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PREMIÈRE PARTIE : LES RACINES DU MAL : UNE TYPOLOGIE DU DÉMONIAQUE

Chapitre 1. Transmission, filiation et modèles du démoniaque

C. Georges Bernanos et Julien Green

Georges Bernanos et Julien Green ont des relations moins étroites que celles que chacun d’eux a eues avec Mauriac. Pour autant, l’auteur de Sous le soleil de Satan a fait preuve d’un enthousiasme sans bornes pour les romans de Green, ce qui ne fut pas le cas, comme nous l’avons vu, pour ceux de Mauriac. Dès la parution du premier roman de Green,

Mont-Cinère, Bernanos écrit un article élogieux dans Les Nouvelles Littéraires en 1926. Dans

cet article, il manifeste son admiration pour ce livre marqué du signe de la vérité : « On peut essayer de se roidir pour échapper à l’extraordinaire autorité de son livre si dense, si cruel et si calculé ; on n’y échappe pas, on le subit, le cœur dévoré de honte car il est de ceux qui découvrent notre misère, humilient l’âme dans les profondeurs »392. Bernanos est particulièrement sensible au fait que Mont-Cinère ait été écrit par un auteur si jeune et selon lui, son mérite n’en est que plus grand. Green est d’ailleurs le seul romancier contemporain sur lequel il ait écrit. Pour Bernanos, Green a « une attention puissante, le mépris de la facilité et par dessus tout l'amour intrépide du vrai »393. Il termine en lui disant « Courage Green ! Votre œuvre est bonne. Le romantique accusait l'univers pour justifier l’homme. Mais c'est l'homme, c'est l'homme qui est déchu »394. Il semble que Bernanos ait lu assidûment les premiers romans de Green, comme en témoigne le Journal de ce dernier. On sait qu’il a lu

Léviathan qu’il admire aussi, comme le dira la femme de Bernanos à Julien Green après la

mort de son mari.

Green n'est pas peu fier de cet article de Bernanos qu’il admirait beaucoup. Pourtant, il reconnaît, bien après la mort de l’auteur, qu’il n’a jamais su lui parler : « Il me parlait de

391

J. GREEN, « Appendice IV- Conférences et discours », « Discours de réception à l’Académie française »,

Œuvres complètes, tome III, op. cit., p. 1491.

392 G. BERNANOS, « À propos de Mont-Cinère », Essais et écrits de combats, tome I, op. cit., p. 1056. 393 G. BERNANOS, « À propos de Mont-Cinère », Essais et écrits de combats, tome I, op. cit., p. 1058. 394

politique et je perdais pied aussitôt. S’il m’eût parlé de religion, je ne doute pas un instant qu'il m'eût aidé, mais peut-être pensait-il avoir dit dans ses livres ce qu'il avait à dire sur ce sujet »395. Si Bernanos ne séduit pas Green, c’est en raison principalement de leurs divergences d’opinion politique. Les questions politiques n’intéressent pas Julien Green, comme en témoignent son Journal, très pauvre en la matière. Quand Green apprend par Béguin que l’auteur de Sous le soleil de Satan est malade, le jeune écrivain confie : « Je me suis souvenu de la grande générosité de cet homme à mon égard et de la façon dont il a encouragé mes débuts »396. Lorsqu’il apprend la mort de l’écrivain, il écrit : « Il savait toutes ces choses qui nous font souffrir. C’est même de cela que sa grandeur était faite. Il avait beau se présenter à nous en veston, il était l’homme de l’invisible »397. Green n’est d’ailleurs pas frappé, lorsqu’il se rend à une exposition donnée en l’honneur de l’écrivain en mars 1950, de voir des photographies de Bernanos en compagnie de prêtres : « Partout des prêtres. Son œuvre était déterminée d’avance ; il ne pouvait pas écrire autre chose que ce qu’il a écrit, il n'avait pas le choix. Il était difficile de lui parler. Ses compliments mêmes, je ne savais comment les accueillir, ni les rendre. Il m’envoya L'Imposture avec une dédicace que je n’ai fait voir qu'à deux personnes et qui me fut d’un grand secours, dans des crises de doute »398. Le Journal de Green dans l’entre-deux-guerres ne fait que peu de mentions de l’œuvre de Bernanos : si Green a lu les romans des années trente, il n’a pas été comblé par ces lectures. Plus tard, il évoque l’œuvre de Bernanos, notamment Journal d’un curé de

campagne dont il admire certaines phrases qu’il prend plaisir à noter399. Il a lu les romans de Bernanos sans réel plaisir, comme en témoignent ses réflexions au sujet de L’Imposture dont il avoue avoir sauté beaucoup de pages :

Tous les défauts de L'Imposture ne m'en cachent pas l'entraînante démesure. Le plus grand de ses sens était le sens de Dieu et le sens du péché. L’abbé Cénabre finit par faire peur. Quel homme a jeté un tel regard dans l'âme du mauvais prêtre... Tout cela dit, la matière du livre reste lourde. Si passionnantes que soient les explications psychologiques de Bernanos, elles n'en rappellent pas moins de très gros meubles que seul un déménageur à forte carrure peut déplacer, et l'on ne peut faire qu'on n'ait l'impression d'avoir aidé un peu au déménagement ; de là cette fatigue qu'on éprouve de le lire, mais je ne veux pas avoir l'air de sourire de lui : il est, à mes yeux, parmi les grands.400

Green confirme cette opinion à la lecture du Dialogue des carmélites : « C’est souvent du meilleur Bernanos.[...]. Dans tout ce livre, il y a une angoisse qui en rend la lecture presque

395 J. GREEN, Journal, 12 mars 1950, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 1139. 396

J. GREEN, Journal, 9 juin 1948, Œuvres complètes, tome IV, op. cit.,p. 1016. 397 J. GREEN, Journal, 12 juillet 1948, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 1021. 398 J. GREEN, Journal, 8 mars 1950, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 1138. 399 J. GREEN, Journal, 5 février1949, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 1062. 400

insupportable. On ne peut pas ne pas songer à notre temps si étrangement semblable à celui-là. Beaucoup pensé au petit nombre de croyants qui restent au monde. Ose-t-on se compter parmi eux ? Sans doute. Mais la foi ne suffit pas; Les démons aussi ont la foi, dit saint Jacques »401. Pour autant, Green n’a pas lu toutes les œuvres de Bernanos, et quand il se plonge dans l’ouvrage que Béguin a écrit sur l’auteur de Monsieur Ouine, il découvre « des textes qu’ [il] ne connaissai[t] pas et dont le ton surnaturel [l’]a beaucoup frappé. On y sent la chaleur toute-puissance de la foi, cette présence du feu, présence indiscutable et qui foudroie la raison »402.

401 J. GREEN, Journal 3 novembre 1949, Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 1116. 402

Chapitre 2. Les œuvres de François Mauriac, Georges Bernanos