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l’adaptabilité des programmes

I.3 Les vedettes phares

I.3.3. a Les vedettes incontestables

Dans un premier temps, il parait logique que les vedettes qui sont le plus souvent citées correspondent également aux films les plus ancrés dans les mémoires. Le nom de l’acteur peut d’ailleurs occulter complètement le titre du film. Parmi eux, c’est certainement Zarah Leander pour les femmes et Heinz Rühmann pour les hommes qui remportent le plus de « suffrage ». Lucien comme Jean-Marie vouent une adoration sans borne pour l’acteur-bonhomme spécialiste des comédies, ne serait-ce que pour sa voix, selon Lucien : « Il avait une voix spéciale, elle est encore là-dedans (en montrant sa tête) »560. Son côté « gauche » provoque l’empathie et son côté bienveillant et modeste facilite l’identification d’un jeune public, alors davantage exposé aux fresques mettant en avant les grands hommes. Physiquement, Heinz Rühmann n’a rien de particulièrement attrayant ce qui le différencie des acteurs grands, au visage anguleux tels que Viktor Staal ou Viktor De Kowa : « Il était pas très grand mais qu’est-ce qu’il jouait bien ! », s’exclame Marie-Thérèse561. Il se distingue aussi des acteurs romantiques comme Willy Fritsch ou Willy Birgel en interprétant des rôles à la limite du héros enfantin562. Rühmann est connu de tous les témoins mosellans et la simple vision de son portrait pendant les entretiens suffit à faire naître des sourires nostalgiques comme en témoigne la réaction de Marie-Louise : « On l’aimait beaucoup… Il avait beaucoup de succès parce qu’il est resté simple. C’est tout à fait lui… Avec son petit nœud papillon… »563. La simplicité de Rühmann est un de ses atouts dans le paysage cinématographique des années 1940. Jean-Marie le considère comme son idole et il possède deux biographies qui lui sont consacrées. Pour lui c’était un comique comme il n’en existe pas d’autre, un « artiste complet »564. Heinz Rühmann bénéficie d’un statut de vedette qui dépasse les frontières allemandes. Les revues de presse de l’occupation en France indiquent une reconnaissance formelle de son talent565, ce qui va à

560 EG-4.

561 Entretien Marie-Thérèse.

562 LOWRY Stephen, « Heinz Rühmann – The archetypal German », in : BERGFELDER Tim, CARTER Erica, Göktürk Denis, The German cinema Book, London, BFI/Palgrave Macmillan, 2010, p. 81-89.

563 Entretien Marie-Louise.

564 Entretien Jean-Marie.

565 Le 19 novembre 1937, L’Intransigeant relate une visite d’Heinz Rühmann, Leny Marenbach et Heli Finkenseller à Paris à l’initiative de la Reichsfilmkammer. La journaliste qui suit la visite des vedettes allemandes évoque, au sujet de Rühmann, un homme qui est « dans la vie tel qu’il est à l’écran » et salue cet acteur allemand qui sait rester humain malgré la célébrité.

l’encontre de l’observation faite par Stephen Lowry d’un acteur inconnu à l’extérieur de son pays566.

Si Zarah Leander se rappelle à la mémoire de tous les spectateurs, c’est certainement autant pour ses films qui ont été diffusés pendant la guerre que pour son aura après celle-ci. Elle n’est pas qu’une vedette allemande au service du public allemand. Avant-guerre, elle s’impose d’ores et déjà comme une des grandes stars du cinéma européen567. En 1936, la presse cinématographique corporatiste française lui prédit déjà un bel avenir568. Lorsqu’elle arrive en train à Paris au printemps 1941 pour assurer les postsynchronisations des films Das Herz der Königin569 (Carl Froelich, 1940) et Der Weg ins Freie, on organise une réception grandiose où le tout-Paris est réuni dont Annie Ducaux, Jean Cocteau, Maurice Rostand ou encore Serge Lifar570. Jacques Siclier rapporte dans ses souvenirs du cinéma de l’occupation à Dijon à quel point Zarah Leander était une figure très appréciée et évoque une association de substitution avec Greta Garbo, alors maintenue hors des circuits suite à l’embargo sur le cinéma américain571.

Dans les faits, Zarah Leander ne tourne que très peu de films. Nous en notons douze entre l’année 1936 (Premiere572) et l’année 1943 (Damals) lorsqu’elle décide de retourner en Suède. Olga Tschechowa en tourne 36 durant la même période, Marianne Hope ou encore Magda Schneider en tournent une vingtaine573. Parmi ces douze films, dix sont projetés au moins une fois en Moselle durant l’annexion : La Habanera574, Der Blaufuchs, Es war eine

566 LOWRY Stephen, art.cit.

567 Le poids de cette notoriété se retrouve dans le film Natalia (Bernard Cohn, 1989). Le réalisateur a choisi d’illustrer la passion pour le cinéma de la jeune femme se rêvant actrice avec la chanson « Le vent m’a dit une chanson ». Il s’agit en fait d’une adaptation française du titre Der Wind hat mir ein Lied erzählt chanté par Zarah Leander dans La Habanera. Nous remercions Jean-Loup Bourget de nous avoir aimablement transmis cette précieuse indication.

Quentin Tarrantino utilise également la figure populaire de Zarah Leander dans Inglorious Bastard (2009). La chanson Davon geht die Welt nicht unter, interprétée par la star dans Die grosse Liebe, figure sur la bande originale du film.

568Ciné-France, 28 janvier 1936.

569 TVF : Marie Stuart.

570 Le journaliste de Paris-midi donne une liste d’invités de plusieurs dizaines de noms dans son édition du 16 mai 1941.

571 L’expérience cinématographique de Jacques Siclier à Troyes nous renseigne sur les rapports entretenus entre les spectateurs français « occupés » et les films de l’occupant. Si Zarah Leander et Marika Rökk ont retenu son attention, il tient ensuite à exprimer son rejet farouche de la figure de « la blonde et fadasse » Kristina Söderbaum. SICLIER Jacques, La France de Pétain et son cinéma, Paris, Henry Veyrier, 1981, p. 19-20.

572 Géza von Bolvàry, TR : Première.

573 ALBRECHT Gerd, op.cit., p. 194-196.

rauschende Ballnacht575, Heimat, Die vier Gesellen576, Das Lied der Wüste577, Das Herz der Königin, Der Weg ins Freie, Die grosse Liebe et Damals. La popularité de Zarah Leander ne justifie pas à priori des cycles intensifs de ses anciens films, à l’exception d’Heimat dont les projections à Metz578 lui confèrent une bonne position dans le palmarès de la ville579. Pourtant, l’actrice apparait à sept reprises dans les trois palmarès ce qui en fait au final une des artistes les plus à l’affiche des cinémas de Moselle. Ce sont donc plutôt les films contemporains de la période de la guerre qui sont privilégiés. Damals est programmé en exclusivité au Rex de Metz le 23 avril 1943. Ce mélodrame raconte la vie d’une docteure allemande nommée Vera Meiners. Alors qu’elle mène une vie paisible en compagnie de son mari et de sa petite fille, elle commet une erreur en pratiquant une chirurgie sans l’aval de son chef. Dans le même temps son mari pense qu’elle le trompe avec son ex-compagnon. Pour subvenir aux besoins de sa fille, Vera cherche du travail et se produit dans un music-hall. Lorsqu’elle décide de se rendre en Amérique du Sud avec des faux-papiers, les choses s’empirent. Vera est accusée d’avoir tué son ex-compagnon pour couvrir son secret. Le film cumule 18 jours de projection et 54 séances pour sa première à Metz. Il est repris au Scala un an plus tard le 27 mai 1943 pour 13 jours. Il s’agit du dernier film dans lequel joue Zarah Leander durant la guerre. La présence accrue de la star dans les cinémas messins, à travers les succès de Die grosse Liebe, Heimat et Damals, amène Jean-Marie à penser que Zarah Leander « tournait beaucoup à l’époque » puisque « c’était son apogée ». Néanmoins, même si ses performances vocales ont marqué la mémoire des spectateurs mosellans, ils ne se souviennent pas forcément des histoires qui étaient racontées dans ses films. Il convient de considérer les problématiques qu’ils abordent comme s’adressant à un public adulte. Les personnages incarnés par Zarah Leander sont souvent confrontés à des questionnements liés au couple, aux enfants. Ces considérations, même si elles demeurent des intrigues universelles, peuvent paraître un peu plus éloignées des considérations des jeunes spectateurs.

L’autre vedette féminine qui fait l’unanimité chez les spectateurs est l’actrice d’origine hongroise Marika Rökk. Elle apparait à huit reprises dans les palmarès reconstitués pour des films de danse dont elle est la meilleure représentante : Hab’ mich Lieb! , Tanz mit dem Kaiser

et Frauen sind doch bessere Diplomaten. Son souvenir éveille des émotions positives intenses

575 Carl Froelich, 1939, TVF : Pages immortelles.

576 Carl Froelich, 1938, TVF : Quatre filles courageuses.

577 Paul Martin, 1939, TVF : Le chant du désert.

578 Le film datant de 1938 est projeté en juillet 1940 au Palast, puis au UT-Sablon en septembre, puis au Scala en novembre 1941 et enfin au Kammer en octobre 1943 durant 18 jours.

auprès des spectatrices : « Mon dieu cette fameuse Marika Rökk ! Han... Qu’est-ce qu’elle était belle aussi... Je me souviens d’un film où elle avait fait deux rôles, des sœurs jumelles et puis... Magnifique, mais magnifique ! Elle chantait avec son petit accent. Je crois que c’était une hongroise... »580. Marika Rökk est l’une des rares actrices dont la simple présence à l’affiche suffisait à convaincre les spectatrices d’aller au cinéma :

Discutant : Vous l’avez vue souvent ?

Thérèse : Oui, je ne loupais aucun film de Marika Rökk.

Discutant : D’accord.

Thérèse : C’est au-dessus de tout pour moi. Elle a plus de tempérament qu’Annie Cordy, elle a

tellement de punch, de tempérament. Elle sait chanter, danser... 581

Marie-Louise : Avec Marika Rökk, j’allais systématiquement [au cinéma] parce que j’aimais bien les chants. Vous voyez (elle montre un petit carnet sur la table), il date de 1942, 1943. Ça passait beaucoup de choses, et il y avait un film que j’aimais énormément: Frauen sind doch bessere Diplomaten.

Discutant : On regardera un extrait plus tard, c’est prévu.

Marie-Louise : Elle y chantait la chanson « Ich liebe alle Männer, lalalala ». Alors pour ce genre de

films, je choisissais d’aller les voir. Jen’allais pas tout voir, je n’aimais pas trop les films de guerre. Je n’aimais pas les films violents, je n’y allais jamais.582

Lors de l’entretien avec Thérèse et Adèle, nous leur avons proposé de regarder un extrait d’un film avec Marika Rökk. Thérèse a immédiatement choisi Kora Terry, un film de 1940 où l’actrice interprète les rôles de deux sœurs aux performances artistiques inégales. Lorsque le générique du film est lancé, Thérèse, qui avait du mal jusque-là à se plonger dans ses remémorations personnelles, se met à chanter toutes les paroles sur cette partie instrumentale. Elle se souvient ensuite qu’à l’école, on l’appelait souvent Terry sans qu’elle se souvienne si cela se faisait en référence au film ou à une volonté d’américanisme.

580 Entretien Marie-Thérèse. Le film en question est Kora Terry.

581 EG-1.

Quoiqu’il en soit, Marika Rökk lui permet d’accéder à des émotions intactes et révèle ainsi une fonction de la vedette qui est de soutenir le poids des souvenirs des spectateurs uniquement à travers sa personne. Thérèse et Adèle sont toutes deux d’accord sur le fait que la chanteuse hongroise était une figure pleine de tempérament. Le poids du vedettariat de Marika Rökk était évidemment connu et considéré par l’industrie cinématographique allemande. Il donne lieu dans Hab’ mich Lieb! à une pratique cinématographique plutôt exceptionnel dans le cinéma classique, à savoir le « recognize and enjoy » ou l’art de l’allusion583. En effet, le personnage interprété par Marika Rökk pénètre des lieux où la musique que l’on entend, soit jouée par la radio soit par un orchestre, provient d’anciens films où elle tenait déjà le premier rôle. Ces citations musicales sont réservées aux inconditionnels de la star hongroise qui sont ainsi récompensés de leur culture cinéphile et musicale. Un autre procédé : le jeu de la production avec les spectateurs fidèles à Marika Rökk. Dans Tanz mit dem Kaiser, les spectateurs doivent attendre plus de 12 minutes avant de voir enfin l’actrice. Idem dans Kora Terry où elle n’est présente qu’à partir de la sixième minute bien qu’elle y interprète deux personnages principaux. Les spectatrices qui, comme Thérèse ou Marie-Louise, se rendent au cinéma pour y voir l’une de leur actrice favorite doivent encore patienter quelques minutes avant d’être récompensées.

L’actrice est évidemment connue des jeunes hommes. Lucien et Gaston l’évoque dans leur entretien, tout comme Raymond. Jean-Marie témoigne aussi d’une popularité importante de Marika Rökk pendant l’annexion mais il confie ne jamais avoir vu un de ses films : « Marika Rökk c’était souvent interdit. Elle était connue mais ces films n’étaient pas autorisés ». En effet, tous ses films programmés en Moselle sont interdits aux moins de 18 ans.

À côté de ces souvenirs marquants liés à la vedette hongroise, un autre nom de danseuse revient souvent chez les spectatrices notamment. Il s’agit de l’artiste La Jana reconnue notamment pour ses interprétations dans Der Tiger von Eschnapur et Das indisch Grabmal tous deux cités dans la liste d’Alice et évoqués également en entretien individuel avec Marie-Louise584. Alice se souvient que les films avec La Jana lui rendait hommage, après sa mort prématurée en 1940, en ajoutant une croix dans les génériques.

Parmi les autres vedettes qui retiennent l’attention des spectateurs mosellans on note les noms suivants comme étant particulièrement récurrents : Ilse Werner, Willy Fritsch, Theo

583 Laurent Jullier, à qui nous empruntons cette expression, utilise l’allusion comme une caractéristique essentielle du cinéma post-moderne. Il s’agit d’une sorte de clin d’œil envers le spectateur dont l’énonciateur « sait qu’il sait ». JULLIER Laurent, L’écran post-moderne, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 27.

Lingen, Lucie Englisch, Hans Moser et Wolf Albach-Retty. La première est une jeune actrice qui démarre sa carrière à 16 ans dans le film autrichien Das unrühige Mädchen aux côtés de Theo Lingen et Hans Moser. Rapidement, elle doit choisir entre le contrat que lui offre la UFA et celui de la MGM qui l’enverrait sept ans à Hollywood. C’est son père qui se charge de la négociation et il n’est pas convaincu par l’idée de la mise sous contrat exclusif proposée par la MGM. Il la fait donc signer à la UFA en 1937585. Elle enchaîne ensuite les films et c’est son rôle dans le film à succès Wunschkonzert en 1940 qui la fera connaître du grand public. Ilse Werner est ainsi une des vedettes les plus jeunes du cinéma allemand pendant la guerre ce qui facilite certainement son identification chez les jeunes spectatrices. Au sein du palmarès local, on retrouve notamment l’actrice dans la comédie romantique Wir machen Musik 586 (Helmut Käutner, 1942) qui est programmé à plusieurs reprises à Metz. Elle y interprète Anna Tichler, élève de Karl Zimmerman, un compositeur de renom interprété par Viktor de Kowa. Il donne des cours de musique en attendant de retrouver l’inspiration nécessaire pour créer son nouvel opéra. Malgré leur conception de la musique divergente, Anna apprécie le swing moderne et Karl la musique classique, ils entament une relation amoureuse et finissent par se marier. Karl croit en ses chances de retrouver le succès grâce à son adaptation de Lucrèce Borgia. Il incite Anna à ne pas soumettre ses compositions personnelles à des producteurs. Il craint en effet de perdre son rôle proéminent dans le foyer. Mais, voyant son mari essuyer les refus, Anna décide de le faire quand même et ses partitions sont acceptées. C’est à son mari qu’on demande d’orchestrer la partition. Dans la première partie du film, lorsque tout oppose les deux personnages, Anna fait preuve d’un caractère trempé et se plaît à répondre avec une certaine insolence, et beaucoup d’audace, à son professeur. C’est notamment le cas dans une scène clée du film où Karl se rend dans un de ses restaurants favoris et Anna propose un concert. Le professeur lui fait parvenir un mot où il lui propose de le rejoindre à sa table. Elle lui répond sur ce même papier qu’elle n’est pas « une fille de bar » dans le sens le plus péjoratif qu’il soit. Cette séquence présentée dans plusieurs des entretiens provoque le rire chez les participants. Elle coïncide avec l’image que certaines spectatrices ont gardée d’elle : « Elle avait plus de tempérament [que Marika Rökk], peut-être même un peu trop ! » 587. Marie-Thérèse se souvient également de la « voix à part » de la jeune actrice et lorsqu’on lui soumet le titre du film Wir machen Musik, elle nous répond instantanément : « Wir machen Musik, da geht euch der Hut

585 BEYER Friedemann, Frauen für Deutschland, Filmidole im Dritten Reich, München, Rolf Heyne, 2012, p. 195.

586 TVF : Vive la musique ! 587 EG-4.

hoch! »588, les paroles de la chanson phare du film. Elle se souvient également de la performance « magnifique » de l’actrice dans Münchhausen.