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l’adaptabilité des programmes

I.4.3 Le cinéma des enfants

Le public adolescent partage des attentes communes avec les spectateurs adultes, d’où les problèmes liés à la censure. Un autre public doit être aussi considéré, celui des enfants. Les séances qui leur sont consacrées (Märchenfilmveranstaltung) sont observables pendant toute l’annexion, aussi bien dans les grandes villes que dans celles plus modestes en campagne. Elles consistent très souvent en une somme de Märchenfilme (littéralement films de contes) programmés en matinée ou en début d’après-midi. Ce ne sont pas des films d’animations mais bien des fictions jouées par des comédiens, voire des vedettes du cinéma allemand comme Lucie Englisch ou Gustav Waldow356. On retrouve en Moselle les adaptations des contes de Grimm tels que Rotkäppchen und der Wolf357, Schneewittchen und die sieben Zwerge358 ou encore Rumpelstilzchen359. À Metz les séances ont lieu au Gloria et au Rex. Il existe également

354MZ, 28 novembre 1942.

355 Le premier visa d’exploitation délivré le 10 juin 1942 l’autorise à tous les publics. Un second visa restreint l’accès aux films aux plus de 14 ans en avril 1944.

356 SCHLISINGER Ron, « Einmarsch in Märchenreich », Spiegel Online, <http://www.spiegel.de/einestages/ns-propaganda-a-948787.html>, consulté le 14 mai 2017.

357 Le petit chaperon rouge.

358 Blanche-neige et les sept nains.

des tournées itinérantes. En février 1941 un programme de quatre Märchenfilme tourne dans plusieurs cinémas de Moselle. Entre le 23 février 1941 et le 2 mars 1941, le programme est projeté au Gloria de Metz, à l’Union-Theater d’Hagondange, à Amnéville, à nouveau au Gloria

de Metz, à Moyeuvre-Grande et enfin à Rombas. On y retrouve les films Der süsse Brei360,

Wundervolle Märchenwelt361, Kasperle bei den Wilden362 et Die Sterntaler363.

Les séances de ces Märchenfilme sont à prix réduits par rapport aux autres séances. Selon l’emplacement, la place pour un enfant ne coûte qu’entre 0,30 RM et 0,50 RM et celle de son accompagnateur entre 0,50 et 0,70 RM364. La volonté d’en faire un moment ouvert à tous est même signalée dans un article indiquant que « le prix d’entrée est très réduit afin que chaque enfant puisse ressentir de la joie »365. L’enjeu n’est-il que de divertir ? Le Märchenfilm

n’échappe pas aux soupçons de manipulation idéologique. D’une part les projections sont presque tout le temps accompagnées des Deutsche Wochenschau. L’intérêt de leur présence au sein de projections destinées aux enfants est discutable. D’autre part, un témoin qui assistait à ces séances de Märchenfilme nous indique également que la population soupçonnait les autorités de programmer les Märchenfilmveranstaltung le dimanche matin afin d’inciter les enfants à ne pas se rendre à la messe. Enfin, concernant le contenu même de ces films, Ron Schlesinger a récemment montré en quoi ces films pouvaient être instrumentalisés par les nazis pour y intégrer des signes idéologiques comme l’oncle chasseur du Chaperon Rouge qui porte une swastika sur son chapeau. Au même titre que pour les films « destinés aux adultes », ces immixtions du nazisme ne constituent pas des preuves en soi d’un quelconque effet de ces films sur les jeunes enfants. C’est plus la capacité des autorités d’annexion à offrir un spectacle de qualité à chacun qui demeure un élément tangible d’une emprise culturelle sur les spectateurs mêmes très jeunes.

Enfin, nous ne pouvons étudier les segmentations du marché cinématographique local selon les publics sans évoquer l’exploitation des films hors des structures commerciales. La principale structure à diffuser des films s’adresse justement aux jeunes spectateurs puisqu’il s’agit des Jugendfilmstunde, des séances cinématographiques organisées par la Hitlerjugend et à destination de la jeunesse. En Moselle, elles existent dès le début de l’annexion et nous avons pu retrouver quelques-uns des films projetés dans ces séances spéciales. Néanmoins aucun

360 La douce bouillie.

361 TR : Le monde merveilleux des contes de fées.

362 TR : Kasperl dans la nature sauvage. 363 TR : Les ducats tombés du ciel.

364MZ, 11 octobre 1941.

témoin ne nous a parlé d’une quelconque participation à ces séances, y compris pour ceux ayant ouvertement évoqué leur participation dans la Hitlerjugend. Le 14 octobre 1940 le film

Hitlerjunge Quex366 (Hans Steinhoff, 1933) est projeté au Palast de Metz ainsi qu’au Scala de Thionville. Le film raconte l’histoire d’un jeune homme rejoignant la Hitlerjugend alors que son père est communiste. Le film est marquant dans l’histoire du cinéma nazi puisqu’il s’agit de la première œuvre commerciale entièrement produite après leur arrivée au pouvoir. L’œuvre utilise l’émotion cinématographique à des fins politiques en faisant du jeune Heini, surnommé Quex, une « victime » de l’intolérance politique de ses adversaires : il meurt roué de coups par des militants communistes. Le film n’apparait jamais dans la programmation des cinémas de Moselle. À la même date est projeté à Hayange et Rombas le film D III 88367 (Hans Bertram et Herbert Maisch, 1939). Le film est adapté aux jeunes publics et raconte l’histoire de deux jeunes pilotes rivaux en amour mais qui uniront leur force pour exceller militairement. Les autres programmes dont nous disposons s’inscrivent toujours dans ce qu’on pourrait nommer un divertissement pédagogique. Le documentaire Feldzug in Polen est programmé en décembre 1940 à Hagondange et dans une salle associative de Metz. Aujourd’hui il est encore reconnu, malgré sa propagande, pour sa qualité didactique368. Le film Hände Hoch!369 d’Alfred Weidenmann, sorti en 1942, apparait également la même année dans une projection de la

Hitlerjugend. Le réalisateur est connu pour son travail cinématographique à destination de la jeunesse.

Contrairement aux Jungendfilmstunden, plusieurs témoins se souviennent d’avoir été emmenés au cinéma avec leur classe pour y voir des films. Ces séances ne sont pas rapportées dans la presse locale et il faut donc s’en tenir à la mémoire des spectateurs pour en reconstituer une partie du contenu. Adèle nous apprend qu’elle était voir ...Reitet für Deutschland370 (Arthur Maria Rabenalt, 1941) avec ses camarades, Marie-Louise et sa classe sont allées voir Jud Süss : « À l’école normale nous avons été obligés d’y aller (…). On a été voir le Jud Süss. Je m’en

366 TVF : Le jeune hitlérien Quex

367 Le film fait référence à un modèle d’avion de la Première Guerre Mondiale.

368 Le film a récemment été édité en DVD par l’ECPAD dans une perspective historique et pédagogique. La cliothèque, réseau de professeurs d’histoire-géographie, indique qu’il s’agit d’un film « absolument remarquable » permettant « quel que soit le niveau de classe de présenter (…) les ressorts de la propagande », les « cartes d’une grande clarté ». MODICA Bruno, « La campagne de Pologne, La cliothèque, <https://clio-cr.clionautes.org/la-campagne-de-pologne.html>, consulté le 13 juin 2017.

369 TR : Mains en l’air !

rappellerai toujours... ». Quant à Jeannine qui était plus jeune, elle se souvient que l’école organisait des séances au cinéma pour y voir des Märchenfilme.

Conclusion

Si nous ne pouvons préciser autant que nous le souhaiterions la quantité de civils et de soldats qui composent les salles de Moselle, il ne fait aucun doute que le loisir cinématographique était une institution culturelle d’ampleur durant la guerre. Metz est la ville du Reich où l’on compte le plus fort taux de fréquentation des salles par habitant en 1943. Peut-on imaginer à quoi pouvaient ressembler les rues de l’hyper-centre les dimanche après-midi lorsque tant de monde se rendait au cinéma ?

Le contrôle qu’exercent les autorités nazies sur le loisir cinématographique semble confirmer la valeur fondamentale de ce loisir dans le cadre de l’annexion. À l’image de ce qui se pratique en France occupée en 1940/1941, on assiste en Moselle à une déferlante de films allemands dans les salles. La différence essentielle réside dans l’absence désormais vérifiée de films français pendant les quatre années et demi de l’annexion. Les Mosellans « Volksdeutsche » constituent une population que les nazis considèrent comme assimilable au peuple allemand. Pour autant, ils se méfient ostensiblement des films français, pas nécessairement pour les vedettes qu’on y retrouve puisque Mireille Balin ou Renée Saint-Cyr apparaissent en Moselle, mais parce qu’ils sont des objets culturels nationaux.

Ce contrôle de l’activité cinématographique ne doit pas nous faire omettre la qualité formelle du loisir qui est proposé aux Mosellans. En dehors des grandes soirées, à fortiori mondaines, organisées pour la première locale de certains grands films, il nous faut souligner l’effort fourni pour proposer de la nouveauté même dans les salles les plus modestes, ainsi qu’une prise en compte des attentes des différents publics.

Jusqu’où s’étend la présence de l’idéologie dans la conception des programmes des cinémas de Moselle ? À ce stade, nous pourrions légitimement envisager que les films aient été envisagés comme des outils susceptibles d’influencer les Mosellans. Il convient d’identifier précisément les œuvres qui composent le marché cinématographique local. La reconstitution des palmarès locaux va nous permettre de constater quels sont les films qui connaissent le plus de succès en Moselle annexée. En y associant les souvenirs des spectateurs, nous pourrons préciser la question des succès locaux ainsi que mesurer le plaisir qu’ils associent au cinéma allemand.

Partie 2 : le marché des films