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Nous nous sommes quelque peu éloignés, dans cette partie, des troubles de la conduite et du comportement (TCC) à proprement parler, mais en apparence seulement. En effet, si nous admettons, d’une part, que les caractéristiques essentielles des TCC sont (sans ordre de priorité) attachées à l’échec scolaire, la délinquance, la pathologie et le handicap, et que, d’autre part, ainsi que nous l’avons démontré, chacun de ces phénomènes est fortement corrélé à des facteurs socio-économiques, alors nous pouvons confirmer notre hypothèse de recherche et conclure que le phénomène identifié en tant que « troubles du comportement » est par voie de conséquences lui-même fortement corrélé à des facteurs socio-économiques. Et comme l’écrivait Joseph Jacotot, « Quand je ne démontrerais pas clairement que la route doit conduire au but, il ne s’en suivrait pas que je ne l’ai pas atteint. »479 (Jacotot, 1823).

Il nous semble néanmoins important de relever que s’il existe une forte corrélation entre le milieu défavorisé et l’apparition d’un large éventail de problèmes sanitaires et sociaux, au point que des individus se retrouvent en situation de handicap, d’échec scolaire, d’hospitalisation psychiatrique ou d’incarcération pour des raisons socio-économiques, il n’en demeure pas moins que diagnostic et prise en charge sont eux aussi fortement déterminés par ces mêmes facteurs socio-économiques, puisque deux individus présentant des troubles similaires bénéficieront d’une prise en charge différenciée selon leur milieu social d’appartenance : l’un « bénéficiant » du statut de personne handicapée sera par exemple orienté en ITEP et l’autre pas.

On peut donc conclure que le milieu socio-économique défavorisé est à l’origine de deux processus distincts : d’une part dans l’émergence de divers problèmes sanitaires et sociaux, parmi lesquels les TCC, et d’autre part dans le diagnostic établi et le mode de prise en charge proposé, ce qui tend alors à renforcer fallacieusement la corrélation avec le milieu défavorisé dans l’étiologie des TCC.

En d’autres termes, la probabilité qu’un individu présente des troubles du comportement est d’autant plus élevée qu’il appartient à un milieu économiquement pauvre (forte corrélation), mais aussi la probabilité d’être orienté vers des filières spécialisées ou du handicap est d’autant plus élevée que cet individu appartient à un milieu socio-économique défavorisé (discrimination systémique).

479 Jacotot, J., Enseignement Universel Langue Maternelle. Louvain : édition de Paw, 1823.

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Mais la difficulté essentielle de la démonstration, cet « obstacle épistémologique » au sens bachelardien du terme, tient au fait que, tout simplement, les TCC n’existent pas en eux-mêmes. Ils n’ont aucune réalité. Il ne s’agit, comme l’évoquait Hervé Benoît (2005) à propos du handicap, que d’une « construction sociale », voire une « stratégie sociale » (Gori, 2013), ce qui est, pour Audrey Parron, « […] très compliqué à combiner avec une approche clinique qui reconnaît une vulnérabilité comme une vulnérabilité »480 (Parron, 2015) ; la notion de vulnérabilité renvoyant étymologiquement au mot « blessure » (du latin vulnus). Mais la « vulnérabilité » n’est-elle pas nécessairement le propre de l’humaine condition ?

Aussi, selon Bourdieu, pour dépasser les manifestations apparentes, il convient de

[…] remonter jusqu’aux véritables déterminants économiques et sociaux des innombrables atteintes à la liberté des personnes, à leur légitime aspiration au bonheur et à l’accomplissement de soi […]. Il faut pour cela traverser l’écran des projections souvent absurdes, parfois odieuses, derrière lesquelles le malaise ou la souffrance se masquent autant qu’ils s’expriment.481 (Bourdieu et al. 1993, p. 1453).

480 Parron Gretter Ardinchi, A., EHESS, Université Toulouse Jean Jaurès, communication personnelle, juin 2015.

481 Bourdieu, P. (dir.), Accardo, A., Balazs, G., Beaud, S., Bonvin F., Bourdieu, E., …Waser, A.-M., La misère du monde. Paris : Seuil, 1993, p. 1453.

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Si l’on peut douter de la réalité même des troubles du comportement en tant qu’entité nosographique, ce qui est en tout cas bien réel, c’est le « trauma », ou la « vulnérabilité acquise », de ces sujets en proie à la précarité sociale et psychique pour des raisons socio-économiques. Jean Furtos distingue pour sa part « pauvreté » et « précarité ». Selon lui, « La précarité, c’est la vulnérabilité qui en appelle à l’autre, au social. »482 (Furtos, 2011). Même si un lien étroit existe entre précarité et pauvreté, voire « misère » – « mère du délit et de la peine » écrit Proudhon – la pauvreté, dit Furtos, c’est « avoir peu », alors que la précarité c’est « avoir peur », peur de la perte des « objets sociaux »483.

Furtos, J., « Les enjeux cliniques de la précarité », 2011 :

« […] la précarité repose à l’origine sur la détresse, l’incomplétude et l’obligation d’une dépendance, ce qui entraîne l’exigence d’une reconnaissance réciproque : être considéré comme digne d’exister dans son groupe d’appartenance (d’abord la famille, elle-même englobée dans des groupes de plus en plus vastes), et à partir de là, d’exister en humanité. [...] Cette vulnérabilité essentielle de l’humain est toujours liée à la possibilité de sa non reconnaissance, c'est-à-dire à l’exclusion. […] Dans le contexte actuel et selon l’histoire de chacun, cette précarité normale se transforme volontiers en précarité exacerbée, susceptible alors d’entraîner une triple perte de confiance : perte de confiance en l’autre qui reconnaît l’existence, perte de confiance en soi-même et en sa dignité d’exister, et perte de confiance en l’avenir qui devient menaçant, catastrophique, ou même qui disparaît (no future, "décadence"). » (Furtos, 2011).

Si la plupart des études s’accordent pour reconnaître la forte corrélation entre la pauvreté économique et un large éventail de problèmes sanitaires et sociaux, et tendent dès lors à confirmer aisément notre hypothèse de recherche, Dominique Broussal ne manque d’observer que « La confirmation d’une telle hypothèse n’étant pas à proprement parler le scoop de l’année, celui qui l’est davantage, c’est les discours qui continuent d’être tenus en dépit de cet état de fait. »484 (Broussal, 2016). Sans compter qu’aucune étude ne remonte la chaîne des causalités pour établir cette évidence : la pauvreté économique est la résultante logique du « modèle économique », et que donc, lutter activement contre la précarité socio-économique, c’est aussi 482 Furtos, J., « Les enjeux cliniques de la précarité ». Le Carnet Psy, n° 156, sept.-oct. 2011.

483 Pour Furtos, l’objet social est quelque chose de concret comme l’emploi, l’argent, la pension de retraite, le logement, la formation, les diplômes, les troupeaux, les biens.

484 Broussal, D., Maître de conférence en sciences de l’éducation à l’Université Toulouse Jean Jaurès, Unité mixte de recherche « Education, formation, travail, savoirs » (UMR EFTS). Communication personnelle, février 2016.

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combattre le modèle économique qui en est la cause, notamment «[…] en faisant connaître largement l’origine sociale [et économique], collectivement occultée, du malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes. »485 (Bourdieu et al., 1993, p. 1454). D’autant que, écrit Theodor W. Adorno, « Cela fait partie du mécanisme de la domination que d’empêcher la connaissance des souffrances qu’elle engendre. »486 (Adorno, 2001, p. 60).

Marx et Freud se sont l’un comme l’autre efforcés de détruire les illusions qui tendent à occulter à l’individu les causes de sa souffrance, laquelle résulte plutôt, selon Freud, de l’état de notre civilisation, et selon Marx, des rapports de production. Comme le modèle économique qui porte le nom de « capitalisme », et dont nous démonterons les rouages pour le mieux comprendre, est défendu par la classe politique, des considérations d’économie-politique nous conduiront à essayer de démêler ce nœud gordien entre néolibéralisme et libre marché, « Car la compréhension claire de l’origine et de la nature de notre système est indispensable pour concevoir la possibilité et les moyens de le transformer. »487 (Généreux, 2016, p. 172). Nous nous attacherons donc aux répercussions sociales et humaines d’un modèle économique basé sur le « libre-échange » et la « libre concurrence », qui conditionne et amplifie la pauvreté au lieu de la réduire, modèle défendu par des économistes qui voudraient faire croire que l’économie est une science exacte, en occultant la question fondamentale que Ricardo lui-même avait pourtant identifiée, à savoir le « partage ». « De quoi parle l’économie ?demande Bernard Maris.Du partage. Du partage de la richesse. Qui regarde le gâteau, qui tient le couteau ? »488 (Maris, 2004, p. 6). C’est pourquoi, écrit Ricardo en 1817, « Déterminer les lois qui règlent cette distribution, voilà le principal problème en économie politique. »489 (Ricardo, 1847, p. 5).

Aussi commencerons-nous par mettre en exergue ce phénomène qu’il faut bien qualifier de « déterminisme » économique éhonté, d’autant plus cynique que l’on parle d’« égalité des chances ». Laissons donc la question de l’égalité des chances à la Française des Jeux, d’autant que pour Yvan Illich, « Partout, les enfants savent qu’ils ont des chances de gagner à la loterie nationale obligatoire de l’enseignement. Certes, elles ne sont pas égales, mais l’égalité supposée […] fait que, désormais, à leur pauvreté originelle s’ajoute le blâme que le laissé-pour-compte se décerne à lui-même.490 (Illich, 1971, p. 80).

485 Bourdieu et al., La misère du monde. Paris : Seuil, 1993, p. 1454.

486 Adorno, T. W., Minima moralia. (1951). Madrid : Taurus, 2001, p. 60.

487 Généreux, J., La déconnomie. Paris : Seuil, 2016, p. 172.

488 Maris, B., Antimanuel d'économie. Tome 1. Les fourmis. Editions Breal, 2004, p. 6.

489 Ricardo, D., Des principes de l’économie politique et de l’impôt (1817). Trad. de l’Anglais par Francisco Solano Constancio et Alcide Fonteyraud, 1847. Les classiques des sciences sociales, 1847, p. 5.

490 Illich, Y., Une société sans école. Paris : Seuil, 1971, p. 80.

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III. Déterminisme économique et reproduction sociale

Si Bourdieu et Passeron491 (1970) insistent sur la nature culturelle de la reproduction sociale, avec notamment le concept de « capital culturel » introduit dans La Reproduction en 1970, c’est la nature économique de la reproduction sociale qui nous intéresse plus particulièrement, d’autant que le capital culturel des « héritiers » (1964) est lui-même fortement corrélé à un déterminisme économique. Si les inégalités sociales et culturelles peuvent, au moins en partie, être ramenées à des inégalités économiques, on peut dire alors que les héritiers ont en partie les moyens économiques – hérités le plus souvent – de leur capital culturel.

Le concept de « capital culturel » de Bourdieu fait référence aux connaissances en matière de culture et à la capacité à apprécier les œuvres issues de la « culture savante ». Mais il convient d’adjoindre à cette définition minimaliste l’autre concept bourdieusien d’habitus, c’est-à-dire un « système de dispositions réglées » ou « style de vie » (les façons de parler, de manger, de se vêtir, etc.). Bourdieu évoque un « habitus de classe » pour spécifier des dispositions partagées par des individus placés dans les mêmes conditions matérielles d’existence.

Lareau et Weininger (2003), pour qui le capital culturel renvoie avant tout à une diversité de pratiques d’éducation parentale, insistent pour leur part sur le caractère socialement déterminé du capital culturel : « […] the critical aspect of cultural capital is that it allows culture to be used as a resource that provides access to scarce rewards, is subject to monopolization, and, under certain conditions, may be transmitted from one generation to the next. »492 (Lareau et Weininger, 2003, p. 587).

Des déterminations culturelles et sociales jouent en effet de concert dans le phénomène de la « reproduction sociale » ; d’ailleurs ce sont les enfants d’enseignants qui s’en sortent le mieux scolairement, alors qu’économiquement, ils ne comptent pas parmi les catégories socio-professionnelles les plus favorisées. C’est pourtant d’un « déterminisme » économique, facteur de stratification sociale, dont dépend pour une large part cette « reproduction sociale », à cause notamment de l’inégale répartition des richesses qui détermine économiquement le devenir des individus, à tel point que celui qui est né pauvre dans un milieu défavorisé, mourra très probablement pauvre, de même que ses enfants et petits-enfants, ainsi que l’illustre cette réflexion issue du « World Development Report » publié par la Banque mondiale en 2006 : 491 Bourdieu, P. et Passeron, J. C., La Reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement. Paris : Les Editions de Minuit, 1970.

492 Lareau, A. & Weininger, E. B., « Cultural Capital in Educational Research: A Critical Assessment ». Theory and Society, vol. 32, no 5/6, 2003, p. 567-606. Récupéré de : http://www.jstor.org/stable/3649652

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Nthabiseng est née dans une famille noire pauvre à Limpopo, une zone rurale d’Afrique du Sud. Le même jour, Pieter naissait non loin de là, dans une riche banlieue du Cap. La mère de Nthabiseng n’a jamais été scolarisée et son père est sans emploi, alors que les parents de Pieter ont tous deux fréquenté l’université de Stellenbosch et occupent des postes bien rémunérés. Par conséquent, les chances de Nthabiseng et de Pieter dans la vie diffèrent considérablement. La probabilité que Nthabiseng décède pendant sa première année de vie est une fois et demie supérieure à celle que Pieter décède au même âge. Ce dernier est susceptible de vivre 15 années de plus que Nthabiseng. Pieter ira à l’école pendant 12 ans en moyenne et fréquentera très probablement l’université, alors que Nthabiseng aura de la chance si elle est scolarisée ne serait-ce qu’un an. Elle sera privée de ressourserait-ces élémentaires telles que des toilettes propres, de l’eau propre ou des soins de santé décents. Si Nthabiseng a des enfants, il est très probable qu’ils deviennent des adultes tout aussi pauvres.

Alors qu’il est impossible pour Nthabiseng et Pieter de choisir leur lieu de naissance, leur sexe ou le niveau de richesse et d’éducation de leurs parents, les gouvernements peuvent décider d’intervenir afin d’offrir les mêmes chances à tous. Sans action délibérée cependant, cette injustice se perpétuera dans le monde entier.493 (Cité par Oxfam International, 2014).

A ceci près que la Banque mondiale ne dit rien de sa responsabilité, qu’elle partage avec le FMI, dans les phénomènes de pauvreté dont elle est à l’origine. Selon Bernard Maris en effet, Le FMI et la Banque mondiale ont une vision primaire du fonctionnement de l’économie et en sont toujours à Adam Smith. Drapés dans leurs certitudes et leur simplisme, ils transforment les crises en faillites et les faillites en catastrophes avec la tranquillité et le regard fixe des bœufs se promenant dans un magasin de porcelaine.494 (Maris, 2004, p. 74).

Quoi qu’il en soit, il est peu probable qu’un quelconque gouvernement puisse « offrir les mêmes chances à tous », car à l’instar de Malatesta, « Nous ne croyons pas à l’infaillibilité des masses, et encore moins à leur bonté constante : bien au contraire. Mais nous croyons encore moins à l’infaillibilité et à la bonté de ceux qui s’emparent du pouvoir. »495 (Malatesta, 1920). En outre, écrit en 1895 Gustave Le Bon, « Les décisions d’intérêt général prises par une assemblée d’hommes distingués, […] ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que prendrait une réunion d’imbéciles. »496 (Le Bon, 1905, p. 20).

493 Oxfam International, « À égalité ! », rapport octobre 2014. Récupéré de : www.oxfam.org/even-it-up

494 Maris, B., Antimanuel d'économie. Tome 1. Les fourmis. Editions Breal, 2004, p. 74.

495 Malatesta, E., Umanità Nova, du 12 juillet 1920.

496 Le Bon, G., Psychologie des foules (1895). Paris : Félix Alcan, 9e édition, 1905, p. 20.

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