en eux par quelques jeunes filles. Ce conflit entre la chair et l’âme gagne en gravité au fur et à mesure des romans et il demeure longtemps le cœur de la représentation du démoniaque proposé dans le roman mauriacien. Dans Le

Fleuve de feu, publié en 1923, Raymond Courrèges encourage la débauche de Daniel Trasis :

« Raymond Courrèges lui répétait vainement que depuis la guerre la danse élargit le terrain de chasse des hommes »409. Il l’incite à vivre de manière débauchée en lui « [proposant] des amours »410. Toutefois la présence du démoniaque dans ce roman reste insidieuse : Raymond n’est présent que sous la forme de paroles ou de dictons dont se souvient Daniel : « il affecta d’épouser la doctrine de Courrèges touchant « ce geste comme un autre »411.

404 F. MAURIAC, Ce que je crois, Œuvres autobiographiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 606.

405 Cité par B. MÉRAND, « Présence du diable et de l’enfer dans l’œuvre romanesque de François Mauriac »,

François Mauriac : l’œuvre au noir, op.cit., p. 253.

406

F. MAURIAC, Les Chemins de la mer, Œuvres romanesques, et théâtrales complètes, tome III, op. cit., p. 689.

407 B. MÉRAND, « Présence du diable et de l’enfer dans l’œuvre romanesque de François Mauriac », François

Mauriac : l’œuvre au noir, op.cit., p. 267.

408

J. PETIT, « Préface », Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1978, p. LXXXII.

409 F. MAURIAC Le Fleuve de feu, Œuvres romanesques, et théâtrales complètes, tome I, op. cit., p. 507. 410 F. MAURIAC, Le Fleuve de feu, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome I, op. cit.,p. 510. 411

La représentation du démoniaque évolue de façon notable dans Genitrix publié en 1923 : il n’est plus un jeune homme corrupteur mais une mère abusive. Mauriac met en scène ce personnage démoniaque de manière beaucoup plus réaliste. Il ne s’agit plus d’un personnage évanescent à la personnalité inquiétante, mais au contraire d’une femme bien présente : Félicité Cazenave. Marie-Françoise Canérot a montré comment la vision du démoniaque proposée par Mauriac a commencé à évoluer à partir de 1923412. En effet, les personnages démoniaques se savent pécheurs mais aussi « monstres » : ils sont coupables mais leur mobile – et au-delà de cela, leur comportement – paraît lointain et mystérieux. Ainsi « c’est dans une perspective métaphysique que cette création romanesque acquiert sa signification définitive »413. Le personnage de Félicité Cazenave comporte une dimension mythique : cette femme redoutable incarne en effet la « Mère » terrible, dévoratrice. Absorbée dans son rôle de mère, ce « démon maternel » 414 « tout entière à sa proie attachée415 » se voue entièrement à son fils Fernand avec lequel elle aspire à vivre seule. C’est pourquoi elle ira jusqu’à se réjouir de la mort de son mari : « N’ayant jamais pratiqué l’examen de conscience, elle n’avait jamais souffert de ce honteux enivrement qu’elle éprouva à se sentir libre, seule avec l’unique objet de sa passion »416.

Le démoniaque se retrouve dans Le Mal qui est publié l’année suivante, avec deux personnages secondaires : Cyrus Bargues et Donald Larsen qui jouent le rôle de tentateur et corrupteur. Donald Larsen agit de manière toujours cachée, fourbe, il est énigmatique, apparaissant là où Fabien ne l’attend jamais417, se livrant à l’alcool de manière inconsidérée, haïssant Fabien au point de détruire sa réputation. Face à ce personnage « qui n’existe pas » et dont on sait pas « d’où ça sort »418, Fabien ressent une « peur »419 irrationnelle. Cyrus Bargues est lui aussi bien étrange dans la mesure où il apparaît véritablement comme « possédé par le diable »420 . Véritable débauché – il ressemble en cela à Raymond Courrèges – il n’a aucune considération pour les femmes qu’il séduit : « Lui, jamais aucune femme ne l’avait fait pleurer. Il n’aimait que son art. Une femme, il faut toujours rassurer sa tendresse, la flatter de la main, la caresser comme un bête »421. « Les personnages secondaires, Cyrus Bargues et

412 M. F. CANÉROT, Mauriac après 1930 : le roman échoué, Paris, SEDES, 1985. 413 M. F. CANÉROT, Mauriac après 1930 : le roman dénoué, op. cit., p. 161. 414

F. MAURIAC, Genitrix, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome I, op.cit., p. 642. 415

J. PETIT, « Notice sur Le Mal », Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome I, op.cit., p. 1230. 416 F. MAURIAC, Genitrix, Œuvres romanesques, et théâtrales complètes tome I, op. cit., p. 626.

417 « Quelqu’un le lui prit des mains d’autorité : il se retournant, vit Donald Larsen », Le Mal, F. MAURIAC, tome I, op. cit., p. 692.

418 F. MAURIAC, Le Mal, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome I, op. cit., p. 697. 419 F. MAURIAC, Le Mal, Œuvres romanesque et théâtrales complètes, tome I, op. cit, p. 696. 420 F. MAURIAC Le Mal, Œuvres romanesque et théâtrales complètes, tome I, op. cit., p. 715. 421

Larsen, sont [...] obscurs, équivoques et maléfiques, agissent pour des raisons qui n’apparaissent pas, comme si le romancier voulait créer un arrière-plan, éviter à la fois le dessin linéaire de l’intrigue et son déroulement trop clair, susciter une atmosphère un peu satanique autour de son héros » 422 explique Jacques Petit.

Une évolution est perceptible avec Le Désert de l’amour, paru en 1925, où réapparaît le personnage de Raymond Courrèges défini comme une « sombre figure angélique »423. Le jeune débauché cynique est cette fois-ci, non plus un personnage secondaire évanescent, mais le personnage principal du roman. On constate avec Le Désert de l’amour que les personnages démoniaques sont désormais les personnages principaux des romans de Mauriac, et non plus les personnages secondaires. Raymond Courrèges est décrit comme un jeune homme livré au péché : « cet adolescent [n’]est que souillure»424. Il n’entend qu’une seule chose, se venger de Maria Cross, cette femme qui l’a blessé : « Après dix-sept ans, il croyait retrouver intact le vœu d’humilier cette femme qui l'avait humilié [...] Asservir, faire pleurer celle devant qui autrefois il avait été si pitoyable »425. Maria Cross est la femme tentatrice, à la fois charnelle et mystérieuse, qui pourrait aider Raymond à fuir l’atmosphère familiale étouffante. Comme Thérèse Desqueyroux, personnage qu’elle annonce, et Louis dans Le

Nœud de Vipères, Maria est un personnage ambigu. André Sailles explique que ces

personnages démoniaques « souffrent d’une immense frustration, et si leur convoitise s’attache avec frénésie à l’or, à la débauche ou au crime, c’est qu’en eux l’amour spirituel a été faussé dans son épanouissement. Il y a en eux, comme l’a dit si bien Pierre-Henri Simon « un refoulement de la grâce »426.

La représentation du démoniaque devient peu à peu plus intense au fur et à mesure des romans. Ainsi, l’héroïne éponyme de Thérèse Desqueyoux, publié en 1927, est non pas sous l’emprise du démon comme une simple pécheresse, mais littéralement investie par lui. Le roman révèle « la présence inquiétante d’une puissance occulte et mal définie à l’intérieur d’un personnage » 427. Thérèse Desqueyroux semble avoir une vraie vocation au mal qu’elle cause en faisant souffrir moralement son entourage. Et si elle n’arrive à tuer personne, elle rêve d’écarter son mari Bernard longtemps même avant sa tentative d’empoisonnement. Plus tard, dans La Fin de la nuit, elle voudra séduire le fiancé de sa propre fille avant de le

422 J. PETIT, « Notice sur Le Mal », Œuvres romanesques et théâtrale complètes, tome I, op.cit., p. 1230. 423 F. MAURIAC, Le Désert de l’amour, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome I, op.cit p. 767. 424

F. MAURIAC, Le Désert de l’amour, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome I, op.cit.,p. 796. 425 F. MAURIAC, Le Désert de l’amour, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome I, op.cit.,p. 742. 426 A. SAILLES, Mauriac, Montréal, Bordas, 1972, p. 220.

427 B. MÉRAND, « Présence du diable et de l’enfer dans l’œuvre romanesque de François Mauriac », François

conduire au désespoir. Thérèse Desqueyroux est un « ange noir qui a le pouvoir d’empoisonner et de corrompre, cet être mystérieux a aussi le don d’enseigner à autrui la sincérité avec soi-même et le refus des complaisances pharisiennes »428. Sa rencontre avec Jean Azévédo, qui semble être la personnification de Lucifer, la révèle à elle-même. À chaque fois qu’elle va lui rendre visite, « Thérèse quittait le royaume de la lumière et pénétrait de nouveau, comme une guêpe sombre dans le bureau où les parents attendaient que la chaleur fut tombée et que leur fille fut réduite »429. Ainsi, « ces deux personnages existent mais comme des masques dans un monde qui leur semble étranger, leur vraie vie est ailleurs, au-dessous de la surface des choses, derrière les apparences »430. C’est cette perspective que Mauriac va adopter à partir de 1930 dans ses romans qui n’évoqueront plus seulement les délices et les angoisses liées à la consommation du péché mais « le mystère du Mal enfoui au cœur de l’homme »431.

Bob Lagave, le héros de Destins, roman paru en 1928, se considère comme un écolier à la mine charmante. Prenant peu à peu conscience du trouble qu’il provoque chez les autres, il va apprendre à exploiter ce pouvoir. La société va jouer un rôle corrupteur car le visage de Bob va être l’objet de convoitises, de désirs, de sollicitations : « Ni sa mère Maria, ni le vieux Gornac, impropres comme lui aux passions de l’amour, n’avaient été obsédés par la présence chez eux d’un être de la race hostile – que les hommes non créés pour aimer méprisent et haïssent, sans pouvoir se défendre de les jalouser, de les imiter gauchement »432. Ce conflit entre la chair et l’âme gagne en gravité au fur et à mesure des romans et il demeure longtemps le cœur de la vision du mal proposé dans le roman mauriacien. Pierre-Marie Héron433 remarque que les personnages démoniaques font véritablement leur apparition dans l’œuvre de Mauriac après la rédaction de Dieu et Mammon. Dans cet essai, publié en 1929, l’écrivain opère une distinction entre le bon époux, le bon père, le bon chrétien de la vie de tous les jours et « les anges noirs » que l’on retrouve dans son œuvre : « Si le romancier a une raison d’être au monde, c’est justement de mettre à jour, chez les êtres les plus nobles et les plus hauts, ce qui résiste à Dieu, ce qui se cache de mauvais, ce qui se dissimule ; et c’est d’éclairer, chez les êtres qui nous paraissent déchus, la secrète source de pureté »434. Si la

428

M-F. CANÉROT, Mauriac après 1930 : le roman dénoué, op.cit., p. 171. 429

F. MAURIAC, Thérèse Desqueyroux, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, op. cit., p. 50. 430 T-M. HAENNI, « Quand le ciel devient l’enfer », L’Irrationnel dans l’œuvre de François Mauriac, Cahiers

François Mauriac, n°15, Paris, Grasset, 1988, p. 101.

431

M- F. CANÉROT, Mauriac après 1930 : le roman dénoué, op.cit., p. 135.

432 F. MAURIAC, Destins, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, op. cit., p. 118. 433 P.-M. HÉRON, « Nausée : Mauriac et le cas Jean Genet », Lectures et création, op. cit.

434 F. MAURIAC, Dieu et Mammon, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1979, p. 817.

littérature est devenue le seul exutoire possible pour ce chrétien déchiré entre une grâce et une nature sensuelle, il n’en est pas moins vrai que la responsabilité de l’écrivain devient une nouvelle source d’angoisse pour Mauriac. Désormais « si mystérieusement engagé dans le Mal et la souffrance que soit le héros, il appartiendra à un univers pénétré des signes diffus de l’Amour divin »435. Mauriac va accorder à ses héros mauvais le pardon et la paix de Dieu. Pour le romancier :

[Le mal] est une puissance obscure qui agit dans le personnage comme elle agit dans le monde et qui le conduit jusqu’à l’horreur de soi sans qu’il puisse démêler qui, de lui, de ses ancêtres, ou de Satan, a le plus de responsabilité dans sa déchéance. Surtout il est une force de mort qui paraît gagner toute l’humanité enlisée dans la matière et de laquelle seule peut triompher l’Espérance et un Dieu qui a vaincu la mort. 436

La vision du démoniaque dans les romans de Mauriac va donc s’élargir au fil des années. La crise religieuse qu’il a traversée, la polémique avec Gide au sujet de Dieu et Mammon, les objections de Jacques Maritain sur sa responsabilité de romancier ont rendu Mauriac plus sensible au rapport de la religion et de la littérature. L’expérience de Bernanos ne l’avait pas, à ce titre, laissé indifférent. En effet dans les romans suivants, la charge démoniaque de certains individus est encore plus fortement accusée, tandis que le nombre de personnages se multiplie pour créer l’impression d’une société humaine gagnée par l’ennui, l’horreur de soi et la tentation de la mort.

Les romans des années trente vont mettre en scène des personnages davantage démoniaques : c’est le cas de Ce qui était perdu publié en 1930. On constate à partir de ce roman que l’âge du personnage démoniaque augmente de façon importante : Hervé, Thérèse437, Gabriel et Louis ont déjà derrière eux l’essentiel de leur existence. Désormais, les personnages démoniaques sont les personnages principaux des romans. Hervé de Blénauge constitue un des personnages centraux de Ce qui était perdu. Ce personnage manifeste un intérêt croissant pour les secrets des autres, notamment pour tout ce qui relève de leur perversité sexuelle. Cette « curiosité morbide »438 tient lieu chez lui de « jouissance et nourriture » 439. Il ne semble pas avoir d’existence réelle, tout d’abord parce qu’il vit dans le mensonge, il essaie tout le temps de se dérober pour pouvoir s’abandonner à la débauche. Toutefois, comme Gabriel Gradère le sera par la suite, Hervé est conscient d’être mauvais :

435

M-F. CANÉROT, Mauriac après 1930 : le roman dénoué, op.cit., p. 29. 436 M-F. CANÉROT, Mauriac après 1930 : le roman dénoué, op.cit., p. 146. 437 Dans La Fin de la nuit.

438 F. MAURIAC, Ce qui était perdu, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, op.cit.,p. 300. 439

« Qu’avait-il fait encore ? Cette force mauvaise qui émanait de lui presque à son insu, qui frappait comme la foudre, le laissait lui-même dans un état de stupeur et presque d’hébétude »440. Dans Ce qui était perdu, malgré les apparences, la puissance du mal n’est pas incarnée dans un personnage particulier : elle est plutôt « diffuse, non pas tant à la surface de cette société caractérisée par le mensonge, le soupçon, la drogue et l’inversion sexuelle qu’au fond de toutes les consciences »441.

Avec Le Nœud de Vipères, le point de vue de l’auteur change car Mauriac présente dans ce roman le point de vue du tyran domestique. Ainsi, explique Toby Garfitt, l’œuvre paraît « beaucoup plus dangereuse à l’ordre établi que les récriminations des adolescents ou des femmes de province »442 qu’il présentait jusqu’ici. En effet, Louis, le narrateur du roman, se révèle être un père absent, particulièrement avare, qui est engagé dans une guerre sans merci contre sa famille. Cet homme, tout entier absorbé par sa carrière d’avocat, lucrative mais harassante, se réfugie dans une débauche tarifée. Il ne conçoit ses rapports avec les autres que vis-à-vis de l’argent, ce qui lui assure le contrôle de sa femme, de ses enfants et même de ses maîtresses. Sa femme, très pratiquante, tente de remettre dans la bonne voie cet athée qui ne manque pas une occasion de la provoquer. Louis se retrouve dans l’incapacité de communiquer avec sa propre femme et ses enfants. Comme il l’explique lui-même : « Ceux qui ont l’habitude d’être aimés accomplissent, d’instinct, tous les gestes et disent toutes les paroles qui attirent les cœurs et moi, je suis tellement accoutumé à être haï et à faire peur, que mes prunelles, mes sourcils, ma voix, mon rire se font docilement les complices de ce don redoutable et préviennent ma volonté »443. Seuls deux enfants, Marie et Luc, parviendront à gagner le cœur de Louis et à l’ouvrir, peu à peu, à Dieu. Louis est ainsi l’un des démoniaques qui va, le plus manifestement, trouver Dieu. Même si Daniel Trasis, dans Le Fleuve de feu, trouve la voie du salut à la fin du roman, la conversion n’était pas aussi radicalement exprimée que dans Le Nœud de vipères.

Mauriac s’est attaché à rendre plus sensible dans ses romans l’extension ici-bas du démoniaque. Il atteint le paroxysme avec Les Anges noirs, publié en 1936, dont le personnage principal, Gabriel Gradère, est persuadé qu’il a été choisi par le prince de ce monde : « Il y a

440 F. MAURIAC, Ce qui était perdu, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, tome II, op.cit., p. 366. 441

T. GARFITT, « L’écriture du Mal chez Mauriac et Bernanos », François Mauriac devant le problème du mal,

op. cit., p. 72.

442 H. SHILLONY, Le Roman contradictoire, Une lecture du Nœud de vipères de François Mauriac, Paris, Lettres Modernes, Archives des Lettres Modernes, Minard, 1978, p. 7.

443

des âmes qui lui sont données »444. Mauriac parvient à donner à ce personnage démoniaque une étrangeté et une puissance qui le distinguent des autres héros. Avec ce roman, l’intention de Mauriac est de donner au mal sa véritable dimension : il ne se réduit pas à la violation des commandements de Dieu, il est une réalité surnaturelle aussi « confondante par son étendue et sa profondeur pour l’esprit humain que la réalité divine »445. Gabriel se peint lui-même dans sa confession comme un être maléfique. Il va jusqu’à l’assassinat, croyant seulement se défendre, mais il y prend un véritable plaisir de vengeance dont il ne soupçonnait pas la violence: « Il ne se lassait pas d’étrangler ce cadavre »446. La première Thérèse tentait de tuer pour se libérer, telle qu'elle apparaît dans La Fin de la nuit, elle serait capable de connaître ce