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sous le nazisme

I.3 Les caractéristiques du loisir cinématographique annexécinématographique annexé

I.3.2 La mesure du succès

Le succès du loisir cinématographique durant la Seconde Guerre Mondiale s’observe dans toute l’Europe. À Paris, on passe de 2 878 980 entrées pour la période comprise entre janvier 1939 et janvier 1940 à 5 450 447 entrées entre janvier 1942 à janvier 1943247. À Lyon, on constate également une augmentation significative des recettes entre le début et la fin de la guerre248. En Allemagne, les tickets vendus annuellement dépassent le milliard dès 1942 alors qu’on en comptait « à peine » 623 millions en 1939249. En 1944, près de 1 116 500 000 tickets sont vendus sur le territoire du Reich (Grossdeutschland). La population est alors estimée à 79 millions d’habitants, ce qui donne une moyenne brute de 14,1 sorties au cinéma par habitant. Les Berlinois se sont rendus en moyenne 21,4 fois par an au cinéma en 1943 alors qu’ils n’y étaient allés que 11,4 fois en 1933. Le constat est identique à Vienne, désormais intégrée dans le Reich allemand, où la fréquentation moyenne est doublée et passe de 15 sorties au cinéma en 1933 à 30, 6 en 1943250.

Même si, faute de source, nous ne pouvons comparer la fréquentation des cinémas de Moselle durant l’annexion à celle d’avant-guerre, nous y observons une situation tout à fait exceptionnelle. En effet, en 1943, Metz est la ville de plus de 50 000 habitants qui possède le plus fort taux de fréquentation de tout l’empire nazi. Il s’établit à 41,7 entrées par habitant251

alors que la moyenne des autres villes d’Allemagne plafonne aux environs de 22 entrées. Cette situation inédite s’explique en partie par la présence de nombreux militaires à Metz qui fait figure de ville-garnison. Le bilan financier de la LL pour l’année 1943 indique que 40 % des 3 898 000 de tickets vendus dans leurs salles sont à destination de soldats allemands252. Il

247 HUBAC Fanny, L’exploitation cinématographique à Paris sous l’occupation, mémoire de maîtrise, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2002, p. 122-126, cité dans : GARÇON François, op.cit., p. 181. On retrouve un rapport équivalent dans les chiffres des recettes indiquées par Georges Sadoul : 375 millions de francs en 1939, 915 millions de francs en 1943. SADOUL Georges, Histoire générale du cinéma (Tome VI) : Le cinéma pendant la guerre 1939-1945, Paris, Denöel, 1954, p. 45.

248 BUJARD Carole, La vie cinématographique à Lyon (1939-1944), thèse de doctorat, Université Lyon II, 1986, cité dans : TALIANO-DES-GARETS Françoise, Villes et cultures sous l’occupation : expériences et perspectives comparées, Paris, Armand Colin, 2012.

249 WELCH David, op.cit., p. 27.

250 DREWNIAK Boguslaw, op.cit., p. 624.

251Ibid. p. 625.

252 AMM 2Z W 140. On ne dispose pas des statistiques précises de la fréquentation des salles de Moselle après la guerre. On peut par contre comparer ce chiffre à celui de Nancy pour l’année 1946 où l’on compte 3 109 000

faudrait donc amputer le taux de fréquentation de la ville d’autant de pourcent. Cela nous donnerait une moyenne d’environ 25 entrées par an en 1943 pour la population civile de Metz. Si l’on compare les chiffres avec les autres villes des territoires annexés de l’ouest (Luxembourg et Alsace), on remarque que Metz surpasse ses voisines. La ville de Luxembourg affiche un taux de 21,7 entrées en 1943, tout comme celle de Strasbourg où l’on compte pourtant deux fois plus de cinémas qu’à Metz (6 contre 14). La présence de la Wehrmacht dans cette dernière ville ne peut pas être l’unique raison de cette différence. En effet, le nombre de garnisons et de casernes allemandes présentes à Metz et Strasbourg ne montre aucun avantage numéraire pour Metz. On dénombre environ 90 structures militaires à Metz (bataillons, régiments, escadrons, commandos) contre 88 à Strasbourg253. À ce stade des observations, il serait imparfait d’extrapoler davantage la comparaison entre Metz et Strasbourg sans utiliser des chiffres plus précis quant au nombre de soldats qui y sont présents et le nombre de tickets qui leur sont exactement vendus. Il demeure par contre indéniable que la fréquentation à Metz s’affiche comme étant la plus forte des territoires annexés et s’inscrit dans la moyenne haute des grandes villes du Reich.

Les efforts menés par l’administration civile en Lorraine et les exploitants pour susciter un fort intérêt à l’égard du cinéma allemand se concrétisent ainsi rapidement avec ces chiffres de fréquentation. La tendance complète sur la période 1940-1944 est difficilement observable puisque seules des statistiques partielles sur les années 1942, 1943 et 1944 ont été trouvées dans le dépouillement des archives de la LL254.

tickets vendus. Il tend à relativiser les chiffres de l’annexion mais il faut également tenir compte de l’augmentation globale du nombre de spectateurs après 1945. On passe de 278 000 000 spectateurs pour la saison 1944/1945 à 419 876 587 pour la saison 1946/1947, soit une évolution de la fréquentation de plus de 60 %.

253 Standorte und Kasernen – Lexikon der Wehrmacht, Andreas Altenburger, <http://www.lexikon-der-wehrmacht.de/Kasernen/KasernenElsassLothringen-R.htm>, consulté le 8 août 2017.

254 Une autre façon de quantifier la fréquentation serait de prendre en compte les impôts sur le spectacle payés par chaque salle, pour chaque ticket vendu. Les registres municipaux de perception de cet impôt ont été identifiés pour les cinémas de Metz mais ils ne donnent pas d’information sur le nombre de tickets effectivement vendus. De plus, le système de taxation des films est flexible selon que le film soit porteur ou non d’un Prädikat qui est un système de censure positive destiné à récompenser les films de qualité en réduisant leur taux d’imposition. Ainsi ces films promus par la presse et qui attirent de très nombreux spectateurs abaissent de fait le montant total imposé aux salles qui les diffusent et empêchent toutes spéculations sur le nombre effectif de spectateurs. Cette billetterie qui permet de comptabiliser précisément le nombre d’entrées est repris par le gouvernement de Vichy (la billetterie unique). GARÇON François, op.cit., p. 165.

Tickets vendus par la LL de 1942 à 1944

Ces statistiques font apparaître une croissance de 17 % entre l’année 1942 et l’année 1943. Le directeur de la LL explique cette poussée par l’amélioration de la distribution des films et du délai d’acheminement des nouveautés en Moselle au cours de l’année 1943255. Il précise également que l’augmentation du prix des tickets de 0,15 RM, afin de financer une contribution « très controversée » pour la reconstruction de la Moselle, n’a eu aucune incidence sur les ventes. D’après la grille de tarifs des tickets éditée en 1944256, cette taxe aurait augmenté le prix des tickets de 13,5 % à 37 % selon les places (balcon ou orchestre) et les salles.

255 AMM 2 Z 31, « Abschluss - Bilanz 1943 ».

256 AMM 2 Z 31, « Vergleichs – Uebersicht über die Entwicklung der Einnahmen ».

0 250000 500000 750000 1000000 1250000 1500000 1750000 2000000 2250000 2500000 2750000 3000000 3250000 3500000 3750000 4000000 4250000 1942 1943 1944

Évolution du nombre de tickets vendus par la LL de janvier 1943 à août 1944

D’après les statistiques nationales évoquées ci-dessus, la saison 1943/1944 serait logiquement celle qui connaît le plus de succès. Le détail des tickets vendus est donné par période de quatre mois et montre que, de septembre 1943 à avril 1944, le nombre de tickets reste stable. On sait que 2 773 430 tickets sont vendus entre janvier 1943 et août 1943, on peut les répartir équitablement entre les quadrimestres janvier/avril 1943 et mai/août 1943. La tendance entre janvier 1943 et août 1944 est à la baisse, elle se produit au cours des derniers mois de l’annexion. Néanmoins les statistiques sont éditées le 10 juillet 1944, soit 50 jours avant la fin de la période calculée. Si l’on simule la fréquentation moyenne sur ces jours restants à comptabiliser, on trouve une estimation de 1 325 000 tickets vendus, ce qui serait un très bon score. Le contexte général de l’été 1944 n’est par contre plus propice au divertissement. Les combats pour la libération ont débuté et les raids aériens se multiplient. À chaque fois qu’une escadrille d’avion est repérée, les alertes aériennes sont déclenchées et les séances sont alors

0 200000 400000 600000 800000 1000000 1200000 1400000 1600000 Estimation Janv-Avril

suspendues ou annulées. Les témoins se souviennent très bien des conséquences au sein des cinémas : « Quand il y avait une alerte, ils arrêtaient le film et, selon l’avancée du film, on pouvait y retourner le lundi à la séance de 16h, 17h ou 18h… Quand c’était vers la fin c’était perdu »257. Les règles de report des séances sont expliquées dans un article du MZ en août 1944 : si les actualités et le Kulturfilm ont déjà été projetés, la séance n’est pas remboursée. Par contre si l’ordre de projection est inhabituel et que moins d’une heure s’est déroulée entre le début de la séance et l’alarme anti-aérienne, l’exploitant doit proposer un nouveau ticket valable une semaine258. Lucien se souvient d’ailleurs avoir fait les frais de ces remboursements aléatoires quand il évoque les films qu’il allait voir à Sarrebruck : « Ça arrivait souvent jusqu’à ce qu’il y ait trop d’alertes aériennes, vers 1943. Ça mettait fin à la séance et on perdait souvent notre argent ». À Metz, la situation se tend considérablement lorsque des bombardements alliés touchent le quartier du Sablon en mai 1944 et tuent plusieurs dizaines de civils.

Durant la période allant de septembre 1943 à avril 1944, on atteint une moyenne de 6000 entrées par jour dans les cinq salles du centre-ville de Metz. Le cinéma se place ainsi comme une activité de loisir incontournable drainant une foule importante tout au long de l’année. Ce succès mesurable par les chiffres se vérifie également dans les journaux. Le Rex à Metz met en place à partir du 3 novembre 1943 un nouveau système de réservation des tickets pour remédier aux files d’attente. Une publicité l’annonce plusieurs jours de suite en ces termes : « Enttäuscht hat sich schon mancher sonst so begeisterte Filmfreund abgewendet, wenn nach langem Anstehn am Kassenschalter angelangt, alles Plätze ausverkauft waren. Das Soll jetzt anders werden ! »259. Le cinéma promeut le système de réservation des places afin d’assurer aux spectateurs l’obtention d’une place à la séance de leur choix. Pour cela, ils peuvent contacter directement le cinéma par téléphone ou se présenter à l’accueil entre 10 heures et 13 heures chaque jour. Cette décision témoigne du succès du cinéma notamment à la fin de l’année 1943. Le Rex vend alors 208 222 tickets entre septembre et novembre 1943, ce qui lui assure un taux de remplissage d’environ 48 %. On imagine que la fréquentation est déséquilibrée selon le jour et l’horaire des séances260. L’autre mesure qui accompagne le système de réservation est l’interdiction d’entrer dans la salle dès lors que la séance a commencé pour ne pas déranger les spectateurs déjà installés. Cette mesure fait écho à la décision déjà évoquée du ministère de la

257 Lucien, EG-2.

258MZ, 3 août 1944.

259 Traduction : « Beaucoup de passionnés de cinéma ont fait demi-tour après avoir fait la queue pour enfin arriver à la caisse et apprendre que toutes les places ont été vendues. Cela doit changer ! ».


260 Marguerite indique que ses parents se rendaient parfois à la séance du dimanche soir parce qu’il y avait généralement moins de monde. Propos recueillis en mai 2015 à Augny (Entretien Marguerite).

Propagande d’interdire l’entrée une fois les actualités passées. Elle est ici présentée comme une décision visant à améliorer le confort des spectateurs.

Ventes de tickets dans les 11 salles de la LL entre le 1er septembre 1944 et le 30 avril 1944

Salle Nombre de tickets vendus Nombre de

sièges Taux de remplissage Rex Metz 421443 735 49,0% Palast Metz 387058 770 49,8% Gloria Metz 339313 770 48,1% Skala Metz 242053 770 45,7% Kammer Metz 228481 770 54,5% Skala Thionville 156564 735 56,8% Gloria Thionville 100682 735 53,5% Skala Forbach 121172 525 36,9% Thalia Forbach 125348 525 45,4% Palast Moyeuvre 102425 280 51,9% Palast L’Hôpital 45462 210 49,0%

Le taux moyen de remplissage des salles de la LL est de 49 %261. Les variations entre elles nous montrent encore une fois que le succès local du cinéma ne s’explique pas uniquement par la présence de soldats sur le territoire mosellan. En effet, des villes modestes comme Moyeuvre (Movern) ou L’Hôpital (Spittel) n’abritent aucune structure militaire et proposent un taux de remplissage dans la moyenne des salles de Metz alors qu’à l’inverse les cinémas de Forbach, où se trouvent quelques régiments de la Wehrmacht, se situent en-dessous de la moyenne.

261 À titre d’information, le taux de remplissage des salles s’établit en France à environ 15 % depuis le début des années 2000. DANARD Benoît, JEANNEAU Caroline, L’évolution de l’économie des salles de cinéma, Paris, CNC, 2009, p. 37.

Ainsi, les statistiques de fréquentation issues des archives de la LL, permettent d’observer la fréquentation importante des salles de cinéma sur tout le territoire mosellan. Elle s’inscrit dans les tendances allemandes et françaises durant la même période.