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Economie du sujet et subjectivité des troubles

II. Approche psychanalytique

4. Narcissisme et économie libidinale

Le « Narcissisme »277 doit, à l’instar des identifications, être considéré aussi bien sur son versant structurant que pathologique, afin que l’étude des pathologies du narcissisme permette de mieux comprendre en quoi ce dernier s’avère justement structurant. C’est sur son versant pathologique que le narcissisme nous est d’abord présenté à travers le mythe de Narcisse. Ce dernier, fils de la nymphe Liriope et du dieu fleuve Céphise, était un jeune homme d’une beauté sans égal, si fier de lui qu’il repoussait toutes ses prétendantes, y compris la belle nymphe Echo. Un jour qu’il s’abreuvait, il aperçut son propre reflet dans l’eau claire d’une source et en tomba éperdument amoureux. Selon les versions, il se noya en voulant embrasser son reflet dans l’eau, ou bien se suicida face à sa passion sans espoir, expression dans tous les cas du versant destructeur et auto-agressif du narcissisme, car « […] vénérer l’image, c’est tuer le sujet du désir. »278 (Tyszler, 2009, p. 369). C’est pourquoi pour Gérard Mendel,

Le Narcisse de la légende est un être profondément immature qui, incapable de tolérer la réalité objectale, régresse vers le Moi-Tout : pour son Inconscient, sa mort n’est pas un suicide […] mais la réalisation du désir de revenir à un état de nourrisson comblé, quand sujet et objet étaient encore confondus dans la béatitude d’un sommeil nirvanique.279 (Mendel, 1968, p. 365).

C’est cette même idéequ’évoquait Ferenczi avec la notion de « régression thalassale », c’est-à-dire l’idée d’un désir de retour vers l’océan abandonné dans les temps anciens (utérus maternel), idée à laquelle se référait sans doute aussi Romain Rolland avec son « sentiment océanique ». Mais ce désir de retourner au sein de la mère, qui manifeste l’incapacité d’accepter la réalité objectale, n’est autre qu’un instinct morbide de mort : atteindre le « Nirvâna », au sens d’Herbert Marcuse, c’est-à-dire cette « convergence terrible du plaisir et de la mort »280 (Marcuse, 1983, p. 40). Pour Freud, qui emprunte la notion de Nirvâna à la psychanalyste Barbara Low, il s’agit d’une « […] tendance à l’abaissement, à l’invariation, à la suppression de la tension interne provoquée par les excitations. »281 (Freud, 1920, p. 50). A noter que l’ambiguïté de la formulation pourrait conduire à confondre le « principe de Nirvâna » (réduire à zéro les excitations) avec le « principe de constance », selon lequel « l’appareil psychique cherche à maintenir sa quantité d’excitation à un niveau aussi bas que possible. » (Ibid., p. 9). 277 Concept introduit par Freud dans le cadre d’une conférence prononcée à la Société psychanalytique de Vienne le 10 novembre 1909.

278 Tyszler, J.-J., dans Chemana R. et Vandermersch B., Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, 2009, p. 369.

279 Mendel, G., La révolte contre le père. Paris: Payot, 1968, p. 365.

280 Marcuse, H., Eros y Civilizacion (1953). Madrid : SARPE, 1983, p. 40.

281 Freud, S., Au-delà du principe de plaisir (1920). Paris : Payot, 1968, Les classiques des sciences sociales, p. 50.

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Le « principe de constance » s’apparente donc plutôt à ce que l’on appelle depuis Claude Bernard « l’homéostasie », c’est-à-dire d’après le Larousse : « ! Processus de régulation par lequel l’organisme maintient les différentes constantes du milieu intérieur (ensemble des

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écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre. ». L’homéostasie est la capacité d’un système à s’autoréguler, c’est-à-dire à rester à l’intérieur d’une certaine "fourchette d’instabilité viable". Quand tout est stable, c’est la mort. […] D’une certaine façon, on pourrait même avancer que l’homéostasie, c’est la vie. […] vivre en homéostasie. En langage humain, cela revient à se sentir bien, être heureux.282 (Cyrulnik et al., 2012, p. 104). Tandis que le « principe de Nirvâna », tel que Freud l’introduit en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir, est en réalité une expression de la « pulsion de mort », même si pour Sylvie Canat, « Ce n’est peut-être qu’en visant cet objectif (atteindre le nirvana), que l’homme rencontre et différencie ce qui est au-dedans et ce qui appartient au dehors. Le nirvana étant le narcissisme primordial avant la coupure ou trait unaire pour Lacan. »283(Canat, 2007, p. 31).

Narcisse, à l’instar des « jeunes à la dérive », est incapable de saisir la présence de l’Autre (Echo). Il nie l’altérité et se condamne ainsi à revenir à cet état « d’avant la vie », inorganique, qui le conduit au néant et à la mort.

Le « stade du miroir » de Lacan illustre bien ce nécessaire glissement vers un narcissisme secondaire (objectal) que permet l’intervention de l’Autre. Entre 6 et 18 mois en effet, l’enfant découvre son image réfléchie par le miroir dans une sorte d’identification imaginaire où il se trouve projeté. Mais c’est la figure d’attachement vers qui l’enfant se tourne qui vient valider cette image pour lui donner sa valeur symbolique : « Ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le regard qui est au-dehors. C’est par le regard que j’entre dans la lumière, et c’est du regard que j’en reçois l’effet. »284 (Lacan, 1973, p. 121). Aussi, comme l’écrit Freud, « Un égoïsme puissant protège de la maladie, mais pour finir on est obligé de commencer à aimer pour ne pas tomber malade et l’on ne peut que tomber malade lorsqu’à la suite d’une frustration on ne peut pas aimer. »285 (Freud, 1914, p. 56). Cette incapacité à aimer joue donc un rôle destructeur sur le sentiment d’estime de soi (expression de la grandeur du Moi), et contribue au développement du sentiment d’infériorité, ou à cette « faiblesse du Moi » évoquée 282 Cyrulnik et al., Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner. Albin Michel, 2012, p. 104.

283 Canat, S., Vers une pédagogie institutionnelle adaptée. Nîmes : Champ social éditions, 2007, p. 31.

284 Lacan, J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Le Séminaire, Livre XI, 1964). Editions du Seuil, 1973, p. 121.

285 Freud, S., Pour introduire le narcissisme (1914). Trad. par O. Mannoni. Paris : Payot et Rivages, 2012, p. 56.

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plus haut, car pour Freud, « le sentiment d’estime de soi semble rester en relation avec la part narcissique de la vie amoureuse » (Freud, 1914, p. 76) et ne saurait en aucun cas être dissocié des investissements d’objets libidinaux. Le sentiment d’estime de soi semble donc se rattacher en partie au narcissisme primaire résiduel, ainsi qu’à l’accomplissement d’un Idéal du Moi, mais aussi à la satisfaction de la libido objectale.

Le terme de « libido » ne se rattachait initialement qu’aux « besoins sexuels », ainsi que le rapporte Freud en 1905 dans l’introduction aux Trois essais sur la théorie sexuelle :

Pour expliquer les besoins sexuels de l’homme et de l’animal, on se sert, en biologie, de l’hypothèse qu’il existe une "pulsion sexuelle" ; de même que pour expliquer la faim, on suppose la pulsion de nutrition. Toutefois, le langage populaire ne connaît pas de terme qui, pour le besoin sexuel, corresponde au mot faim ; le langage scientifique se sert du terme : "libido".286 (Freud, 1905, p. 12). Freud relativisera plus tard l’opposition fondamentale entre pulsions sexuelles et pulsions du moi, notamment dans son Introduction à la psychanalyse, où il écrit : « Je pense donc que la question de savoir jusqu’à quel point il convient de pousser la séparation entre tendances sexuelles et tendances découlant de l’instinct de conservation est sans grande importance pour la psychanalyse. »287 (Freud, 1916, p. 180). Il développe également sa théorie en 1914 dans

Pour introduire le narcissisme, où, après l’opposition entre pulsion sexuelle et pulsion de conservation (ou pulsion du Moi), il distingue libido objectale et libido narcissique : « La division de la libido entre une libido propre au moi et une libido attachée aux objets est un prolongement inéluctable d’une première supposition qui a séparé pulsions sexuelles et pulsions du moi. »288 (Freud, 1914, p. 44). La « pulsion » reste envisagée comme un concept-limite entre le psychique et le somatique, et Freud n’abolit pas l’opposition première (amour/faim) : « Les pulsions sexuelles s’étayent d’abord sur la satisfaction des pulsions du moi et ne prennent qu’ultérieurement leur autonomie à l’égard de ces dernières. » (Ibid., p. 59). Cette première distinction biologique entre une libido sexuelle et une énergie non sexuelle des pulsions du Moi pouvait alors refléter la double fonction de l’individu en tant qu’il est sa propre fin et en tant que maillon d’une chaîne, mais Freud révisera cette position dès 1916, en écrivant que « La sexualité est en effet la seule fonction de l’organisme vivant qui dépasse l’individu et assure son rattachement à l’espèce » (Freud, 1916, p. 180), de sorte que la libido assure une « […] fonction physiologique qui a pour but la conservation de l’espèce. »289 (Freud, 1938, p. 15). 286 Freud, S., Trois essais sur la théorie sexuelle (1905). Trad. 1923, Paris : Gallimard, 1978, p. 12.

287 Freud, S., Introduction à la psychanalyse (1916). Paris : Payot, 1962, p. 180.

288 Freud, S., Pour introduire le narcissisme (1914). Paris : Payot et Rivages, 2012, p. 44.

289 Freud, S., Abrégé de psychanalyse (1938). Paris : PUF, 1985, OCF., XX, 2010 ; GW, XV., p. 15.

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Freud rejoint donc Heinrich Kaan qui écrit que « La sexualité humaine s’insère, par ses mécanismes, par ses formes générales, dans l’histoire naturelle d’une sexualité que l’on peut faire remonter jusqu’aux plantes. »290 (Heinrich Kaan, 1844). Freud abolit dès lors toute distinction entre une pulsion sexuelle (libido) et une pulsion de conservation (intérêt). Par contre, en ce qui concerne la libido objectale et la libido narcissique, Freud établit d’emblée qu’elles relèvent toutes deux d’une seule et même pulsion sexuelle : « […] la libido reste la libido, qu’elle s’applique à des objets ou au propre moi du sujet »291 (Freud, 1916, p. 188).

Il faut donc entendre par « libido », ainsi qu’il l’écrit en 1921, tout ce qui se réfère au terme allemand Liebe (amour), mais aussi à Verliebheit, forme d’amour-narcissique passionnel qui ne se confond pas avec Eros et qu’on peut traduire par « énamoration » (hainamoration dira Lacan), y compris dans son lien avec la pulsion de mort que l’on peut retrouver dans le « transfert négatif » par exemple. Freud n’admet plus en définitive que deux pulsions fondamentales : Eros et instinct de destruction (il n’emploie pas le terme de Thanatos et ne propose aucun terme analogue à celui de « libido »), tout en reconnaissant, à la suite d’Adler, que « […] les pulsions agressives ne sont jamais isolées, mais toujours alliées aux pulsions érotiques »292 (Freud, 1915-17, p. 67) et que donc « le sadisme est une combinaison de pulsions purement libidinales avec des tendances purement destructives. »293 (Freud, 1938, p. 14).

D’où la difficulté d’appréhender la pulsion de mort, puisqu’elle se cache derrière Eros auquel elle s’allie volontiers. Mais concernant l’Eros, Freud conclut dans son Abrégé de psychanalyse

(1938) que « […] les instincts, opposés l’un à l’autre, de conservation de soi et de conservation de l’espèce, ainsi que ceux, également contraires, d’amour de soi et d’amour objectal, entrent encore dans le cadre de l’Éros. » (Freud, 1938, p. 7). Déjà, dans Psychologie collective et analyse du moi (1921), Freud désignait la Libido comme :

« […] l'énergie (considérée comme une grandeur quantitative, mais non encore mesurable) des tendances se rattachant à ce que nous résumons dans le mot amour. […] nous n'en séparons pas toutes les autres variétés d'amour, telles que l'amour de soi-même, l'amour qu'on éprouve pour les parents et les enfants, l'amitié, l'amour des hommes en général, pas plus que nous n'en séparons l'attachement à des objets concrets et à des idées abstraites. […] toutes ces variétés d'amour sont autant d'expressions d'un seul et même ensemble de tendances, […].»294 (Freud, 1921, p. 25).

290 Kaan, H., cité par Michel Foucault, dans Les anormaux, op. cit., p. 196.

291 Freud, S., Introduction à la psychanalyse (1916). Paris : Payot, 1962, p. 188.

292 Freud, S., Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1915-16, 1916-17). Paris : Gallimard, 1971, p. 67.

293 Freud, S., Abrégé de Psychanalyse (1938). Paris : PUF, 1985, OCF., XX, 2010 ; GW, XV.,p. 14.

294 Freud, S., Psychologie collective et analyse du moi (1921). Paris : Payot, 1968, p. 25

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La libido en tant qu’ « amour de soi-même » renvoie donc au narcissisme, dont Freud donne en 1914 la définition suivante : « comportement par lequel un individu traite son propre corps d’une manière analogue à celle que l’on réserve d’habitude au corps d’un objet sexuel »295 (Freud, 1914, p. 37) ; le narcissisme s’apparente alors à une forme de perversion. Mais Freud ajoute que « Cette libido retirée au monde extérieur a été acheminée vers le moi, engendrant un comportement auquel nous pouvons donner le nom de narcissisme» (ibid., p. 40), définition plus large qui place le narcissisme dans l’évolution ordinaire de l’être humain.

Freud illustre ainsi le mécanisme du narcissisme à travers des exemples empruntés à la vie ordinaire, comme la maladie dont la souffrance détourne l’intérêt libidinal des objets vers le Moi (égoïsme du malade), l’état de sommeil qui provoque un retrait narcissique sur sa propre personne (égoïsme des rêves), ou encore l’état amoureux où l’on assiste au contraire à un appauvrissement libidinal du Moi au profit de l’objet aimé qui se substitue à lui, avec surestimation sexuelle de l’objet par « idéalisation », de sorte que « La dépendance à l’égard de l’objet aimé a un effet rabaissant ; quand on est amoureux, on est humble. Qui aime a pour ainsi dire perdu un fragment de son narcissisme et ne peut le remplacer que par le fait d’être aimé. » (Ibid., p. 76). En même temps, relève Freud, « Il est permis de supposer que si la libido vient s’attacher à des objets, c’est parce que le moi y voit un moyen d’éviter les effets morbides que produirait une libido accumulée chez lui à l’excès. »296 (Freud, 1916, p. 189).

Si l’on est bien obligé d’aimer pour ne pas tomber malade, l’investissement libidinal de l’objet n’en provoque pas moins une perte, puisque le Moi se fait en quelque sorte « aspirer » par l’objet. Ceci pourrait éclairer la problématique des pathologies du narcissisme propres aux sujets « carencés » qui présentent une « brisure dans la relation objectale ». En effet pour Jean-Paul Artis (2007), les relations conflictuelles que ces jeunes « à la dérive » établissent avec leur entourage pourraient exprimer ce« […] refus virulent de tout sentiment de dépendance envers tout adulte »297, rejoignant Philippe Jeammet qui évoque la notion de « dépendance pathologique à l’environnement », selon laquelle « Le sujet potentiellement dépendant ressent son besoin des autres comme une dépendance intolérable. […] Le besoin de l’autre devient un envahissement par celui-ci transformé en une force aspirante.»298 (Jeammet, 2004).

C’est pourquoi l’investissement libidinal induit par toute relation objectale pourrait constituer, chez ces jeunes « à la dérive », une menace de destruction pour le Moi du sujet. 295 Freud, S., Pour introduire le narcissisme (1914). Paris : Payot et Rivages, 2012, p. 37.

296 Freud, S., Introduction à la psychanalyse (1916). Paris : Payot, 1962, p. 189.

297 Artis, J.-P., La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n°40, 2007.

298 Jeammet, P., « La dépendance pathologique à l’environnement : une approche psychopathologique des troubles du comportement des adolescents ». La nouvelle revue de l’AIS, Editions du Cnefei, n°26, 2004.

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