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Le marché local et la problématique de l’idéologiede l’idéologie

l’adaptabilité des programmes

I.1 Le marché local et la problématique de l’idéologiede l’idéologie

Le cinéma allemand produit sous le nazisme a longtemps été caractérisé à travers ses films de propagande. Des films comme Jud Süss et Olympia371 (Leni Riefenstahl, 1938) sont devenus des symboles de la propagande nazie. Leurs réalisateurs respectifs ont également dû s’expliquer devant des cours de justice. Ces deux films, et plus généralement les films de propagande nazie, sont utilisés comme des exemples du lien qui existe entre l’art cinématographique et les systèmes totalitaires. Dans la fiche de présentation du troisième thème d’histoire en classe de première des filières littéraires, et économiques et sociales, le ministère de l’Éducation nationale français donne des renseignements sur l’utilisation de arts par les nazis :

« Dans l’Allemagne nazie, (…) la peinture et la sculpture (avec notamment Arno Breker) exaltent les valeurs « du sang et du sol » et de la race, ainsi que le cinéma avec Leni Riefenstahl (Les Dieux du stade) et des films antisémites comme Le juif errant ou Le juif Süss. Des films de divertissement sont certes produits mais certains, comme les films « de montagne », exaltent aussi la pureté et la grandeur du Volk.372 »

L’enseignement des usages totalitaires des arts réduit l’existence du cinéma sous le nazisme à la seule question de la représentation de l’idéologie nationale-socialiste. Si nous avons déjà vu que la part de films allemands que l’on peut considérer comme étant de la propagande est minoritaire dans l’ensemble de la production de 1933 à 1945373, nous devons maintenant considérer que le marché cinématographique mosellan nous révèle en outre que l’exploitation de ces films, tout du moins au niveau local, est également minoritaire. Par exemple, aucun film de Leni Riefenstahl n’est programmé en Moselle durant toute l’annexion. Quant aux « films de divertissement » évoqués par le programme scolaire des premières, ils constituent l’essentiel de la programmation mais ne se résument pas à des « films de

371 TVF : Les dieux du stade.

372Question : genèse et affirmation des régimes totalitaires (soviétique, fasciste et nazi), Eduscol, Ministère de l’éducation nationale, http://cache.media.eduscol.education.fr/file/HG_series_ES_et_L_mise_a_jour_1ere/55/3/0 5_Hist_Th3_Q1_Gene_se_et_affirmation_VF_458553.pdf, consulté le 4 juin 2017.

373 Sur les 1094 films produits, l’estimation qui fait consensus établit le nombre de films de propagande à 145, soit 13,25 %. Celle-ci est basée sur les travaux de Gerd Albrecht (ALRECHT Gerd, op.cit.). Cette estimation recèle quelques oublis, notamment des longs-métrages documentaires faisant partie de la distribution commerciale.

montagne », et ne peuvent pas être considérés uniquement à travers leur exaltation de l’idéologie. La vision simplifiée du cinéma allemand sous le nazisme est aussi observée au musée du film et de la télévision de la cinémathèque allemande à Berlin374. La scénographie se décompose en plusieurs espaces consacrés chacun à des périodes stylistiques et chronologiques de l’histoire du cinéma allemand. L’espace réservé au cinéma sous le Troisième Reich se compose de deux salles. La première est consacré au film Olympia où une maquette du stade olympique des Jeux de 1936 permet d’observer les différents angles de prises de vue utilisés par la réalisatrice. La salle suivante est dédiée au cinéma sous le nazisme. La scénographie diffère immédiatement : on passe d’une disposition verticale commune à tous les autres espaces du musée à une disposition presque entièrement horizontale. Elle oblige les visiteurs à abaisser leur regard pour découvrir les documents qui sont disposés sous des tables vitrées375. Est-ce une manière d’avertir les usagers en évitant la confrontation frontale entre eux et les archives nazies ? Deux des quatre murs de la salle sont couverts de casiers en métal que les visiteurs peuvent ouvrir pour y découvrir des archives. Comme s’il ne fallait pas que ces documents restent à la vue de tous, les tiroirs se referment automatiquement lorsqu’on les relâche. Seules deux affiches sont exposées verticalement, une de Wunschkonzert376 (Eduard von Borsody, 1940) et une autre d’Amphitryon377, ainsi qu’une série de portraits photographiques des professionnels du cinéma allemand dont la mort est liée de près ou de loin au nazisme. La scénographie a ainsi tendance à multiplier les effets de distanciation avec les objets de cette époque et peu de place est laissée à la question de la fonction populaire et divertissante de ces films. Le catalogue de l’exposition confirme une vision restreinte du cinéma allemand du Troisième Reich, uniquement orientée vers ses liens avec les doctrines nazies : « Les films de propagande représentent une part importante de la production filmique pendant la dictature nationale-socialiste. (…) Mais des films apolitiques de divertissement furent aussi diffusés pendant les premières années de la guerre »378 . Cette citation est proche de celle du bulletin de l’enseignement secondaire français évoquée plus haut. Tout en restant floue dans son évaluation quantitative, elle met l’accent sur le cinéma de propagande. L’évocation des films de divertissement insinue uniquement une volonté de détournement des spectateurs. La

374Museum für Film und Fernesehen, Deutsche kinemathek, Berlin, visite effectuée en octobre 2013.

375 Des téléviseurs placés au-dessus des tables, et qui proposaient deux adaptations de Jud Süss dont celle de Veit Harlan, ont été supprimés il y a quelques années afin « de faciliter la lecture des visiteurs ». Entretien par e-mail avec la direction du musée, novembre 2013.

376 TVF : L’épreuve du temps.

377 Il s’agit d’un film que l’on croise peu dans l’historiographie du cinéma nazi, contrairement à Wunschkonzert. Le film est réalisé par Reinhold Schünzel en 1935 en plusieurs versions linguistiques. Celle en français s’intitule

Les Dieux s’amusent.

participation de ces derniers au loisir cinématographique, qui n’a jamais été aussi forte que pendant la guerre, n’est abordée qu’à travers le succès du film Jud Süss, présenté comme « une association toxique » du mélodrame et d’insinuations antisémites, ayant attiré 20 millions de spectateurs379.

Ces évocations qui émanent d’instances publiques officialisent et transmettent une vision stéréotypée du cinéma allemand, elle-même issue d’une historiographie qui a pendant longtemps fait de la question de la propagande le seul point d’observation possible pour ce cinéma. Nous possédons une vision altérée et déséquilibrée de celui-ci et, par là même, de l’utilisation du cinéma à des fins idéologiques qu’on ne saurait limiter qu’aux seuls films dits de propagande. Dès 1946, le chercheur allemand émigré aux États-Unis Siegfried Kracauer affirmait que « tous les films nazis étaient plus ou moins des films de propagande », même les films de divertissement qu’on imagine « pourtant loin d’un quelconque message politique »380. Pierre Ayçoberry indique dans La Société allemande sous le IIIème Reich qu’il est difficile pour les commentateurs d’évaluer la présence d’un quelconque message politique dans les films de divertissement381. Par « difficile », le chercheur peut signifier d’une part l’impossibilité de trouver du contenu idéologique dans ces films car ils n’en contiendraient pas, ce qui rejoindrait en partie le jugement relativiste quant aux films populaires nazis. Il peut d’autre part souligner la difficulté d’identifier la propagande face à la complexité de son utilisation par les nazis.

Plutôt que de pencher vers une vision simpliste du cinéma qui exclut le jugement des spectateurs face au contenu idéologique ou une vision réduite qui exclut toute une part de la production filmique de l’évaluation idéologique, nous souhaitons considérer tous les films programmés en Moselle dans notre analyse. Le raisonnement doit être mené sur la question de l’idéologie et des sensibilités culturelles. Cela inclut les films véhiculant un réel contenu politique mais également des films qu’on qualifierait aisément d’anodins mais dont l’action, le décor, les dialogue dirigent les spectateurs vers une culture contrôlée.

Le loisir cinématographique mosellan est contrôlé directement par le CdZ Lothringen et le NSDAP. Il convient de le considérer comme un outil à disposition des autorités pour diffuser une culture nationale allemande et une idéologie nazie qu’elles jugent adaptée au contexte local. Mais il ne faut pas oublier que cet outil doit conserver son attractivité vis-à-vis des spectateurs.

379Ibid.

380 KRACAUER Siegfried, LEVENSON Claude, SRETEN Maric, De Caligari à Hitler : une histoire psychologique du cinéma allemand, Lausanne, L’âge d’Homme, 1984, p. 311.

381 AYÇOBERRY Pierre, La société allemande sous le Troisième Reich : 1933-1945, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 82.

Christian Metz rappelle à ce titre que « l’institution cinématographique » est composée, d’une part, de l’industrie cinématographique, dont le but est de faire remplir les salles, et, d’autre part de la « machinerie mentale » des spectateurs qui poursuivent la volonté de nouer une bonne relation avec les films382. Ainsi le cinéma nazi en Moselle doit servir de support de diffusion de la culture et des idéologies dominantes, mais il doit également plaire aux spectateurs. Cette double fonction a donné lieu, au départ de cette étude, à deux hypothèses quant au rôle du cinéma dans la Moselle annexée. La première envisage l’existence d’un projet cinématographique spécifique à la Moselle comme soutien à la politique de germanisation. La seconde hypothèse envisage le cinéma en Moselle comme un moyen d’évasion du réel. Elle est née au fil des contacts avec les témoins locaux et en observant les premiers résultats de la reconstitution des programmes. L’identification d’émotions positives dans les souvenirs des spectateurs mosellans orienterait alors l’idée d’une programmation destinée à « divertir » au sens pascalien du terme, éloignant les spectateurs du réel. L’analyse approfondie des films programmés en Moselle permet de vérifier la plausibilité de ces deux hypothèses. Ce corpus doit être analysé pour son contenu et être mis en relation avec la parole des spectateurs, tout autant pour l’authentifier que pour la confronter à l’expérience réelle. Ces analyses doivent également être comparées à d’autres classements, extérieurs à la Moselle cette fois, pour identifier les particularités de la consommation locale. Dans le chapitre consacré aux films de propagande en Moselle, ces classements nous permettent d’évaluer premièrement le degré idéologique des films programmés et deuxièmement leur présence effective. L’analyse du contenu idéologique des films est menée parallèlement à l’observation des procédures d’évaluation de la qualité des films par les spectateurs. L’autonomie du jugement esthétique invite à relativiser la capacité d’influence idéologique des films. Leur autonomie face aux films, provenant de critères de jugement personnels, invite à relativiser les modalités d’influence des films.

Nous accorderons également une place importante à la circulation des films étudiés au sein du marché local. En l’absence de données régulières concernant les entrées, elle demeure un indicateur fidèle du succès des films auprès des spectateurs puisqu’aucun exploitant ne prendrait le risque de reprogrammer un film qui n’aurait pas attiré les foules lors de ses précédentes programmations. De même, la prolongation d’un programme durant quelques jours ou plus répond à une demande locale élevée.

L’identification et la quantification des thèmes et des discours idéologiques véhiculés par les films est un préalable : une œuvre n’ayant été programmée que sporadiquement ne peut pas être comparée d’égale à égale avec un film qui fait partie du palmarès local. Évaluer les œuvres pour un contenu idéologique indépendamment de leur popularité locale ne permet pas en retour d’utiliser ces œuvres pour en déduire un désir « caché383 » des spectateurs. C’est ce qui est notamment reproché à Siegfried Kracauer lorsqu’il étudie la représentation des types nationaux dans les films hollywoodiens384 sans considérer la question de la popularité de ces films385. C’est pourquoi l’impact idéologique des films allemands étudiés dans cette partie n’est envisageable qu’en fonction du succès qu’ils ont eu en Moselle annexée. Nous pouvons dire d’un film comme Der ewige Jude386 (Fritz Hippler, 1940) qu’il est une œuvre ouvertement antisémite. Mais si sa programmation est limitée, son impact idéologique l’est tout autant. Or, si sa diffusion est minorée, voire inexistante, sa prise en compte dans notre analyse de l’instrumentalisation du cinéma en Moselle n’a que peu d’intérêt. Choisir ou non de programmer un film, c’est opérer des sélections censées être des preuves d’une adaptation des exploitants (ou des autorités) au public local. Cette adaptation n’est pas uniquement basée sur la réussite économique. La programmation peut être aussi le fruit d’une intention politique ou d’une spécialisation d’une salle387. Néanmoins dans tous ces cas, elle doit conduire à une participation unanime des spectateurs. C’est pourquoi une attention particulière sera portée aux différences entre les films distingués par les autorités, ou par le marché national, et les films les plus vus en Moselle.

383 JULLIER Laurent et LEVERATTO Jean-Marc, La leçon de vie dans le cinéma hollywoodien, Paris, Vrin, p. 92.

384 KRACAUER Siegfried, « Les types nationaux vus par Hollywood », Revue internationale de Filmologie, n°6, 1950, p. 115-133, cité dans JULLIER et LEVERATTO, ibid.

385Ibid.

386 TVF : Le péril juif.

387 BUDEX Sarah, « L’homme de l’ombre. Le programmateur, entre positionnement économique et représentations symboliques », Théorème : la vie des salles de cinéma, n°22, p. 127-140.