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Economie du sujet et subjectivité des troubles

II. Approche psychanalytique

5. Idéalisation, Refoulement et Sublimation

Selon Freud, « L’idéalisation est un processus engagé avec l’objet, et à travers lequel celui-ci est agrandi et psychiquement rehaussé »299 (Freud, 1914, p. 70), comme nous l’avons évoqué à propos de l’état amoureux. Ainsi que Freud le souligne, « […] on aime ce qui possède ce qui manque au moi pour atteindre l’idéal. » (Ibid., p. 81). Mais la faille narcissique que l’on retrouve chez la plupart des « jeunes à la dérive », et la faible estime de soi qui en découle, leur rend difficile d’accès le processus d’idéalisation, condition du « refoulement ». En effet, pour Freud, « Le refoulement […] émane du moi ; nous pourrions préciser : de l’estime que le moi a pour soi-même. […] La formation d’idéal serait, de la part du moi, la condition du refoulement. » (Ibid., p. 68-69). En outre, relève Otto Rank, c’est grâce à la formation d’un idéal que le Moi « […] fait de plus en plus sentir son influence positive sur le développement du sur-moi »300 (Rank, 1934, p. 12) ; ce qui pourrait expliquer les défaillances surmoïques si caractéristiques des sujets « carencés », en particulier les garçons, chez lesquels on note fréquemment «[…] une carence dans l’idéal du Moi, carence liée aux difficultés d’identification à l’image paternelle défaillante. »301 (Marcelli et Braconnier, 2011, p. 496). Ainsi, selon Freud, « La formation d’idéal accroit les exigences du moi et constitue la condition la plus favorable du refoulement.» (Freud, 1914, p. 71).

Mais si, comme l’indique Freud, le processus d’idéalisation favorise le refoulement, il ne faut pas perdre de vue que celui-ci conditionne aussi en retour celui-là ; par conséquent, un défaut de refoulement est également préjudiciable au processus d’idéalisation.

Freud distingue dans sa Métapsychologie, le refoulement « primitif » (originaire) du refoulement « après-coup » (secondaire). Le refoulement originaire constitue selon Freud une première phase du refoulementdurant laquelle

[…] le représentant psychique de l’instinct (la représentation) se voit refuser l’accès du conscient. Ainsi s’établit une fixation. Le représentant en question reste dès lors invariable et l’instinct lui demeure fixé. […]. Le second stade de refoulement, […] concerne les rejetons psychiques du représentant refoulé ou les chaînes d’idées qui, émanant d’ailleurs, se sont associées avec le dit représentant. Par suite de cette association, ces idées subissent le même sort que le refoulé primitif. Le refoulement proprement dit est donc un refoulement secondaire.302 (Freud, 1915a, p. 50).

299 Freud, S., Pour introduire le narcissisme (1914). Paris : Payot et Rivages, 2012, p. 70.

300 Rank, O., Au-delà du freudisme. La volonté du bonheur (1929). Paris : Librairie Stock, 1934, p. 12.

301 Marcelli, D. et Braconnier, A., Adolescence et psychopathologie, 7e éd., Paris : Elsevier Masson, 2011, p. 496.

302 Freud, S., Métapsychologie (1915). Dans la Revue Française de Psychanalyse, T. IX, n° 1, 1936, p. 50.

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Le refoulement originaire repose donc sur le refus du représentant de la pulsion, en même temps qu’il se fixe à elle. Ainsi, rapporte Sylvie Canat,

Le contre-investissement serait le seul mécanisme propre au refoulement originaire. […] Si le sujet contre-investit mal, il ne pourra acquérir une force énergétique suffisante pour s’éloigner de cette détresse originaire et elle sera au service du refoulement originaire plutôt qu’au service du refoulement secondaire.303 (Canat, 2015, p. 129).

Les comportements singuliers de ces « jeunes à la dérive » pourraient donc résulter d’une fixation à cet originaire, puisque, écrit Sylvie Canat, « Ce qui a fait défaut pour ces enfants, ce sont bien les processus secondaires du refoulement venant repousser l’originaire. Ces enfants souffrent d’un pas assez de refoulement. » (Ibid., p. 135).

Par ailleurs, si les faibles capacités d’idéalisation nuisent au processus du refoulement (et inversement), elles portent également préjudice au processus de sublimation, c’est-à-dire un « […] processus qui s’applique à la libido d’objet et consiste dans le fait qu’une pulsion se jette vers un autre objectif, éloigné de la satisfaction sexuelle […]. »304 (Freud, 1914, p. 69). Processus d’autant plus important selon Freud que « […] la sublimation représente l’issue permettant de satisfaire l’exigence sans provoquer le refoulement. » (Ibid., p. 71).

Cornelius Castoriadis donne pour sa part de la sublimation la définition suivante : « […] procès moyennant lequel la psyché s’ouvre au monde social-historique et, par là, peut avoir accès à une temporalité d’un autre ordre que la temporalité psychique, à des "objets" qui pour elle ne peuvent pas, au départ, avoir existence et sens, à une logique autre que le mode d’être inconscient. »305 (Castoriadis, 1978). La sublimation consisterait alors pour la psyché à abandonner ses objets propres contre des objets sociaux, procurant d’une part des satisfactions narcissiques, et favorisant d’autre part le lien social. Mais il ne faut pas perdre de vue, avec Eugène Enriquez, que la sublimation s’origine aussi dans l’expression de la perte et du deuil, « […] qu’elle vise à combler un manque ressenti douloureusement […] »306 (Enriquez, 1989, p. 45), et que par conséquent « Tout le monde n’a pas soif de sublimation. » (Ibid., p. 46). 303 Canat, S., « La réponse pédagogique est dans la question énoncée par les troubles envahissant le comportement de certains sujets. Comment entendre au-delà des troubles le sujet en mal d’apprendre ? », La nouvelle revue de l'adaptation et de la scolarisation, 2015/4 (N° 72), p. 125-140.

304 Freud, S., Pour introduire le narcissisme (1914). Paris : Payot et Rivages, 2012, p. 69.

305 Castoriadis, C., « Psychanalyse : Projet et élucidation ». Les Carrefours du Labyrinthe, 1978. Cité par Eugène Enriquez, « Cornelius Castoriadis : un homme dans une œuvre », in Giovanni Busino, Autonomie et autotransformation de la société, Librairie Droz « Travaux de Sciences Sociales », 1989 (), p. 27-48.

DOI 10.3917/droz.busin.1989.01.0027

306 Enriquez, E., « Cornelius Castoriadis : un homme dans une œuvre », in Giovanni Busino, Autonomie et autotransformation de la société, Librairie Droz « Travaux de Sciences Sociales », 1989 (), p. 27-48.

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En fin de compte, si le processus d’idéalisation demeure pour Freud la condition du refoulement et de la sublimation, on comprend que ce processus soit d’autant plus primordial qu’il concerne ces « jeunes à la dérive », souvent démunis face aux sources d’excitation externes et internes auxquelles leur « pare-excitation » défaillant ne permet pas de faire face.

Pour Freud, si les excitations extérieures peuvent « […] se liquider par un seul acte approprié dont le type est la fuite motrice devant la cause de l’excitation »307 (Freud, 1915a, p. 30), les excitations « du dedans » ne sauraient par contre être supprimées par la fuite. Il n’y a que quatre solutions possibles pour s’en prémunir : « Le retournement en leur contraire, le retournement contre le sujet lui-même, le refoulement, la sublimation. » (Ibid., p. 36.).

Dès lors, puisque les défaillances surmoïques si caractéristiques de ces jeunes, ainsi que leurs faibles capacités d’idéalisation, ne leur permettent pas d’investir leurs pulsions vers des voies détournées, et que, de surcroît, le processus de refoulement se trouve lui-même entravé par une fixation à l’originaire, il ne leur reste plus guère d’autre issue que le « renversement dans le contraire » et le « retournement sur la personne propre » (le premier concernant le but, le second l’objet), deux mécanismes de défense étroitement liés – comme dans le cas du « sadisme-masochisme », du « voyeurisme-exhibitionnisme » ou encore de « l’identification à l’agresseur » – qui les conduisent inexorablement à des passages à l’acte remettant en cause « l’ordre social » établi.

C’est à ce moment-là d’ailleurs que les pouvoirs publics s’intéressent à la question des troubles du comportement, lorsqu’ils font trop de « bruit » ; c’est alors, déclare Jean Oury, que

[…] des gens sont délégués par la société pour vivre avec les fous, cela crée une sorte de muraille de gens, un mur de têtes, de bras et de jambes pour se protéger des fous. Qu’ils se démerdent comme ils peuvent pourvu que la société soit tranquille.Et forcément, dans cette espèce de mur qui fait partie de la société, toutes les luttes de la société sont impliquées.308 (J. Oury, 1972, p. 9).

307 Freud, S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie (1915). Dans Revue Française de Psychanalyse, T. IX, n° 1, 1936, p. 30.

308 Oury, J., compte rendu d’une discussion à La Borde entre Jean Oury et Félix Guattari, dans Guattari, F.,

Psychanalyse et transversalité. Paris : François Maspero, 1972, p. 9. 106