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l’adaptabilité des programmes

I.2 Identifier les films à succès

I.2.2 Du national au local

Aussi curieux que cela puisse paraître, il n’existe pas de synthèse des palmarès et box-office au niveau national pour l’Allemagne nazie. Il est possible à l’aide de quelques sources de reconstituer une partie de celui-ci en suivant les renseignements donnés par les historiens du cinéma allemand. On peut alors se fier aux travaux de Boguslaw Drewniak qui proposent un classement issu de documents d’archives des services de la Propagande. Dans une note datant du 13 novembre 1944, soit en l’occurrence quelques jours avant la fin de l’exploitation cinématographique en Moselle annexée, on apprend les noms des plus grands succès de « l’ère de la Grande Allemagne »405. Die goldene Stadt a rapporté 12,5 millions de RM sur le marché intérieur, sans compter les entrées militaires et les projections organisées par le parti406. Il est suivi par Der weisse Traum de Géza Von Cziffra avec Wolf Albach-Retty et Olly Holzmann, puis d’Immensee, de Die grosse Liebe avec Zarah Leander, du film d’opérette Wiener Blut407

réalisé par Willy Forst et de Wunschkonzert. Drewniak cite également à la suite de ces six premiers films Schrammeln408, Zirkus Renz409, Die Frau meiner Träume410, Münchhausen,

Frauen sind doch bessere Diplomaten, Altes Herz wird wieder jung, Annelie411, … Reitet für Deutschland, Hab mich Lieb!412, Die Feuerzangenbowle413, Fronttheater, Damals414, Die grosse Nummer415 et Sophienlund416.

Cette liste d’une vingtaine de titres peut être complétée par une indication concernant les plus grands succès du second semestre de l’année 1943 qui coïncide justement avec la période la plus fréquentée pour les cinémas de Moselle et pour laquelle nous possédons le plus de données. Dans une note des services des finances adressée au ministère de la Propagande417,

405 DREWNIAK Boguslaw, op.cit., p. 631.

406 Cette indication soulève une interrogation pour laquelle nous n’avons pas encore trouvé de réponse. Les statistiques liées à la fréquentation des salles messines, qui place la ville en tête de l’exploitation nationale (voir p. 80), tiennent-elles compte des 40 % d’entrées effectuées par les soldats de la Wehrmacht ? Tout laisse à croire que oui car il s’agit de la raison la plus logique pour expliquer ce succès local hors norme.

407 1942, TVF : Sang Viennois.

408 Géza von Bolvary, 1944.

409 Arthur Maria Rabenalt, 1943, TR : Le cirque Renz. 410 Georg Jacoby, 1944, TVF : La femme de mes rêves.

411 Josef von Baky, 1941, TVF : Annelie.

412 Harald Braun, 1942, TVF : Le démon de la danse.

413 Helmut Weiss, 1944, TVF : Ce diable de garçon.

414 Rolf Hansen, 1943, TVF : Le foyer perdu. 415 Karl Anton, 1942, TVF : Tragédie au cirque.

416 Heinz Rühmann, 1943, TR : Scandale dans la famille.

on apprend qu’Immensee réalise le meilleur bénéfice, suivi de Das Bad auf der Tenne418,

Gabriele Dambrone419, Tonelli et Zirkus Renz.

Ces deux listes sont intéressantes car elles nous informent à propos de ce qui semble être les films les plus sollicités par les spectateurs allemands bien que nous soyons surpris de ne pas y voir Jud Süss qui réalise pourtant un score important. Il apparait que parmi les vingt films de la première des listes, seuls deux ne font pas partie des palmarès cumulés. La comédie dramatique Annelie est à la 34ème place à Metz et seulement à la 101ème à Thionville420.

Sophienlund, une comédie loufoque signée Heinz Rühmann, n’est projetée qu’une seule fois à Metz et à Thionville. Concernant les meilleurs films de la seconde liste transmise par Drewniak, elle devrait en principe se rapprocher des résultats observés dans le palmarès 3 car les deux mettent l’accent sur l’année 1943. Pourtant, à l’exception d’Immensee et du drame circassien Zirkus Renz, aucun des autres films n’entre dans le palmarès 3. Tonelli apparait pour la première fois en Moselle le 7 avril 1944 au Rex de Metz. Il est ensuite programmé dans au moins quatre autres villes de Moselle. Le constat est presque identique pour Gabriele Dambrone projeté à Metz le 18 avril 1944 puis dans trois autres villes. Das Bad auf der Tenne

est quant à lui projeté à Metz en octobre 1943, durant 14 jours, et circule jusqu’à la fin de l’annexion dans plusieurs villes du département (Forbach le 11 février 1944, Saint-Avold le 25 février, Creutzwald le 11 mars, Thionville le 14 avril, Hayange le 7 avril et Knutange le 16 juin). Techniquement, il s’agit du troisième film réalisé en Agfacolor, après Frauen sind doch bessere Diplomaten et Die goldene Stadt, mais il n’est distribué qu’après la sortie de

Münchhausen. L’intrigue raconte l’histoire d’une jeune femme, interprétée par Heli Finkenzeller, mariée au maire d’un petit village des Flandres au XVIIIème siècle, et qui se voit offrir une baignoire par un marchand. Ses séances de bains déclenchent la curiosité de tout le village autant que le scandale. Quelques scènes du film suggèrent une nudité rarement montrée comme telle dans les films de l’époque nazie. Le film suscite certainement la curiosité des spectateurs adultes compte tenu de son intrigue et les affiches du film sont plus aguicheuses qu’habituellement421.

418 Völker von Collande, 1943, TVF : L’Innocente Pécheresse.

419 Hans Steinhoff, 1943, TVF : Le Feu sous la cendre.

420 Voir à propos de ce film la section Les Palmarès des spectateurs, p. 160.

421 On trouve sur Youtube un témoignage filmé d’un spectateur polonais de Varsovie se remémorant la vision de ce film. Alors qu’il vient de pénétrer une ancienne salle où il avait l’habitude de venir voir des films durant la guerre, il se souvient que le film était interdit aux moins de 18 ans et que la scène du bain avait retenu toute son attention, bien plus que le fait que le film soit en couleur : Das Bad aus der Tenne 1943 / Koupel na mlate 2015,

Pour le reste des films, on note une certaine corrélation entre les plus grands succès sur le marché national allemand et les films les plus projetés en Moselle. Die grosse Liebe est le second film le plus projeté à Metz, le sixième à Thionville et dans le reste de la Moselle. Zarah Leander y joue le rôle d’Hanna Holberg, une chanteuse populaire qui tombe amoureuse de Paul Wendlandt, aviateur de la Luftwaffe, interprété par Viktor Staal, en permission à Berlin et bientôt appelé pour repartir à la guerre. Malgré des absences longues et répétées, les sentiments d’Hanna ne faiblissent pas. Paul finit par être blessé dans les combats mais ses jours ne sont pas en danger et Hanna peut enfin le retrouver. Parce qu’il témoigne de l’amour inconditionnel de la (future) femme d’un militaire, ce film est considéré comme une œuvre de propagande422. Il reste pour autant est un très bon mélodrame qui confronte les spectateurs aux dures sentiments d’un amour contraint par la guerre. Un autre film de « permission » est à signaler dans le palmarès de Metz. Il s’agit de la comédie romantique 6 Tage Heimaturlaub423 (Jürgen Von Alten, 1942). Une jeune fille écrit des cartes à des soldats du front et parvient à nouer une relation avec l’un d’entre eux, l’officier Werner Holt interprété par Gustav Fröhlich. Un jour, celui-ci obtient une permission de six jours et peut enfin rencontrer Agnès Forbach (Maria Andergast). Dans le contexte local, il est à noter que le nom de famille de la jeune fille est « Forbach »424. Comme la plupart des films de Jürgen Von Alten, 6 Tage Heimaturlaub ne fait pas partie des succès majeurs du cinéma nazi. Nous pouvons également rapprocher Auf Wiedersehn Franziska425 de cette thématique. Le film d’Helmut Käutner sorti en 1939 raconte l’histoire d’amour entre Michael, un reporter-photo joué par Hans Söhnker, et Franziska qui deviendra durant le film la mère de ses enfants, joué par Marianne Hope. L’activité professionnelle de Michael le mène aux quatre coins du monde. Franziska a de plus en plus de mal à laisser partir son mari. A chaque fois, c’est le même rituel. Ils se rendent sur le quai de la gare, il l’embrasse depuis l’une des fenêtres du wagon et lui dit « Au revoir, Franziska ». Michael doit partir pour Shanghai et sa femme ne supporte plus ses absences. D’autant qu’à la maison, le mari est attendu désormais par ses jeunes enfants. Alors qu’on la voit se rendre chez un avocat pour préparer les papiers du divorce, le film nous montre en parallèle Michael et son

422 « Die grosse Liebe (…) ist ein reiner Propagandafilm » : RHODE Carla, « Leuchtende Sterne? » , in : BELACH Helga, Wir Tanzen um die Welt, Munich, Hanser, 1979, p. 119-138. Rares sont les historiens à ne pas considérer ce film comme une œuvre de propagande bien qu’il ne fasse pas partie de la liste des « films sous conditions » (voir p. 213).

423 TR : Six jours de congés au foyer.

424 L’homonymie avec la troisième ville de la Moselle est le fruit du hasard. Les sites de généalogie recensent en effet quelques milliers de personnes s’étant appelées ou s’appelant Forbach. Une ville porte également le nom de Forbach près de Karlsruhe. À ne pas en douter, cette association a dû retenir l’attention des spectateurs locaux.

ami caméraman sur un champ de bataille en Chine426. Soudain, ce dernier meurt. Ce drame convainc Michael de rentrer et de stopper ses voyages à l’autre bout du monde. Quand il arrive enfin à Berlin, sa femme est heureuse de le retrouver. Mais désormais, c’est la guerre qui éclate en Europe. Franziska accepte sans rancœur le départ de son mari pour le front et, pour une fois, c’est elle qui lui dit « Au revoir, Michael ». Le film d’Helmut Käutner est une réalisation touchante à laquelle il est facile d’adhérer, « une des plus poignantes histoires d’amour qu’ait filmée le cinéma » selon Louis Marcorelles en 1957427. Comme dans Romanze in Moll428 dans lequel Marianne Hope tient aussi le rôle principal, il dépeint précisément les sentiments de l’héroïne, de plus en plus en proie à la tristesse. Cette sensibilité donne un gage de sincérité au film. Pourtant le contexte dans lequel il sort le transforme en une œuvre orientée. En effet, le sacrifice de la femme pour la carrière de son mari est au centre des préoccupations de nombreuses Allemandes qui voient leur mari partir au front429. Tout comme Hanna dans Die grosse Liebe, Franziska consent à accepter l’absence de son mari mais sa souffrance intérieure n’en est pas pour autant effacée. Mais le happy end du mélodrame de Käutner est plus amer. Le retour à la maison de Michael ne dure qu’un temps et le départ en train vers le front restreint les perspectives positives puisque son mari retrouve le danger de la guerre. Le sourire de Franziska ne suffit pas nécessairement à rassurer le spectateur lorsqu’il connait lui-même le danger encouru.

Die goldene Stadt de Veit Harlan est le troisième film le plus projeté à Metz, le premier à Thionville et dans le reste de la Moselle. Il est le deuxième long-métrage allemand produit en couleur. Il raconte l’histoire de la jeune Anna Jobst. Elle souhaite découvrir Prague mais son père lui interdit de quitter le village de peur que la ville ne la corrompe. Elle est destinée à épouser Thomas, le jeune fermier incarné par Rudolph Prack. Elle décide de se rendre une journée à Prague. Elle n’en reviendra que plusieurs semaines plus tard, enceinte et esseulée. Ce mélodrame est également considéré comme un film teinté d’une propagande anti-slave. Comme pour Die grosse Liebe, il semble que l’intensité des sentiments des personnages féminins prime grandement sur l’aspect idéologique chez les spectateurs430. Ces deux premiers exemples,

426 Il s’agit des évènements de la guerre sino-japonaise qui débute en 1937.

427 À l’occasion d’une rétrospective consacrée à Helmut Käutner organisée à la cinémathèque de Paris, Louis Marcorelles lui consacre un article dans les Cahiers du Cinéma. L’auteur souligne la puissance sentimentale du film et le « subtil parfum de mort » qui envahi progressivement l’histoire. MARCORELLES Louis, « Kaütner, le dandy », Cahiers du cinéma, numéro 73, juillet 1957, p. 26-29.

428 TVF : Lumière dans la nuit.

429 Cette idée du sacrifice personnel, voire également professionnel, est récurrent dans le cinéma nazi et transparait d’autant plus après 1939. On pense à Fronttheater notamment. Voir p. 328.

430Die goldene Stadt est développée plus amplement dans la troisième partie de cette étude : Die goldene Stadt : l’appel de la liberté, p. 336.

communs aux palmarès locaux et nationaux indiquent une convergence évidente. En effet, il apparait que les plus grands succès du cinéma allemand sont aussi les plus grands succès d’exploitation en Moselle. Ces mélodrames proposent un spectacle de qualité reconnu de tous et partout. C’est pourquoi ces deux films sont aussi des grands succès dans d’autres territoires occupés. Pour autant leur appréhension dans des contextes politiques variés doit nous interroger sur la diversité des lectures envisageables de ces films à grand succès. Parmi les autres films communs entre les palmarès et les succès nationaux, on note aussi … Reitet für Deutschland

dont le succès local se mesure autant dans sa présence dans les palmarès de Metz et Thionville que dans les nombreux souvenirs des spectateurs mosellans431.

La comédie populaire Hab’ mich Lieb!, réalisé par Harald Braun avec Marika Rökk en vedette, est également commune entre les échelles de popularité nationales et locales. Comme souvent avec l’actrice d’origine hongroise, le film est assimilable au genre de la revue bien que les scènes musicales y soient moins nombreuses que dans les films du même genre. Hab’ mich Lieb! raconte l’histoire d’une danseuse qui se retrouve licenciée par son directeur à la suite de nombreux retards. Elle trouve alors un emploi de femme de ménage auprès d’un égyptologue. L’histoire se construit ensuite sur des quiproquos et malentendus comiques ainsi que sur des scènes de romance. Au final, la danseuse réussit à reprendre son rôle dans la troupe. Les productions chorégraphiées de Busby Berkeley aux Etats-Unis inspirent grandement les films de revue réalisés par les Allemands. Dans cette course à la prouesse et au sensationnel, ces derniers ne sont pas seulement des ersatz sur un marché cinématographique où les films américains sont interdits. Ils recèlent des innovations et de la créativité qui méritent qu’on s’y intéresse. L’une des séquences d’Hab’ mich Lieb! qui précède l’interprétation par Marika Rökk du titre « Singt mit dir » est réalisée avec un grand soin. Les travellings latéraux rythmés par la musique de chambre sur laquelle s’élancent la danseuse et le danseur permettent d’étendre l’espace scénique « à l’infini ». On ne ressent jamais une quelconque limite physique qui se poserait à l’enchainement de leur pas. Au bout de trois minutes, la séquence est complétée par une autre chorégraphie sur un morceau swing interprété énergiquement par des cuivres. Le personnage joué par Marika Rökk est « attiré » par cet autre espace scénique (1). Le réalisateur maintient les deux scènes séparées. La danseuse les traverse par l’effet des raccords-mouvements. Au final, la jonction des deux chorégraphies s’opère (2). Cette idée d’une tension perpétuelle entre la tradition classique et la modernité se retrouve à plusieurs reprises dans le cinéma allemand.

Dans Tanz mit dem Kaiser432 (Georg Jacoby, 1941), Marika Rökk interprète la future femme d’un jeune empereur qui n’était pas intéressé par l’amour jusqu’à ce qu’il la rencontre. En partie tourné au château de Schönbrunn433, le film fait la part belle à l’Autriche du XVIIIème

siècle et, par le biais des séquences chorégraphiées, à la valse viennoise. Il est signé Georg

432TVF : Danse avec l’empereur

433 Il s’agit de la principale demeure impériale des Habsbourg.

Hab mich Lieb! (1)

Jacoby, mari de l’actrice avec lequel elle tourne beaucoup de ses films (Gasparone434, Die Frau meine Traüm ou encore Kora Terry435, tous trois diffusés en Moselle) et donc spécialiste des films de revue436. Bien qu’il ne fasse pas parti des succès nationaux, il apparait dans les trois palmarès locaux ce qui démontre une forte popularité auprès du public mosellan. Nous pouvons faire une observation similaire pour Romanze in Moll d’Helmut Käutner. Il raconte l’histoire d’un chef d’orchestre qui, après avoir découvert sa femme morte dans son lit, apprend qu’elle entretenait depuis quelques temps une relation avec un autre homme. Le film nous montre à l’aide de longues séquences en flash-back la situation sentimentale inextricable dans laquelle se trouvait l’héroïne interprétée par Marianne Hope. Malgré une écriture parfaite et une réalisation soignée437, le film est considéré comme un des plus grands naufrages financiers du cinéma nazi438. Il fait pourtant partie des films les plus projetés dans le palmarès 3 de la Moselle avec 28 jours de projection dans huit salles différentes. Étonnamment, il est d’abord projeté dans des petites salles avant de parvenir à Metz. D’après notre reconstitution, c’est le cinéma de L’Hôpital qui le propose en premier le 4 décembre 1943, puis le Krämer à Saint-Avold le 8 janvier 1944, l’Union de Thionville le 14 janvier le Palast à Hayange le 28 janvier, et enfin il arrive à Metz, au Rex le 3 février 1944 pour 12 jours. Il est repris en juin pour 3 jours au UT Sablon.