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PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 2. Les œuvres de François Mauriac, Georges Bernanos et Julien Green sous le soleil du démoniaque et Julien Green sous le soleil du démoniaque

III. Une manifestation invisible

Dans l’œuvre de Julien Green, le démon cerne les personnages, s’insinue en eux de manière discrète et les pousse au crime, à la folie ou au suicide. Comme l’explique Edmée Lacquoy, le démon dans les premiers romans de Green « pèse sur l’univers, il en est l’essence même, mais ne signifie sa présence que par le poids d’une atmosphère déjà infernale. Ennui, tristesse, haine voilà son domaine »491. Ainsi, « Si insidieuse que soit l’approche de Satan, elle n’en est pas moins perçue par les personnages comme un invisible danger qui fait peser sur eux une angoisse imprécise » 492. Green veut suggérer aux lecteurs la présence du surnaturel : « Le démon peut [....] provoquer des circonstances qui prennent une apparence surnaturelle. Pas de pacte comme dans les histoires mais paralysie progressive de la volonté. Je sais cela comme Bernanos le savait. L’homme qui cède aux tentations de l’innommable finit par ne plus vouloir Dieu, et c’est là qu’est le vrai danger »493. Agissant dans et par le psychisme humain, le démon existe en tant que force extérieure à l’homme et omniprésente. Le démoniaque greenien revêt donc « cette double dimension psychologique et théologique, et l’on peut dire que l’aisance avec laquelle il fait glisser le lecteur d’un plan à l'autre constitue incontestablement l’une des plus remarquables originalités de ce romancier »494. L’écrivain met donc en scène dans ses romans un démoniaque qui se situe à la frontière du psychologique et du surnaturel. Le mal suppose l’homme : entraîné dans un combat inlassable de la grâce contre le mal, les hommes en deviennent malgré eux les champions : s’il ne sont pas mystiques de Dieu, ils sont « mystiques du démon »495.

Cette présence démoniaque s’inscrit dans le titre même de Mont-Cinère, premier roman de Julien Green paru en 1926. Emily Fletcher, l’héroïne, victime de l’avarice de sa mère, n’aspire qu’à posséder la demeure familiale. Pour cela, elle est même prête à épouser

490

J. P VAN SANTEN, L’Essence du mal dans l'œuvre de Bernanos, op. cit, p. 44.

491 E. LECQUOY, « Présence de Satan. Le diable dans l'œuvre romanesque de Julien Green ; Littérature et interprétation », Revue de l’institut cahtolique de Paris, n°22, avril-juin1987, p. 144.

492

M. RACLOT, Le Sens du mystère dans l’œuvre romanesque de Julien Green, tome II, op.cit., p. 588. 493 J. GREEN, Journal, 24 mars 1950, Œuvres complètes tome IV, op. cit., p. 1142.

494 M. RACLOT, Le Sens du mystère dans l’œuvre romanesque de Julien Green, tome II, op.cit, p. 589.

495 E. LECQUOY, « Présence de Satan. Le diable dans l’œuvre de Julien Green », Revue de l’institut catholique

son voisin que sa mère n’apprécie guère. Mais cette union la précipite un peu plus dans la folie et elle finit par incendier la maison. Diffuse, la présence du diable est discrète, elle intervient dans les moments de profond désespoir, par exemple lorsqu’Emily a une hallucination auprès de sa grand-mère décédée et croit voir un « petit homme voûté » dans les escaliers. Cette hallucination qui se manifeste par la présence d’un homme ou d’une entité diabolique se retrouve fréquemment dans l’œuvre de Julien Green. De son côté, sa mère, après « un regard de haine », une « petite écume bouillonnante au coin des lèvres »496 la repousse en la traitant de « démon » à plusieurs reprises. Ce roman ouvre la lignée des romans où la présence du démoniaque est manifeste. Adrienne Mesurat, paru en 1927, est bâti sur le même schéma que le roman précédent. M. Mesurat personnifie la vacuité de la vie provinciale et l'enfer qu'il peut en susciter. Sa fille, Adrienne, s’efforce de se soustraire à cette insupportable vie de famille. Seule et recluse, elle tombe folle amoureuse du docteur Maurecourt, son voisin à qui elle consacre désormais sa vie. La passion va prendre dans ce désert affectif et intellectuel une grande part. La jeune fille finit par tuer son père dans un moment de folie dont elle ne garde aucun souvenir. Dans ce roman, ce n’est plus l'avarice mais la vie même qui engendre le climat de monotonie et de solitude et qui finit par détruire jusqu’au désir même de liberté : « Elle se rappela sa douleur, sa solitude et, sur la route nationale, ses éclats de rire plus tristes que des sanglots. Une sensation d’étouffement la prit. Il lui parut qu’en une minute, elle revivait tout ce qu’elle avait souffert pendant des mois ».497

Le démoniaque acquiert une place de plus en plus importante dans l’œuvre greenienne, notamment avec le roman suivant intitulé Léviathan en référence au monstre biblique qui règne sur les abîmes de l’eau et incarne le mal et la mort. Léviathan ne doit pas être confondu avec Satan dont l’origine est toute autre, mais sur le plan de l’imaginaire, il constitue évidemment un emblème satanique. Le titre symbolise l’engloutissement dans lesquels s’enlisent les personnages, et particulièrement le démoniaque Paul Guéret. Soulevé par la passion et la jalousie, Guéret va tenter de tuer Angèle, la femme qu'il aime. Lors de cette violente agression, il prend aux yeux d’Angèle terrifiée, la dimension gigantesque du diable : « Il était debout devant elle, le visage en feu, lui cachant le ciel de sa haute stature, de ses épaules géantes »498. Alors que les précédents romans accordaient peu de place aux personnages secondaires démoniaques, Léviathan marque une évolution. En effet, Guéret est entouré de femmes démoniaques – Mme Londe et Mme Grosgeorge – qui ont un rôle central

496 J. GREEN, Mont-Cinère, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 209. 497 J. GREEN, Adrienne Mesurat, Œuvres complètes tome I, op. cit., p. 361. 498

dans l’intrigue. Ces deux « chipies »499, comme les appelle Green, ne sont plus des jeunes filles, comme dans les premiers romans de Green, mais des femmes mûres qui manifestent un certain sadisme à l’égard de leur entourage. Mme Londe, démon de l’hypocrisie et de la cruauté, prostitue Angèle et la petite Fernande à tous ses clients, s'assurant ainsi une fidèle clientèle. Parallèlement, Guéret, réfugié chez Mme Grosgeorge, découvre aussi que l'apparente sollicitude masque un piège : l’amour maléfique de cette femme pour lui a la cruauté de la haine. Lorsqu’elle découvre que Guéret est passionnément amoureux d’Angèle, elle songe : « Une folie de rancune s’empara brusquement de son esprit et, pendant l’espace de quelques secondes, elle fut traversée par le désir de frapper cette enfant dont le visage touchait presque ses mains. Ce serait un soulagement que de faire le mal à son tour et d’engendrer une souffrance, car elle supportait un poids trop lourd »500.

Dans ce roman, Guéret et Mme Grosgeorge prennent la mesure du mal qui sommeillent en eux et ne comprennent pas ces forces intérieures qui les dominent. Guéret ne se reconnaît pas dans l’homme qui agresse Angèle. Les personnages démoniaques chez Green sont soumis au mal qui se traduit le plus souvent chez eux par l’envie – assouvie ou non – de se montrer violent. On oscille de manière incessante entre la mise à jour des pulsions et l’expression du caractère insondable des êtres. Mont-Cinère forme avec Adrienne Mesurat et

Léviathan un groupe de trois œuvres qui se ressemblent beaucoup et traduisent ce que Green a

appelé « ses inquiétudes et son effroi de vivre » : il s’agit d’une véritable « trilogie de l’horrible »501. Les personnages de ce roman mènent une vie faite d’habitudes qui les avilissent et les ennuient : confinés dans leur milieu, ils en sont prisonniers. Le diable de la première époque greenienne, celle des romans de 1924 à 1935, n’est jamais nommé : s’il pèse sur l'univers, il ne manifeste sa présence que par le poids d'une atmosphère infernale. Il n’est donc pas doué d’une individualité sensible, mais d’une toute-puissance confuse, latente. Dans cet univers en huis clos, les personnages vont découvrir que l'enfer, c'est les autres car ils ont « tous le visage du diable »502. Le Prince de ce monde règne ainsi en maître absolu sur les hommes qui, « tour à tour victimes et auxiliaires de sa puissance, ne peuvent lui échapper que par la mort »503. Il réside dans l’ennui, la tristesse, l’angoisse et la haine : « Le monde de

Mont-Cinère, d’Adrienne Mesurat, de Léviathan ou d’Épaves, monde sans lumière et clos sur

499

J. GREEN, Journal, 15 avril 1962, Œuvres complètes, tome V, op. cit., p. 301. 500 J. GREEN, Léviathan, Œuvres complètes, tome I, op. cit., pp. 798-799.

501 Propos recueillis par François Le Grix dans La Revue hebdomadaire, 27 avril 1929 cités par J. CABANIS, « Préface », Œuvres complètes, tome I, op.cit., p. XXVII.

502 E. LECQUOY, « Présence de Satan. Le diable dans l'œuvre de Julien Green », Revue de l’institut catholique

de Paris, n° 22, op. cit., p 145.

503 E. LECQUOY, « Présence de Satan. Le diable dans l'œuvre de Julien Green », Revue de l’institut catholique

lui-même, ne laisse percer qu’exceptionnellement l’espoir enfoui au cœur de l'homme d’un bonheur oublié, d'un amour inconnu, la nostalgie du Paradis perdu »504. Le démon se situe dans l’ennui qui règne à Mont-Cinère, dans la trahison et le suicide de Mme Grosgorge, dans la folie d’Adrienne Mesurat.

Le démon a une histoire dans l’œuvre romanesque de Green : être multiforme, il se métamorphose d'un roman à l’autre et par ses transformations, il personnifie l’évolution spirituelle de l’auteur. Dans les deux romans suivants, Épaves et L’Autre sommeil, la violence fait place à une « mélancolique et amère rêverie »505. Ces deux romans comportant peu de personnages démoniaques, nous ne les évoquerons donc que très succinctement au cours de cette étude. Dans Épaves, paru en 1932, le personnage principal, Philippe, est privé de toute capacité d’aimer, de ressentir un sentiment susceptible de l’arracher à l’ennui qui l’engloutit. Il assiste ainsi indifférent à la mort d’une inconnue, à la souffrance de sa femme, de sa belle-sœur et même de son fils, sans haine sans jalousie et sans désir, il se demande sans conviction : « Peut-on se tuer par ennui ? »506. La médiocrité, l’indifférence, l’incapacité à aimer et à souffrir sont les indices de la présence de Satan qui s’insinue dans le vide de l’âme sans même qu’elle s’en aperçoive. Dans L’Autre sommeil, publié en 1931, le narrateur, Denis, raconte son amour pour son cousin Claude, recueilli par ses parents. Denis est fasciné par les statues antiques, la félicité païenne du corps exalté apparaissant comme l’incarnation du mal. En effet, cette beauté est littéralement infernale : « Leur beauté me foudroyait. Un ciel mythologique s’ouvrit à mes yeux et me frappa d’horreur, mais cette horreur même je l’adorai. Si l’on pouvait vendre son âme, j’aurais, en cette minute, fait bon marché d’une éternité bienheureuse pour que ce monde de plâtre s’animât d’un coup »507.

Avec les romans suivants, Le Visionnaire paru en 1934 et Minuit en 1936, le romancier se libère des contraintes du réel. Green écrit ses deux romans de manière alternative : il commence par Le Visionnaire en 1932 qu’il abandonne pour Minuit en 1933 avant de reprendre le premier pour le terminer. Si le mal est présent, les personnages démoniaques y sont plus nombreux que dans Épaves et L’Autre sommeil. Toutefois, ils restent moins virulents que dans les premiers romans de Julien Green. Dans Le Visionnaire, le personnage principal Manuel est démoniaque car complètement sous l’emprise de la chair.

504 E. LECQUOY, « Présence de Satan. Le diable dans l'œuvre de Julien Green », Revue de l’institut catholique

de Paris, n° 22, op.cit., p 145.

505

M. RACLOT, « Vision panoramique de l’œuvre romanesque de Julien Green : étapes, constantes et variations esthétiques », Julien Green, textes réunis par Jean Touzot, Paris, Klincksiek, Littératures contemporaines, n°4, 1997, p. 52.

506 J. GREEN, Épaves, Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, p. 200. 507

Ainsi « comme toute notion maudite peut devenir sacrée, comme la maladie et la mort peuvent se parer de dangereux prestiges, la réprobation du corps peut se muer en fascination, voire en obsession »508 chez Green. Pourvu de désirs qu’il juge coupable et tente donc de refreiner, Manuel se réfugie dans une autre réalité : le jeu du château. Les aventures qu’il vit dans ce château, baptisé Negreterre, Manuel finit par les mettre par écrit : Ce qui aurait pu

être. Le fantastique qui envoûte de plus en plus Manuel est d’essence satanique : les désirs

inavouables, les pulsions obscures, tout ce qui a été longtemps refoulé vient peupler Nègreterre. Le jeune homme y découvre de nombreux personnages issus de son imagination mais surtout de ses ardeurs : la vicomtesse, une femme autoritaire obsédée par la mort, son frère, Antoine, un homme violent et débauché, et même la gouvernante, une sorte de mauvais ange.

Dans Minuit, l’héroïne, la jeune Élisabeth est invitée à Fontfroide, la demeure de M. Edme, l’ancien amant de sa défunte mère. Elle y rencontre des personnages étranges mais dont aucun ne peut être qualifié de véritablement démoniaques. À cela, une exception, le jeune Serge dont le roman devait d’ailleurs porter le nom. Ce beau jeune homme refuse en effet la spiritualité de M. Edme pour se jeter dans l'abîme de la sexualité et du meurtre. Il va chercher à faire croire à Élisabeth que le mal est ici, à Fontfroide, alors que c’est faux. Ici le démoniaque se rapproche de celui de Bernanos, dans son habileté à imiter les méthodes de Dieu et à nous entretenir dans des situations favorables à ses desseins ou même dans une redoutable indécision quant aux frontières du bien et du mal. Le jeune garçon, qui ressemble à un « ange »509 s’apparente à un séducteur : « C’était cela qui effrayait Élisabeth, cette façon avide de saisir ses boucles, de les mêler, de les flairer, d’y promener un souffle gourmand animal »510. Dans Le Visionnaire et Minuit, les personnages démoniaques sont incapables de connaître la nature exacte de leurs véritables sentiments et de leurs désirs, de sorte que rien ne vient mettre fin à leur tourment, sinon la violence.

Minuit achevé en 1936, Le Malfaiteur est commencé puis abandonné pour un autre

récit : Varouna. Le Malfaiteur, finalement publié en 1956, met en scène le démoniaque de manière particulièrement intense. Dans ce roman, on retrouve en effet des personnages sadiques et violents comme dans Léviathan ou Mont-Cinère. La jeune Ulrique, véritable tyran, aime persécuter sa cousine Hedwige, une jeune orpheline de province recueillie par charité. De façon consciente, elle pousse l’innocente Hedwige dans les bras de M. Dolange

508 J. SÉMOLUÉ, Julien Green ou l’obsession du mal, op. cit., p. 46. 509 J. GREEN, Minuit, Œuvres complètes, tome II, op.cit., p. 577. 510

qu’elle sait pourtant homosexuel. Mais comme M. Mesurat, Ulrique a la passion de la domination qu’elle exerce sur tout le monde. La maison est aussi habitée par Jean, un cousin pauvre, qui ne fréquente personne et travaille depuis des années à un vague projet de livre. La discrétion de Jean masque en réalité des péchés insoupçonnables parmi lesquels l’appel de la chair : il passe ses nuits dehors pour rencontrer des hommes. La découverte de son secret par la police le contraint de fuir la maison. Aussi, sans se montrer, le démon hante les personnages.

Varouna est commencé en 1936 mais ne sera terminé que quelques années plus tard.

La transformation de Varouna, d’abord roman de la métempsychose, en roman chrétien donne un nouvel élan à l’œuvre de Green et au diable, un rôle plus précis : désormais nommé, reconnu Satan s’incarne, et prend un visage humain. Il devient un personnage du roman, notamment dans la première partie du roman intitulée « Hoël » avec le cavalier noir Abaddon, dont le nom signifie l’ange de l’abîme. Il trahit ainsi son identité dès sa première rencontre : « Si lugubre était sa voix que les musiciens sentirent leurs doigts se glacer sur la flûte et la cornemuse »511. Green met en œuvre ici un merveilleux chrétien dont les images et les symboles trouvent leur source dans la Bible, en particulier dans l’Apocalypse. Hoël, le jeune héros, va subir l’influence d’Abaddon devenu son protecteur. Comme l’explique Michèle Raclot, dans Varouna « [l]e diable possède un esprit de dérision par rapport au Christ qui lui fait inverser les miracles du Fils de Dieu pour qu’ils servent à la perte de l’homme »512. Green multiplie les réflexions humoristiques à l’occasion de ses diableries : Abaddon, contrairement au maquignon de Bernanos, est un personnage si caricatural qu’il semble une allégorie de démon de contes. Green semble conjurer à travers lui « l’antique adversaire, le démon intérieur. Il détruit l’image légendaire du diable, mais n’en croit pas moins le Malin, celui qui n’a besoin d’aucune formule magique et ne redoute ni ail, ni eau bénite : le Mal qui loge en nous »513.

Dans la deuxième partie de Varouna, le diable n’est plus représenté sous une forme tangible. Toutefois, on le retrouve dans la supercherie orchestrée par le nécromant Eustache Croche dont le héros est victime. Il apparaît dans la dernière partie du roman, consacrée à la romancière Jeanne qui sent sa présence à plusieurs reprises. La jeune femme redoute le diable :

511 J. GREEN, Varouna, Œuvres complètes, tome II, op.cit., p. 651.

512 M. RACLOT, Le Sens du mystère dans l’œuvre romanesque de Julien Green, tome II, op.cit., p. 573.

513 E. LECQUOY, « Présence de Satan. Le diable dans l’œuvre de Julien Green », Revue de l’institut catholique

Sans avoir la foi chrétienne, je comprends parfois ce que peut signifier la présence du démon. Celui que Dante appelle l’antique adversaire, je le sens rôder entre les murs de cette grande pièce délabrée où tant de tristesse s’est accumulée depuis un demi-siècle, où tant de paroles amères, tant de phrases homicides ont été proférées par la jalousie et la rancune. Ici, je ne suis jamais tout à fait seule. 514

Jeanne, à ce moment du récit, n’est pas croyante ; mais l’auteur s’il peut imaginer un personnage athée, ne conçoit pas un matérialisme absolu qui nierait l’invisible. Ce personnage révèle, a posteriori, le sens spirituel des premiers romans de Green : la présence démoniaque est créée, appelée en quelque sorte par la tristesse, la jalousie et la rancune, la médiocrité des sentiments humains.

Chez Julien Green, il n’y a donc pas « de pentagramme, d’artifices ou d’invocations complexes : le diable naît de l’humanité, de son mal de vivre, mal-être ontologique. Catalyseur des malheurs, il devient musagète de la mort »515. Comme l’explique Max Milner dans Le diable dans la littérature de Cazotte à Baudelaire, la créature littéraire qu’est le diable s’adapte à chaque époque matérielle et spirituelle, elle se multiplie, se transforme en allégorie, voire en mythe lorsque la société, sous le poids des événements et des courants de pensée, rejette le système de valeurs traditionnel. Si le mal est, chez Green, présent partout sur terre, il n'est que négation d'une réalité plus puissante que lui. Même oppressé par la peur et les ténèbres, le héros greenien pressent un instant l’existence d’un au-delà qui le délivrera.

514 J. GREEN, Varouna, Œuvres complètes, tome II, op.cit., p. 811.

515 A-C. POTTIER-THOBY, « Le garde-chiourme de l’humanité : Satan dans l’œuvre romanesque de Julien Green », Graphè, n°9, 2000, p. 197.