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Economie de marché et subjectivité sociétale

I. Pauvreté et faillite de l’environnement

2. Défaillance de l’environnement familial

L’UNICEF (2014) rapporte que les pays les plus touchés par la récession ont connu « une détérioration constante de la situation des familles, principalement du fait des pertes d’emplois, du sous-emploi et des coupes opérées dans les services publics »393. Mais il semble aujourd’hui malaisé de définir le concept de « famille », du fait de ses évolutions récentes. Pendant des siècles en effet, l’autorité s’est exercée dans les familles à travers le pouvoir paternel, renforcé juridiquement par le Code civil de 1804 (« code napoléonien ») qui donnait plein pouvoir au père (considéré comme « chef de famille ») et instituait l’incapacité juridique de la femme mariée, totalement soumise à son mari. Au sortir de la seconde Guerre mondiale, le droit de la famille évolue en accordant progressivement des droits identiques à la mère et au père, mais la dépendance économique de la femme perdure. Ce n’est qu’avec la loi du 13 juillet 1965 portant réforme des régimes matrimoniaux que la femme mariée peut désormais ouvrir un compte en banque ou exercer une profession indépendante sans l’autorisation de son époux.La loi du 4 juin 1970 supprime la notion de « chef de famille » pour lui substituer celle d’ « autorité parentale », exercée conjointement par les deux parents. Mais la sociologue Martine Segalen note que « Jusque dans les années 1970, il n’existait qu’une seule façon de fonder une famille : le mariage »394 (Segalen, 2000, p. 130), cadre légal des relations sexuelles, de la procréation, et par conséquent de la famille. Mais la société a depuis connu des évolutions significatives. Par exemple, en 2012 selon l’Insee, deux PACS ont été conclus pour trois mariages célébrés :

INSEE, 2014 - Mariages et Pacs395 :

Champ : France hors Mayotte.

393 UNICEF, « Les enfants de la récession : impact de la crise économique sur le bien-être des enfants dans les pays riches ». Bilan Innocenti 12, Centre de recherche de l’UNICEF, Florence, 2014.

394 Segalen, M., Sociologie de la famille (5e éd.). Paris : Armand Colin, 2000, p. 130.

395 Sources : Insee, statistiques de l'état civil (mariages) ; Ministère de la Justice (Pacs). « Bilan démographique 2013 », INSEE Première, n°1482, janvier 2014.

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Le nombre de divorces est à la hausse et les familles recomposées se multiplient. Selon le Ministère de la Justice, le nombre de divorces prononcés est passé de 120.000 en 1996 à 134.000 en 2007, soit une augmentation de 12 % en onze ans396.

Mais l’Insee établit surtout que depuis les années soixante, la part des familles « monoparentales » ne cesse de grandir du fait de la fragilité accrue des unions parentales. En 2005, 1,76 million de familles sont composées d’enfants de moins de 25 ans et d’un seul parent (le plus souvent la mère), et 2,84 millions de ces enfants vivent dans une famille monoparentale :

INSEE, 2008 - Toujours plus de familles monoparentales397

Champ : France métropolitaine, ménages ordinaires, familles avec enfants de moins de 25 ans.

En 2015, d’après le rapport IGEN sur la « Grande pauvreté », 46 % des enfants pauvres vivent dans une famille monoparentale, contre 20 % pour l’ensemble des enfants. Et l’Insee relève que « Seule la moitié des mères de famille monoparentale occupent un emploi à temps complet » et que « Les familles monoparentales vivent dans des conditions de logement plus difficiles et plus fragiles que les couples avec enfants »398 (INSEE, 2008), alors que selon l’Unicef (2014), le logement, qui représente une part importante du budget de chaque famille, est un important indicateur de pauvreté. Ce n’est donc pas la famille monoparentale qui est en tant que telle préjudiciable à l’équilibre familial, mais le contexte de précarité économique auquel elle est le plus souvent confrontée.

396 Rapport du Ministère de la Justice, « Le divorce », juin 2009.

397 Insee, recensements de la population de 1962 à 1999, enquêtes annuelles de recensement de 2004 à 2007.

INSEE Première, n°1195, juin 2008.

398 INSEE, « Les familles monoparentales ». INSEE Première, n°1195, juin 2008.

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Aussi Otto Gross préconise-t-il la « socialisation de la responsabilité maternelle », car la maternité est selon lui « le plus noble service rendu à la société, légitime représentante des droits des générations à venir »399 (Gross, 2011, p. 136), et que donc « la couverture économique de la fonction maternelle doit être assurée par l’engagement de la société à l’entretien des enfants. »400 (Ibid., p. 158). Si la pauvreté n’entraîne pas systématiquement une faillite de l’environnement familial, l’Unicef indique néanmoins que lorsque leurs parents subissent une période de chômage ou une perte de revenus « Les enfants sont anxieux et stressés […] et ils connaissent des difficultés familiales à la fois subtiles et douloureusement évidentes. »401 (Unicef, 2014). Bien sûr, dans le cadre des troubles du comportement, la multiplicité des facteurs de risque ne permet pas les simplifications causales : « Toutes les enquêtes épidémiologiques montrent régulièrement le rôle de certains facteurs : la grande pauvreté socio-économique, la désorganisation sociale […], la pathologie mentale des parents […], l’absence durable ou la disparition du père, la mésentente familiale chronique et la violence répétée, etc. »402 (Marcelli et Braconnier, 2011, p. 613). En outre, écrit Philippe Jeammet :

« C’est le cumul de ces facteurs de risque sur une personnalité vulnérable, dans un contexte familial affectif et éducatif défaillant, qui potentialise chaque facteur et enferme l’enfant dans un comportement qui va lui-même s’auto renforcer dans une interaction négative avec l’environnement, notamment scolaire et familial, et conduire à une marginalisation progressive que l’adolescence a de grandes chances d’aggraver enfermant le sujet dans une identité de plus en plus négative. »403 (Jeammet, 2007, p. 470).

Mais le contexte familial défaillant n’en demeure pas moins un facteur de détermination important dans le développement de divers troubles psychiques, et notamment les troubles de la conduite et du comportement. D’ailleurs, selon Marcelli et Braconnier, « D’un point de vue simplement épidémiologique, les diverses enquêtes statistiques mettent en évidence l’incidence des situations familiales anormales (au sens de la norme sociale) sur la fréquence des troubles des conduites de l’adolescent. » (Marcelli et Braconnier, 2011, p. 452).

399 Gross, O., « La Conception fondamentalement communiste de la symbolique du paradis », article publié dans la revue Sowjet, vol. 1, 1919, n°2, p. 12-27. Dans Psychanalyse et révolution, Editions du Sandre, 2011, p. 136.

400 Gross, O., « Révolte et morale dans l’inconscient », article publié dans la revue Die Erde, vol. 1, 1919, n°24, p. 681-685. Dans Otto Gross, op. cit., 2011, p. 158.

401 UNICEF, « Les enfants de la récession : impact de la crise économique sur le bien-être des enfants dans les pays riches ». Bilan Innocenti 12, Centre de recherche de l’UNICEF, Florence, 2014.

402 Marcelli, D. et Braconnier, A., Adolescence et psychopathologie (7e éd.). Paris : Elsevier Masson, 2011, p. 613.

403 Jeammet, P., « Actualité du trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent ». Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, Paris : Elsevier Masson, 2007, p. 470.

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Pourtant, écrit Wilhelm Reich,

On a beau reconnaître que les conditions familiales sont désolantes, que l’entourage du malade est ordinairement le plus grand obstacle à sa guérison, on redoute – pour des raisons faciles à comprendre – de tirer de ces constatations les conclusions qu’elles appellent.404(Reich, 1970, p. 35). Un environnement familial d’autant plus dégradé qu’il est corrélé à une forte précarité économique, elle-même associée à un large éventail de problèmes sanitaires et sociaux, notamment la délinquance, la maladie mentale, l’alcoolisme, la maltraitance, etc. Voilà pourquoi Fernand Deligny, avec son impertinence caractéristique, écrit en 1945 à propos des parents : « Ils ont mis quinze ans et neuf mois pour faire de leur fils ce qu’il est et ils voudraient qu’en trois semaines tu en fasses un enfant modèle »405 (Deligny, 1998, p. 30) ; alors « Tu te dis : Je vais remplacer leur père et leur mère – Ce qui n’est pas une raison pour te saouler tous les jours. » (Ibid., p. 21). Propos délibérément provocateurs de Fernand Deligny, qui ne doivent pas pour autant occulter que ceux que l’on qualifie d’ordinaire de « parents démissionnaires » sont pour la plupart en grande difficulté économique. C’est la raison pour laquelle, écrit Winnicott, « La faillite de l’environnement représente l’élément principal […]. La classification des délinquants et des psychopathes devrait logiquement se faire en termes de classification de faillites de l’environnement. »406 (Winnicott, 1989, p. 73).

Mais si la famille apparaît comme la première instance de socialisation, et la relation mère-enfant comme la toute première institution socioculturelle, la faillite de l’environnement doit s’entendre au-delà de l’échec de la socialisation familiale. Etant entendu, avec Tap et Malewska-Peyre, que « […] la socialisation implique l’intégration psychique progressive du social dans le système personnel »407 (Tap et Malewska-Peyre, 1993, p. 8), ce qui relève de l’éducation, et qu’en ce sens, la faillite de l’environnement recouvre, au-delà de la famille, toute la sphère sociale. C’est pourquoi il nous semble important de rappeler ces propos de Cyrulnik :

Si la société ne propose pas de structures, d’institutions intermédiaires entre la famille et la culture, l’adolescent va être en difficulté. Et ce ne sera pas à cause de la famille, mais d’une défaillance de l’organisation sociale tout entière […].408 (Cyrulnik et al., 2012, p. 30).

404 Reich, W., Matérialisme dialectique et psychanalyse, 1929. Edition La Pensée Molle, 1970, p. 35.

405 Deligny, F., Graine de crapule (1945). Paris : Dunod, 1998, p. 30.

406 Winnicott, D. W., Processus de maturation chez l'enfant. Paris : Payot, 1989, p. 73.

407 Tap, P. et Malewska-Peyre, H., Marginalités et troubles de la socialisation. Paris : PUF, 1993, p. 8.

408 Cyrulnik, B., Bustany, P., Oughourlian, J.-M., André, C., Janssen, T. et Van Eersel, P., Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner. Paris : Albin Michel, 2012, p. 30.

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