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PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 4. Les traits caractéristiques des personnages démoniaques Toujours dans une perspective classificatoire, il s’agit ici de présenter la recherche des Toujours dans une perspective classificatoire, il s’agit ici de présenter la recherche des

D. Les jeux de mot s’inscrivant dans la logique onomastique

3. Les noms opaques

D’autres noms peuvent présenter une certaine opacité, allant parfois jusqu’à susciter une impression d’étrangeté. Le personnage de Thérèse Desqueyroux porte elle aussi le nom d’une sainte que Mauriac affectionne particulièrement : sainte Thérèse d’Avila. Son nom de famille Desqueyroux dérive du nom d’un hameau de la Dordogne : les Queyroux qui vient de caire, un rocher ou une pierre. De même, le nom de jeune fille de Thérèse Larroque désigne la roche ou bien la carrière, source de pierres : c’est donc l’obstacle ou une source dobstacles. Ainsi « célibataire ou mariée, Thérèse n'échappe pas à ce nom pierreux qui entrave son progrès »876. Le nom de Thérèse n’est pas nouveau pour Mauriac : il l’a donné un moment à celle qui allait devenir Maria Cross. Le prénom de Thérèse a de plus des connotations culturelles et intertextuelles : il évoque en effet à la fois le monstre et la sainte, Thérèse Raquin aussi bien que Thérèse de l’Enfant Jésus, dont on parlait beaucoup à l’époque et qui allait être canonisée en 1925. Les romans de Zola et Mauriac sont assez similaires : tous deux offrent une analyse psychologique où des femmes souhaitent la mort de leur mari. Des études montrent comment Mauriac a subi l’influence du « déterminisme scientifique et du naturalisme »877.

L’abbé Cénabre dans L’Imposture de Bernanos indique, « par l’intermédiaire du grec

kevos (vide) que l’essence du mal incarné par ce prêtre non croyant se résume pour Bernanos

au néant le plus absolu »878 : « Je ne crois plus, s’écria-t-il […]. De ces épreuves à la morne évidence exprimée par son dernier cri, il y avait justement ce qui distingue l’absence du néant.

874

L. CARON, « Sur un personnage secondaire d'un récit bâclé : Cyrus Bargues dans Le Mal », Travaux du

centre d'études et de recherches sur François Mauriac, n°25, Université de Bordeaux III, U.F.R Lettres et arts,

juin 1989, p. 9.

875 F. MAURIAC, Le Mal, Œuvres romanesques et théâtrales, tome I, op. cit., p. 673. 876

J.S.T GARFITT, « Clés pour Thérèse Desqueyroux : onomastique et calendrier liturgique », Présence de

François Mauriac, op. cit., p. 209.

877 F. JACQUES, « Thérèse Raquin et Thérèse Desqueyroux : deux sœurs maudites », François Mauriac :

l’œuvre au noir, op. cit., p. 219.

878

La place n’est pas vide, il n’y a plus de place du tout ; il n’y a rien »879. Pour Monique Gosslin, « l’appellatif Cénabre […] semble procéder à la contraction de ces deux images : celle de la Cène, où sont consommés la trahison de Judas et le sacrifice du Christ (que Chantal revoir dans son extase) et celle de l’arbre, mais un arbre macabre et malade »880. Dans cet effort pour faire signifier les noms fictifs, le procédé dont Bernanos use le plus volontiers est de mettre en écho le nom propre avec un mot de la langue qui en soit proche phonétiquement881 : Cénabre/âpre »882, « Cénabre/ténèbres »883, « Cénabre/sinistre »884, « Cénabre/funèbre»885. Le texte multiplie les associations entre les deux noms: « a travers les ténèbres [...] l’abbé Cénabre »886, « l’homme qu'il disputait aux ténèbres [...] l'abbé Cénabre »887. Dans Varouna de Julien Green, le nom de Lombard nécessite lui aussi d’être décrypté : il inclut non seulement le substantif « bar » désignant le poisson autrement appelé « loup» à cause de sa voracité, mais encore il évoque la barre, celle que l’on tient pour gouverner et celle que l’on trace pour raturer ou séparer. Selon Édith Perry, « Il semble que dans cette brève étude onomastique tout est déjà dit : norme, orthodoxie et orthopédie, destruction et séparation »888.

Chez Green aussi certains noms sont opaques, notamment ceux des premiers récits écrits en américain : « génétiquement le choix d’un nom répond à une intention de sens initiale, le plus souvent fondée sur une dominante du personnage et qui est forcément conçue dans une langue plutôt qu’en l’autre »889. Dans Mont-Cinère, Mrs Fletcher est toute flétrie890 et même si elle est fermée dans son avarice, Yves Baudelle souligne que c’est elle qui a souvent tendance à fléchir : « elle manque de fermeté en toute occasion »891. Mauriac aussi se plaît à donner à certains personnages démoniaques des noms à consonances étrangères : Fanny et Donald Larsen dans Le Mal, et Edward Dupont-Gunther dans Le Fleuve de feu. Donald Larsen est plusieurs fois nommé dans le récit comme : « l’homme d’origine

879 G. BERNANOS, L'Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., pp. 333-334. 880

M. GOSSELIN, L’Écriture du surnaturel dans l’œuvre romanesque de Georges Bernanos, tome I, op. cit., p. 337.

881 Y. BAUDELLE, « Bernanos et le nom propre », Bernanos et le monde moderne, op. cit., p. 103. 882 G. BERNANOS, L’Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., p. 363, p. 372, p. 421.

883 G. BERNANOS, L’Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., p. 333, p. 344, p. 348. 884

G. BERNANOS, L’Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., p. 362. 885

G. BERNANOS, La Joie, Œuvres romanesques, op. cit., p. 695. 886 G. BERNANOS, L'Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., p. 333. 887 G. BERNANOS, L'Imposture, Œuvres romanesques, op. cit., p. 348. 888

E. PERRY, « La relation père fille dans deux romans de Julien Green », Relations familiales dans les

littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles. La figure du père, Paris, l’Harmattan, 2008, p. 88.

889 Y. BAUDELLE, « L’onomastique chez Green », Julien Green au confluent de deux cultures, op. cit., p. 108. 890 J. GREEN, Mont-Cinère, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 128, p. 191, 256.

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inconnue », « le nomade », « le baladin » car « on ne sait pas d'où ça sort »892. Ces noms accentuent la part d’étrangeté que Mauriac confère à ces personnages. Dans Le Désert de

l’amour de Mauriac, le nom de Maria Cross rappelle celui de Marie et la Croix, deux mots

faisant référence au personnage de la Sainte Vierge. Le rapprochement est d’autant plus aisé que Maria Cross a perdu son fils, ce qui fait d’elle, aux yeux du docteur Courrèges « une sainte »893. Mais cette femme est pourtant perçue par tout le monde comme une femme de mauvaise vie, entretenue par un homme riche. Il en est de même pour Simone Alfieri dans Un

Mauvais rêve de Bernanos. Toutefois, si elle est comme Maria appelée « sainte », ce n’est pas

sans ironie : « diablement dangereuse cette sainte-là mon cher ! »894.

L'onomastique est donc omniprésente dans les œuvres de Mauriac, Bernanos et Green et revêt une fonction romanesque primordiale. Les noms des personnages, y compris lorsqu'ils semblent transparents, sollicitent l’interprétation du lecteur. À l’image du rapport que le personnage entretient avec la société, et de manière plus générale avec les autres, la dénomination démoniaque témoigne de son refus d’y participer. Qu’ils soient transparents, opaques ou pluriels, les noms des personnages démoniaques disent leur appartenance à une « autre race ». En effet, leurs noms, à l’image de leur personnalité, sont souvent instables : ils peuvent s’annuler, se cumuler, se changer ou s’oublier. Chacun à leur manière, les noms révèlent un indicible secret : ils engendrent la fable en tant que refuge précaire ou geôle étouffante. Car le nom, c’est effectivement d’abord ce qui rattache un individu à ses parents, ses grands-parents, ses ancêtres et donc finalement à la grande famille humaine. C’est ce que signifie la plaque de marbre de l’église de Lumbres dans Sous le soleil de Satan : « Il épelle tous ces noms, comme des noms d’amis, dont le voisinage le rassure »895. Puisqu’ils permettent de remonter de génération en génération, les noms ramènent à Adam, à l’essence de l’humanité, c’est-à-dire « au noyau du monstre même, la faute initiale ignorée de tous »896. Grâce aux noms – aux mots –, les hommes prennent conscience de leur condition de pécheur et, par la même occasion, découvrent la valeur de la Grâce : « Le diable introduit, il est difficile de se passer de la Grâce pour expliquer l’homme »897. Dénommer, c’est donc rien de moins que découvrir l’essence profonde des êtres et des choses pour finalement en arriver à imiter celui qui nomme, celui que la tradition appelle « Le Verbe ».

892 F. MAURIAC, Le Mal, Œuvres romanesques et théâtrales, tome I, op. cit., p. 697.

893 F. MAURIAC, Le Désert de l’amour, Œuvres romanesques et théâtrales, tome I, op. cit. p. 802. 894

G. BERNANOS, Un Mauvais rêve, Œuvres romanesques, op. cit., p. 885. 895 G. BERNANOS, Sous le soleil de Satan, Œuvres romanesques, op. cit.,p. 299 896 G. BERNANOS, Sous le soleil de Satan, Œuvres romanesques, op. cit.,p. 206.

897 G. BERNANOS, « Interview de 1926 » par Frédéric Lefèvre, Essais et écrits de combat, tome I, op. cit., p. 1047.

II. La caractérisation des personnages démoniaques : des personnages monstrueux