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Economie de marché et subjectivité sociétale

I. Pauvreté et faillite de l’environnement

3. Défaillance de l’organisation sociale

Le 7 janvier 2015, l’attentat meurtrier perpétré contre le journal satirique Charlie Hebdo

ébranle le monde. Les auteurs de cet attentat terroriste contre la liberté d’expression, et la liberté tout court, les frères Kouachi, sont deux français qui ont grandi sur le territoire français. Comment expliquer que ces jeunes n’aient pas trouvé d’autres moyens pour se sentir exister que de répandre la haine et la mort autour d’eux ? Pourquoi toutes nos institutions socioculturelles n’ont pas su proposer une voie plus attrayante que celle d’un imam fanatique nourri par la pulsion de mort ? Bernard Maris rappelait d’ailleurs les propos recueillis de l’un de ces islamistes qui affirmait : « Vous n’aimerez jamais autant la vie que nous aimons la mort ». Qu’ils meurent en vertu d’un islam dont ils ignorent tout n’est pas le plus grave, mais il ne leur suffit hélas pas de mourir, encore faut-il qu’ils en entraînent le plus possible avec eux. Brassens aurait probablement chanté : « ô vous les boutefeux, ô vous les bons apôtres, mourrez donc les premiers, nous vous cédons le pas »409, d’autant que « Les Saints Jean bouche d’or, qui prêchent le martyre, le plus souvent, d’ailleurs, s’attardent ici-bas. »(Brassens, 1972).

Cette forme de délinquance particulière, d’autant plus pathologique que le bénéfice n’est autre qu’une jouissance de mort, n’en demeure pas moins le reflet d’une défaillance de l’organisation sociale au sens large, et de l’éducation en particulier, éducation d’autant plus primordiale que la famille n’est pas en mesure de l’assurer. Pour autant, les auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo étaient deux adultes que la société ne saurait éduquer, puisque, comme l’écrit Hannah Arendt en 1954, « on ne peut éduquer les adultes »410 (Arendt, 1972, p. 228) sans sombrer dans le totalitarisme. A toute éducation il doit y avoir un terme, et en ce sens il était donc déjà trop tard pour eux, d’un point de vue éducatif en tout cas. Il n’y a pas lieu ici de dresser un portrait clinique de ces deux criminels, dont on peut néanmoins dire qu’ils ont été éduqués et socialisés en France, ce qui ne les a pas empêchés de commettre le pire. Si des prédispositions socio-économiques corrélées à une défaillance de l’environnement familial sont sans aucun doute avérées dans le cas que nous évoquons, et tout en sachant à la suite de Durkheim que le crime est un phénomène normal dans une société saine, il faut bien pour autant souligner la faillite des institutions socioculturelles à proposer des solutions. Or, le système scolaire a échoué, le politique a failli, l’autorité aussi, et la pulsion de mort a triomphé. Mais comment de jeunes gens en arrivent-ils à devenir de dangereux criminels terroristes ?

409 Brassens, G., « Mourir pour des idées », chanson enregistrée en 1972. Consultable en ligne :

https://www.youtube.com/watch?v=p-ZI28nbSDQ

410 Arendt, H., La crise de la culture. Paris : Gallimard, 1972, p. 228.

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Ces « tueurs au nom de Dieu » sont-ils des délinquants, des déviants, des psychotiques délirants, des schizophrènes qui recouvrent leur délire d’un vernis de djihadisme ? Peut-on parler de « troubles du comportement » ? Au-delà des différences d’histoire et de parcours personnels, quel lien peut-on établir entre un terroriste islamiste de Besançon et ce délire empreint de religiosité salafiste ? La question est complexe et mériterait un examen approfondi qui dépasse à la fois le cadre de cette étude et nos connaissances en matière de théologie politique de l’islam. Mais, comme dit Theodor W. Adorno « […] la sociologie devrait régulièrement comprendre l’incompréhensible, l’entrée de l’humain dans l’inhumanité. »411 (Adorno, 2001b, p. 364)

Sur le plan clinique, le délire de paranoïa semble typique de la symptomatologie du terroriste. Le sentiment de persécution est prépondérant, il faut tuer l’autre, l’étranger, le « mécréant », ce persécuteur à l’origine d’une blessure, d’un traumatisme, ou de ce qui semble perçu comme un préjudice. Le plus souvent issus du petit banditisme, ces jeunes français de confession musulmane qui ne connaissent généralement rien à l’islam, trouvent pourtant un terrain fertile à l’expression de leur pulsion de mort dans les mouvements islamistes extrémistes qui prolifèrent grâce au recrutement dans les prisons et aux échanges sur les réseaux sociaux notamment. Les cibles privilégiées de l’islamisme radical sont le plus souvent (mais pas toujours) de jeunes gens issus de l’immigration, nés français, ce qui ne manque pas d’interroger la réussite du processus d’intégration des migrants sur plusieurs générations.

C’est sans doute là que l’on peut trouver la source d’une blessure identitaire, liée à une perte des repères culturels et de la trace des origines, à un manque de reconnaissance sociale aussi, blessure qui trouve un écho dans le discours des islamistes qui réinterprètent l’histoire de l’islam, et qui, à partir de la chute de l’empire ottoman – qui devient après démembrement la Turquie en 1923 – et celle du califat en 1924, élaborent et transmettent l’idée d’un traumatisme subi par le monde musulman, au nom duquel il faudrait crier « vengeance ».

Une vengeance au nom d’un idéal « blessé » (vulnus) qui trouve son auditoire auprès de jeunes gens en situation de grande « vulnérabilité », et à qui l’on vient proposer, en lieu et place d’une vie médiocre, un idéal mégalomaniaque de gloire et une vengeance sur la vie : « L’environnement me doit quelque chose » (Winnicott), et je vais le lui faire payer, sans état d’âme puisque je suis l’élu de Dieu et que j’obéis à la parole divine. Peut-être faut-il voir là la rencontre d’un phénomène collectif de l’Histoire avec des dispositions individuelles singulières, mais si rencontre il y a, c’est parce que l’offre existe.

411 Adorno, T. W., « Société », Tumultes 2001/2 (n° 17-18), p. 363-373. DOI 10.3917/tumu.017.0363

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Pour le philosophe Alain Badiou (2015), le terrorisme de ces tueurs, qu’il qualifie de jeunes « fascistes » issus de l’immigration ouvrière, est le symptôme d’une maladie du monde. Un monde qui engendre des subjectivités typiques, parmi lesquelles on retrouve des figures contemporaines du fascisme obéissant à des logiques de « bande » et de « gangstérisme » (Badiou évoque des « firmes commerciales terroristes »), avec un mélange d’héroïsme sacrificiel et criminel, et de corruption occidentale, « […] forme fascisante interne à la structure capitaliste mondialisée, dont elle est en quelque manière la perversion. »412 (Badiou, 2015).

Cette subjectivité singulière, avec tous ses paradoxes, s’inscrit dans ce que Badiou appelle la subjectivité du « désir d’Occident », qui concerne bien sûr les plus démunis, ceux qui ne comptent pas, pour n’être ni « consommateurs », ni « salariés », et donc de trop dans l’économie capitaliste, mais qui n’en demeurent pas moins exposés au spectacle d’une aisance et d’une abondance de richesses dont ils se voient privés, d’autant plus que les médias accompagnent avec ferveur l’expansion du capitalisme mondialisé dont ils se font la vitrine. On comprend l’amère frustration de ceux qui voudraient bien adopter le mode de vie de la classe moyenne alors même qu’ils n’en n’ont pas les moyens économiques : « C’est un mélange classique d’envie et de révolte. » (Badiou, 2015). Ces subjectivités du « désir d’Occident » évoluent vers des formes de subjectivités nihilistes, c’est-à-dire une forme de désir d’Occident refoulé et mortifère : « C’est une subjectivité réactive qui impute au capitalisme, au fond, de ne pas être en état de tenir les promesses qu’il fait […]. Comme d’une certaine façon, le déçu du désir d’Occident […] devient l’ennemi de l’Occident, parce qu’en réalité son désir d’Occident n’est pas satisfait. » (Ibid.). Ce désir d’Occident refoulé est donc à l’origine d’une réaction nihiliste et destructrice, dont la cible est justement ce qui constitue l’objet du désir :

Les tueurs d’aujourd’hui sont en un certain sens de typiques produits du désir d’Occident frustré […]. Ils s’imaginent être des anti-occidentaux, alors qu’ils sont un des symptômes nihilistes de la vacuité aveugle du capitalisme mondialisé et de son incapacité, de son impéritie à compter tout le monde pour quelque chose dans le monde tel qu’il est. (Badiou, 2015).

Et pour ceux dont la vie ne compte pas, quelle valeur peut bien avoir la vie des autres ? L’ensemble des institutions socioculturelles n’avait-il donc rien de mieux à leur offrir ?

La considération, la reconnaissance sociale, le regard de l’Autre par lequel « Je » existe, sont autant de facteurs sociaux qui donnent un sens à l’existence, et dont la privation pourrait conduire des individus à revendiquer jusque dans la mort leur droit à être reconnu, au point d’oublier leur carte d’identité sur les lieux du crime ! Acte manqué révélateur…

412 Badiou, A., « Pour penser les meurtres de masse », conférence au théâtre d’Aubervilliers, le 23 novembre 2015. Récupéré de : http://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/alain-badiou-penser-les-meurtres-de-masse

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Reste tout de même la question du « libre-arbitre ». Ces terroristes auraient pu en effet, « en âme et conscience », renoncer à ce projet de mort. Mais nous pouvons douter avec Kant (1794) du penchant naturel du libre-arbitre à tendre vers le « bien » ; et puis, tous les « libre-arbitres » ne se valent pas : la différence est grande entre un libre-arbitre « éclairé » et un autre vautré dans l’ignorance, l’obscurantisme, la superstition et la haine. D’autre part, tout libre-arbitre est porteur d’une part de déterminisme. Par contre, comme l’écrivait très justement A.S. Neill, « Jamais un homme heureux n’a troublé la paix d’une réunion, prêché une guerre ou lynché un Noir. »413 (Neill, 2004, p. 20).

Mais s’ils étaient nés dans une riche famille de Neuilly, ces deux frères auraient-ils commis ce passage à l’acte ignominieux ? Non pas que les riches soient plus vertueux que les pauvres, loin s’en faut, mais beaucoup plus de possibilités s’offrent à eux pour investir leurs pulsions vers des voies détournées de leurs buts initiaux (sublimation), notamment dans des activités sportives, culturelles ou artistiques socialement valorisées, dont on sait bien qu’elles ne sont pas, pour des raisons économiques, l’apanage des plus pauvres.

Le rapport annuel de l’Observatoire National des Zones Urbaines Sensibles414 (2014) indique par exemple que les ZUS abritent, en matière d’équipements sportifs, moins de 3 % de l’offre nationale, alors même que 7 % de la population française y réside. C’est pourquoi d’après UNICEF France (2015), « L’accès aux loisirs et à certains sports en particulier s’accompagne aussi d’un manque de mixité sociale et reste lié à des conditions de ressources. À défaut, les enfants se contentent d’activités limitées. »415. En effet, les jeunes issus de familles aisées pratiquent, selon UNICEF France (2015), jusqu’à trois activités extrascolaires, alors que ceux issus de familles défavorisées ne disposent bien souvent que des activités que leur propose le centre de loisirs du quartier. D’autre part, selon l’Observatoire des inégalités, les inégalités d’accès à la culture sont, elles aussi, fortement corrélées aux catégories socio-économiques : en 2008 par exemple, 43 % des ouvriers ont visité un musée dans l’année contre 60 % des cadres.

Aussi, si les facteurs socio-économiques conditionnent des phénomènes psycho-socio-pathologiques, tels que le terrorisme, le banditisme et autres formes de troubles de la conduite et du comportement, on peut dire alors de l’organisation sociale qu’elle porte une large part de responsabilité : en excluant des individusde la vie socioculturelle de la Cité par ghettoïsation, elle engendre parfois des « monstres ».

413 Neill, A.S., Libres enfants de Summerhill. Edition la Découverte, 2004, p. 20.

414 ONZUS, Observatoire National des Zones Urbaines Sensibles, rapport annuel 2014.

415 UNICEF France. « Nous les enfants ! ». Rapport des enfants au Comité des droits de l’enfant des Nations unies sur le respect de leurs droits en France. Paris : 2015.

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