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Economie du sujet et subjectivité des troubles

7. Etat-limite ou borderline

Une meilleure connaissance du fonctionnement des personnalités « limites » permet sans doute de mieux appréhender les mécanismes psychopathologiques qui se situent, d’un point de vue psychiatrique, entre la névrose et la psychose, et qui sont observables chez un nombre important de sujets souvent considérés comme délinquants. Si les associations avec la personnalité « antisociale » sont fréquentes, le diagnostic des états-limite se fait plutôt en référence à un type de fonctionnement mental ou plus précisément à un type de relation d’objet. L’intérêt psychothérapeutique de la notion « d’état-limite » à l’adolescence étant de favoriser la prise en compte de la dynamique de la relation à l’autre en situation d’investigation clinique. Dans une perspective psychodynamique, la notion « d’état-limite »161 appliquée à l’adolescent est donc utile au clinicien pour une meilleure appréhension des enjeux relationnels et transférentiels. Mais qu’est-ce au juste qu’un « état » ?

Pour Michel Foucault, « L’état est une sorte de fond causal permanent, à partir duquel peuvent se développer un certain nombre de processus, un certain nombre d’épisodes, qui, eux, seront précisément la maladie. »162 (Foucault, 2012, p. 221). La notion « d’état-limite » s’est progressivement dégagée des psychoses et des névroses par deux voies distinctes : l’une d’inspiration psychiatrique avec l’apparition des notions de « schizoïdie », de « schizothymie », etc., en référence à une position « para-schizophrénique », l’autre d’inspiration psychanalytique cherchant à repérer des distorsions dans la dynamique relationnelle. Ces deux courants sont à l’origine de l’appellation prévalente de « borderline »163 dans les pays anglo-saxons et d’« état-limite » en France. Pour Bergeret, « Les états-état-limites se trouvent ainsi de plus en plus cernés économiquement comme des organisations autonomes et distinctes à la fois des névroses et des psychoses »164 (Bergeret et al., 2012, p. 199), ce qui n’exclut pas, tant que les « lignes de forces » préétablies ne sont pas définitivement figées, une évolution ultérieure vers la lignée névrotique ou psychotique : « L’état-limite demeure dans une situation seulement "aménagée" mais non structurellement fixée. » (Ibid., p. 204).

Concernant la clinique des états-limite, Marcelli et Braconnier (2011) établissent un « ensemble symptomatique » qu’ils reconnaissent eux-mêmes comme étant plutôt vague : 161 Les appellations de « cas-limite », « état-limite » ou « borderline » correspondent aux mêmes entités cliniques.

162 Foucault, M., Les anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975. Paris : Seuil, 2012, p. 221.

163 Le terme de « borderline » fut introduit par Eisenstein en 1949, mais dès 1883, Kraepelin s’intéressait déjà aux « formes atténuées de schizophrénie » en marge des classiques états névrotiques ou psychotiques.

164 Bergeret, J. et al., Psychologie pathologique. Théorie et clinique (11e éd.). Paris : Elsevier Masson, 2012, p. 199.

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1) l’importance de l’angoisse; 2) l’existence de multiples symptômes névrotiques protéiformes au sein d’une sexualité en général peu satisfaisante pour le sujet; 3) l’importance de la symptomatologie dépressive; 4) la facilité au passage à l’acte d’où la fréquence des tentatives de suicide et des actes délictueux; 5) l’établissement facile d’une relation de dépendance aux drogues diverses, à l’alcool; 6) la possibilité d’épisode de décompensation transitoire mais rapidement régressif (épisode confusionnel transitoire, trouble du comportement impulsif).165 (Marcelli et Braconnier, 2011, p. 430).

On retrouve chez l’adolescent borderline la prévalence des mécanismes archaïques tels que le clivage, l’identification projective, l’idéalisation, le déni, etc., autant de mécanismes défensifs que nous avons précédemment évoqués, et dont le résultat est d’affaiblir le Moi, ce qui renvoie à la notion de « faiblesse du Moi » caractéristique de la psychopathie, si ce n’est qu’elle pourrait être associée, dans le cas des états-limite, à un Surmoi archaïque tyrannique : « Ce surmoi archaïque juge en général avec sévérité et dévalorisation les instances moïques et l’image de soi d’où la nécessité pour l’individu d’un système narcissique idéalisant défensif. » (Ibid., p. 436).

Un système narcissique si particulier des sujets « limites » qu’il s’apparente pour certains auteurs à la pathologie dite « narcissique »,avec une prédominance des mécanismes de clivage et de déni, mais sans Surmoi complètement constitué. Bergeret affirme d’ailleurs que « L’état-limite se situe avant tout comme une maladie du narcissisme. »166 (Bergeret, 2012, p. 204). Parmi les symptômes les plus fréquemment cités, on retrouve la fréquence de « l’agir », des conduites marginales et/ou délinquantes, des difficultés scolaires, des conduites sexuelles chaotiques ou déviantes, ainsi que des manifestations centrées sur le corps (anorexie, boulimie, manifestations hypocondriaques). Dans le cadre de la théorie de l’attachement, on décrit chez ces adolescents « limites » des modèles d’attachements essentiellement désorganisés, certains auteurs évoquant une non-accession à la « permanence de l’objet » (Kernberg ; Malher), ce qui implique des relations objectales profondément perturbées. L’adolescent « limite » établit en effet d’étroites relations de dépendance et d’anaclitisme avec un objet idéalisé, tout-puissant et protecteur, dont il s’agit d’être aimé tout en « s’appuyant contre lui » (étymologie du terme « anaclitisme »), mais qui risque à la moindre défaillance d’être rejeté et dévalorisé, la réciprocité dans les relations affectives demeurant en général ignorée.

Nous reproduisons ci-après le tableau que proposent Bergeret et al. (2012, p. 205) concernant l’organisation économique des états-limite, par rapport à la psychose et la névrose : 165 Marcelli, D. et Braconnier, A., Adolescence et psychopathologie (7e éd.). Elsevier Masson, 2011, p. 430.

166 Bergeret, J. etal., Psychologie pathologique. Théorie et clinique (11e éd.). Elsevier Masson, 2012, p. 204.

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Symptômes Angoisse Relation d'objet Défenses principales

Psychose

Dépersonnalisation Déni

Délire De morcellement Fusionnelle Dédoublement du

Moi

Etat-limite

Dédoublement des

Dépression De perte d'objet Anaclitique imagos

Forclusion

Névrose

Signes

obsessionnels De castration Génitale Refoulement

hystériques

Ainsi, indiquent Bergeret et al. (2012),

L’angoisse du psychotique, c’est l’angoisse de morcellement ; c’est une angoisse sinistre, de désespoir, de repli et de mort. L’angoisse du névrotique c’est l’angoisse de castration ; c’est une angoisse de faute, vécue dans le présent mais centrée sur un passé qu’on devine très érotisé. L’angoisse de l’état-limite […] c’est une angoisse de perte d’objet et de dépression qui concerne […] un vécu passé malheureux sur le plan plus narcissique qu’érotique.167 (Bergeret et al., 2012, p. 204). La difficulté pour le sujet « limite » d’accéder à une relation d’objet génitale, c’est-à-dire à un conflit de type névrotique entre le Ça et le Surmoi, pourrait être corrélée à une défaillance surmoïque ne permettant pas une alliance efficace avec la partie saine du Moi contre les pulsions du Ça. Nous essaierons de déterminer, dans la partie psychanalytique, dans quelle mesure il pourrait s’agir d’un Surmoi archaïque « tyrannique », ou bien d’un Surmoi incomplet, voire inexistant. Si certaines causes extérieures sont aussi susceptibles de provoquer des crises d’angoisse qui, en réveillant une « situation narcissique prédépressive » (Bergeret, 2012), conduisent parfois à de brutales décompensations, Bergeret rapporte que le « tronc-commun » des états-limite peut évoluer vers des aménagements plus stables tels que l’aménagement « caractériel » et l’aménagement « pervers » (cf. Annexe 3, p. 449).

Mais sur le plan psychiatrique, la distinction diagnostique entre un « état-limite » et une « psychopathie » ne nous semble pas clairement établie. D’ailleurs, pour Bernard Brusset,

[…] c’est bien le propre des patients états limites que de rendre manifestes les limites de la nosographie. Le fait qu’ils soient semblables aux névrotiques, aux psychotiques, aux psychopathes et aux pervers sur certains points, et qu’ils s’en distinguent sur d’autres, ne peut suffire pour fonder une catégorie pertinente.168 (Brusset, 1999).

167 Bergeret, J. etal., Psychologie pathologique. Théorie et clinique (11e éd.). Elsevier Masson, 2012, p. 204.

168 Brusset, B., « Diagnostic psychiatrique et différence du normal et du pathologique ». Encyclopédie Médico- Chirurgicale (Elsevier, Paris), Psychiatrie, 37-102-E-20, 1999, 10 p.

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Sur le plan psychanalytique, Sylvie Canat apporte des éclaircissements et précise que le sujet-limite est « hors-sujet » : « […] il est la marionnette de son traumatisme. […] Le sujet s’absente et il est représenté par sa détresse. »169 (Canat, 2013, p. 86). Selon Canat, si les excitations du dedans (psychosomatiques) ne sont pas détournées vers le dehors par un Autre (mère suffisamment bonne ou environnement bienveillant) faisant office de pare-excitations, par le langage qui lie le pôle pulsionnel aux représentations inconscientes (dissociées des mots), ou si simplement « Le trajet de la pulsion (soma/représentation) n’a pas suffisamment été dérivé et lié par l’opération signifiante de l’autre » (ibid., p. 84), alors le sujet est en proie à une « détresse originaire » : il régresse vers des mécanismes de défense archaïques, antérieurs au système de représentations, et donc articulés au « refoulement originaire », « matrice de l’organisation des perceptions, de la limite moi/non moi et de l’intériorité du sujet » (ibid., p. 85), tandis que c’est du « refoulement secondaire » lié à des processus œdipiens dont il est question dans les cas d’une névrose ordinaire.

Dans le cas des états-limite, « Le sujet répète un temps originaire dans sa constitution » (ibid., p. 86), une compulsion de répétition mortifère dans un au-delà du principe de plaisir. C’est pourquoi il serait vain d’envisager auprès des sujets-limite la mise en œuvre d’une technique d’interprétation du refoulé, lequel ne saurait constituer un matériau exploitable.

Plutôt que d’interpréter, il s’agit pour Sylvie Canat de « traduire » ces comportements singuliers, ces passages à l’acte, en « signifiés culturels » susceptibles de venir se substituer aux angoisses originaires envahissantes.

Il reste entendu, écrit Sylvie Canat, que « Traduire n’enferme pas le sujet dans un passé qui verrouillerait tout avenir» (ibid., p. 89), et que cela suppose des capacités d’empathie de la part du traducteur, qui doit pouvoir s’identifier au sujet pour percevoir et traduire de l’intérieur l’expérience d’autrui, et dévoiler cette singularité dans laquelle on se reconnaît parfois, « […] comme ceux qui ne peuvent lire que dans ces miroirs là le visage de leur propre différence. » 170 (Deleuze, 1972, p. IX).

169 Canat, S., « Traumatismes et construction du « moi social » dans la scolarité », NRAS, n°62, 2e trimestre 2013.

170 Deleuze, G., préface à Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Paris : Maspero, 1972, p. IX.

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