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Economie du sujet et subjectivité des troubles

9. Handicap ou vulnérabilité acquise

Lorsque certains des symptômes évoqués jusqu’ici s’inscrivent durablement dans la structure du sujet, ce dernier se trouve « en situation de handicap ». La loi n°2005-102 du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », définit le handicap dans son article L. 114. du code de l’action sociale et des familles :

Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant.208. La loi 75-535 du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales en faveur des handicapés a constitué une avancée significative, mais présentait encore des solutions qui ne reposaient que sur la bonne volonté des intervenants et leur désir d’ « intégrer » les handicapés. L’article 1er de la loi de 1975 introduisait cette notion d’intégration et garantissait « [...] chaque fois que les aptitudes des personnes handicapées et de leur milieu familial le permettent, l’accès du mineur et de l’adulte handicapés aux institutions ouvertes à l’ensemble de la population [...].» (Art. 1 de la loi du 30 juin 1975).

Mais la loi du 2 janvier 2002 « rénovant l’action sociale et médico-sociale »209, où figurent des dispositions qui ne sont pas sans annoncer la loi de 2005, va amorcer une évolution significative :

L’action sociale et médico-sociale tend à promouvoir, dans un cadre interministériel, l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets. Elle repose sur une évaluation continue des besoins et des attentes des membres de tous les groupes sociaux, en particulier des personnes handicapées, [...].(Article 1). L’action sociale et médico-sociale est conduite dans le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains avec l’objectif de répondre de façon adaptée aux besoins de chacun d’entre eux [...]. (Article 2).

208 Loi n°2005-102 du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », inscrite au Journal Officiel de la République Française, JORF n°36 du 12 fév. 2005.

209 Loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002, publiée au Journal officiel du 3 janvier 2002.

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Avec la loi du 11 février 2005 sur le handicap210, l’évolution est indéniable et les termes utilisés témoignent de la reconnaissance publique des droits des « personnes handicapées » :

Toute personne handicapée a droit à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale, qui lui garantit en vertu de cette obligation, l’accès aux droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa citoyenneté. […] À cette fin, l’action poursuivie vise à assurer l’accès de l’enfant, de l’adolescent ou de l’adulte handicapé aux institutions ouvertes à l’ensemble de la population et son maintien dans un cadre ordinaire de scolarité, de travail et de vie. Elle garantit l’accompagnement et le soutien des familles et des proches des personnes handicapées.

Il s’agit donc d’adapter les conditions de la scolarité « dans un cadre ordinaire », mais sans prétendre à ce que l’enfant soit soumis au régime commun. Ainsi, la notion de « besoins particuliers » est reconnue au troisième alinéa de l’article L. 111-2 du code de l’éducation, où après les mots « en fonction de ses aptitudes », sont insérés les mots « et de ses besoins particuliers».211 En donnant un nouveau cadre légal à la pratique de l’intégration, ce texte oblige tous les acteurs à se sentir concernés par la scolarisation des « personnes handicapés » et l’école se voit contrainte d’accueillir tous les élèves. « L’éducation dite "inclusive" est considérée comme le moteur commun de la transformation radicale des écoles ordinaires pour l’accueil de tous […] »212 (Chauvière et Plaisance, 2008), ce que confirme l’article L. 111-1 du code de l’éducation, inscrit plus récemment dans la loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 « pour la refondation de l’Ecole », qui reconnaît que : « […] tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser. Il veille à l’inclusion scolaire de tous les enfants, sans aucune distinction. Il veille également à la mixité sociale des publics scolarisés au sein des établissements d’enseignement. »213. Mais le terme d’inclusion n’apparait pas dans la loi de 2005 sur le handicap ; il ne fait son apparition qu’en 2009 dans une circulaire214 ministérielle sur les CLIS (initialement Classes d’intégration scolaire, puis Classes pour l’inclusion scolaire), puis en 2010 avec la création des ULIS (Unités localisées pour l’inclusion scolaire). Le terme d’inclusion semble néanmoins avoir définitivement supplanté celui d’ « intégration ».

210 La loi de 2005 s’inscrit dans un mouvement qui dépasse largement le cadre national, avec notamment la « Convention relative aux droits des personnes handicapées » adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006, signée par 153 pays et ratifiée par 116 d’entre eux, dont la France.

211 La loi de 2005 ne fait pas explicitement référence à la notion de « Besoins Educatifs Particuliers » (BEP), traduction du terme britannique « special needs education » apparu en 1978 dans le rapport Warnock.

212 Chauvière, M. et Plaisance, E., « Les conditions d'une culture partagée ». Reliance, vol. 1, n° 27, 2008, p. 31– 44. Récupéré du site Cairn.info : http://www.cairn.info/a ... D_ARTICLE=RELI_027_0031

213 Loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 « d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République », inscrite au Journal Officiel de la République Française, JORF du 9 juillet 2013.

214 Circulaire n° 2009-087 du 17 juillet 2009, publiée au BO du 27 août 2009.

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Depuis le début du XXe siècle, on est donc passé de l’« exclusion » avec la loi de 1909 relative aux enfants « arriérés », à la « ségrégation » avec le décret du 12 juillet 1963 concernant les enfants « inadaptés », puis à l’« intégration » avec en 1987 l’arrivée du Certificat d’Aptitude aux Actions Pédagogiques Spécialisées d’Adaptation et d’Intégration Scolaires (CAPSAIS), et enfin à l’ « inclusion » avec la circulaire ministérielle de 2009 sur les CLIS. Mais existe-t-il vraiment une différence fondamentale entre les notions d’intégration et d’inclusion ?

Le terme « intégration » dérive du latin integrare (réparer, remettre en état, renouveler, recréer, refaire). Selon le Littré, « intégrer » est initialement un terme de mathématique : « Trouver l’intégrale d’une quantité différentielle. Intégrer une différentielle », terme qui a ultérieurement évolué vers le champ de la sociologie. Les synonymes le plus communément proposés pour le verbe « intégrer » sont : assimiler, comprendre, fondre, inclure, incorporer. Intégrer consisterait ainsi à ajouter une nouvelle partie pour former un tout et donc retrouver l’état d’être « entier ».

Quant au terme d’« inclusion », il dérive, d’après le Littré, du latin includere, qui vient de in

et claudere (« fermer »). Le terme d’« inclusion » est également une notion mathématique exprimant une relation binaire qui indique qu’un ensemble est un sous-ensemble d’un second. Le terme renvoie aussi bien à l’« Etat d’une chose incluse » qu’à l’« Action d’inclure », l’inclusion pouvant être associée au « résultat » ou au « processus » de l’action d’inclure (ce qui s’applique également à l’intégration). Les synonymes d’inclure que propose le Littré sont : « renfermer », « insérer ».

In fine, que l’on parle d’intégration ou d’inclusion, il s’agit toujours d’un « enfermement » de la partie dans le tout. Peut-être faut-il y voir la résultante de ce que Morin appelle la « pensée simplifiante » dont l’opérationnalité repose sur la mesure et le calcul, et qui conduit à une mathématisation du réel : « […] la pensée simplifiante est incapable de concevoir la conjonction de l’un et du multiple (unitas multiplex). Ou bien, elle unifie abstraitement en annulant la diversité. Ou, au contraire, elle juxtapose la diversité sans concevoir l’unité. »215 (Morin, 2005, p. 19). Alors qu’il faudrait être capable de concevoir simultanément, de manière dialogique, que la partie est dans le tout et le tout dans la partie, de même, écrit Morin, que « […] le monde est à l’intérieur de notre esprit, lequel est à l’intérieur du monde. » (Ibid., p. 60).

Le rapport n°2012-100 de juillet 2012 de l’IGEN et de l’IGAENR concernant la mise en œuvre de la loi du 11 février 2005 dans l’éducation nationale, relève que la loi de 2005 ne se réfère de toute façon ni au concept d’ « inclusion », ni à celui, plus ancien, de « besoin éducatif 215 Morin, E., Introduction à la pensée complexe. Paris : Seuil, 2005, p. 19.

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particulier » (BEP), et maintient une catégorisation des élèves dits « handicapés » – où tout semble joué dès l’annonce du diagnostic – sans tenir compte des effets du développement.

Selon ce rapport, « La loi de 2005 s’inscrit pleinement dans une logique de personnalisation et de réponse à des besoins identifiés, mais en définit les moyens et procédures pour une catégorie distincte de l’élève de droit commun»216, ce qui constitue une approche très différente de celle des pays qui ont adopté une conception plus large des « besoins éducatifs particuliers » (Espagne, Angleterre, Écosse, Norvège, Finlande, etc.), voire s’opposent à toute forme de catégorisation (Suède). Beaucoup considèrent en effet que l’enfant qui entre dans l’école ne doit pas porter une « étiquette », mais être accueilli dans sa singularité et bénéficier d’une éducation adaptée à ses besoins, comme tous ceux qui vivent dans la précarité, arrivent en France sans avoir jamais été scolarisés, ou échouent dans les apprentissages fondamentaux.

Mais comment, alors qu’il cherche à conquérir son autonomie, un adolescent présentant des troubles psychiques pourrait-il accepter de se définir comme une « personne handicapée » et faire les démarches pour « bénéficier » de cette reconnaissance auprès de la MDPH 217 ?

Est-il pertinent, malgré toutes les bonnes intentions de la loi de 2005, de le désigner ainsi ? Ne risque-t-on pas de remuer le couteau dans une plaie narcissique déjà béante ? Pour Marcelli et Braconnier, « Il y a fort à parier que nombre de familles ou plus simplement d’adolescents et de jeunes adultes refuseront de faire ces démarches. Ils risquent de se trouver de ce fait marginalisés alors que la loi visait précisément à reconnaître les droits des personnes avant même la considération de leur handicap. »218 (Marcelli et Braconnier, 2011, p. 551).

Simone Korff-Sausse nous rappelle l’étymologie anglaise du mot « handicap » (hand in cap), qui exprimait initialement cette idée d’égaliser les chances entre les concurrents d’un jeu en imposant un désavantage aux meilleurs joueurs :

De par son origine, le handicap n’indique pas tant le rejet de celui qui est écarté de la norme, mais au contraire elle implique l’idée d’une égalisation des chances par un système de compensations, en donnant une charge supplémentaire aux meilleurs afin de limiter leurs performances.219 (Korff-Sausse, 2010, p. 86).

216 Rapport n°2012-100 de juillet 2012 de l'IGEN et de l'IGAENR concernant la mise en œuvre de la loi du 11 février 2005 dans l'éducation nationale.

217 Instituée par la loi n°2005-102 du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », la MDPH (Maison Départementale des Personnes Handicapées) est un groupement d’intérêt public, dont le département assure la tutelle administrative et financière. La MDPH exerce une mission d’accueil, d’information, d’accompagnement et de conseil auprès des « personnes handicapées » et de leur famille, ainsi que de sensibilisation de tous les citoyens au handicap, et elle assure à la personne « handicapée » et à sa famille l’aide nécessaire à la formulation de son projet de vie.

218 Marcelli, D. et Braconnier, A., Adolescence et psychopathologie (7e éd.). Paris : Elsevier Masson, 2011, p. 551.

219 Korff-Sausse, S., Le miroir brisé. L’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste. Paris : Pluriel, 2010, p. 86.

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La conception anglo-saxonne du handicap implique, de par son origine étymologique, que se devrait être aux plus forts de porter les plus lourdes charges, mais elle renvoie surtout à une incapacité « temporaire » d’adaptation, alors que l’acception française de ce terme semble davantage recouvrir une séquelle déficitaire « fixée », de sorte que le statut de « personne handicapée » signifierait plutôt une incapacité « définitive », et ce en dépit de la notion de « compensation » des conséquences du handicap introduite par la loi de 2005 :

Art. L. 114-1-1. - La personne handicapée a droit à la compensation des conséquences de son handicap quels que soient l’origine et la nature de sa déficience, son âge ou son mode de vie. […]. Les besoins de compensation sont inscrits dans un plan élaboré en considération des besoins et des aspirations de la personne handicapée tels qu’ils sont exprimés dans son projet de vie, […].

Face à ce caractère de fixité attaché à la notion de « handicap » dans les représentations sociales, il semble donc préférable de substituer à la notion péjorativement perçue de « personne handicapée » celle de « situation de handicap ». De même, dans le domaine de la scolarisation, convient-il sans doute d’interroger la notion de « besoins éducatifs particuliers » (BEP). Cette notion a certes l’avantage de mettre en avant des « besoins » ne relevant pas forcément du champ du handicap, et invite donc surtout à une approche plus psychopédagogique que psychopathologique, mais, dans une école pleinement inclusive, est-il pertinent de faire des « besoins éducatifs particuliers » une catégorie à part ? Sans compter que déterminer les besoins d’autrui conduit souvent à poser des réponses à sa place. Ne devrions-nous pas penser l’autonomisation du sujet en termes de « désir » plutôt que de « besoin » ?

Il semble en tout cas important de ne pas focaliser uniquement l’attention sur la personne et les déterminants psychopathologiques propres à l’individu « handicapé », mais également sur les déterminants situationnels et environnementaux qui créent « la situation de handicap ».

Pour Hervé Benoît en effet,

Si l’on admet que le handicap, plus que la conséquence inéluctable d’un problème de santé affectant la personne, est avant tout la résultante des interactions entre des caractéristiques personnelles et les exigences de l’environnement, on peut alors le définir comme une véritable construction sociale : la situation de handicap.220 (Benoît, 2005, p. 99).

La MDPH participe de cette mission de reconnaissance de la situation de handicap et promeut l’inclusion scolaire et sociale, même si avec la départementalisation de la prise en charge des « personnes handicapées », le risque d’inégalité territoriale n’est pas négligeable. 220 Benoît, H., « Inégalités sociales et traitement ségrégatif de la difficulté scolaire : histoire ou actualité ? ». La nouvelle revue de l’AIS, n°31, 3e trimestre 2005, p. 99.

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Un rapport de l’Assemblée Nationale paru en octobre 2012 relève d’ailleurs que « La diversité de fonctionnement des MDPH et leur manque de moyens et d’outils adaptés pour évaluer les besoins individuels des enfants se traduisent, au final, par le traitement inégal de situations équivalentes. »221.

Toutefois, les inspecteurs du rapport n°2012-100 de juillet 2012 de l’IGEN et de l’IGAENR sont unanimes pour constater que l’école s’est ouverte au handicap (cf. Annexe 4, p. 450), que le droit s’est imposé, et que le principe de l’accueil est communément admis. Ainsi, indique Christian Willhelm (inspecteur de l’Education nationale), « […] la loi nous demande de prendre en compte l’enfant tel qu’il est. C’est à l’école qu’il incombe de trouver les réponses adéquates pour que cet enfant puisse suivre une scolarité. »222 (Willhelm, 2006).

A la rentrée scolaire 2015, selon une note223 de la DEPP de décembre 2016, 350 300 enfants ou adolescents en situation de handicap sont scolarisés – dont près de 80 % en milieu ordinaire. D’après le Ministère de l’Education nationale, ce nombre d’élèves a doublé en 8 ans et il continue d’augmenter chaque année de plus de 10 %. Si certaines inclusions des élèves de CLIS ou d’ULIS dans les classes ordinaires peuvent soulever des difficultés, si les moyens et les dispositifs peuvent faire l’objet de débats, les principes de l’inclusion, indique l’IGEN-IGAENR (2012), ne sont pas remis en cause. Et l’inclusion c’est, pour Charles Gardou,

[…] redéfinir et redonner naissance à la vie sociale dans la maison commune en admettant [...] que chacun est légataire de ce que la société a de plus précieux, que l’humanité est une infinité de configurations de vie et une mosaïque d’étrangetés, que la fragilité et la modestie ne sont pas synonymes de petitesse.224 (Gardou, 2012, p. 142).

Pourtant, Edgar Morin ne manque d’observer qu’il existe toujours dans notre société une tendance forte à isoler les personnes handicapées, à les séparer des autres, voire même à les « ghettoïser ». En effet, souligne Edgar Morin,

La considération à l’égard de la personne handicapée est une considération "technobureaucratique" : on en fait une catégorie démographique, "les handicapés", et une fois qu’ils sont casés là-dedans, on croit que, par là-même, cette attention leur a été bénéfique et finalement, on les enferme dans un cercle beaucoup plus vaste.225 (Morin, 2005b).

221 Rapport de l’Assemblée Nationale, « L’enseignement scolaire », le 10 octobre 2012.

222 Willhelm, C., « L'Education nationale et la loi de 2005 ». Reliance, vol. 4, n° 22, 2006, p. 22-25. Récupéré de :

http://www.cairn.info/l ... D_ARTICLE=RELI_022_0022

223 DEPP, « la scolarisation des enfants en situation de handicap», note d’information n° 36, décembre 2016.

224 Gardou, C., La société inclusive. Parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule. Erès, 2012, p. 142.

225 Morin, E., « Voir dans l'autre à la fois sa différence et son identité avec nous ». Entretien avec Edgar Morin conduit par Pierre Bonjour et Bernard Peny, juin 2005, Reliance, 2005/3 n°17, p. 9-13.

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