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Economie du sujet et subjectivité des troubles

8. Carences affectives

La notion de « carences affectives » renvoie à une défaillance, au sein du milieu familial, des principales fonctions maternelles : fonctions de maintenance (handling), de contenance (holding) et d’individuation du Soi. L’incidence des carences affectives sur les organisations pathologiques de la personnalité se retrouve en particulier dans les pathologies limites que nous avons précédemment évoquées. Même si le débat théorique opposant la conception de Spitz171 sur la perte de l’objet libidinal et celle de Bowlby172 sur la perte de l’objet d’attachement a perdu de son actualité, tous les auteurs s’accordent sur le rôle vital du maintien de liens privilégiés avec la mère pendant les premières années de la vie.

A la suite des travaux de Lorenz sur « l’empreinte », ceux de Mary Ainsworth sur la notion de « base de sécurité », et surtout ceux de Bowlby sur « l’attachement sécure », on peut émettre l’hypothèse d’un comportement primaire d’attachement, actif dès la naissance, capable de lier l’enfant à sa mère, et qui serait une composante fondamentale de la nature humaine. Avec sa théorie de l’attachement, Bowlby confirme la nécessité pour le nourrisson d’établir des liens d’attachement sécure, avec une mère « suffisamment bonne » (Winnicott) : « Il semble, […], qu’un environnement suffisamment bon dès le stade primaire, permet au petit enfant de commencer à exister, […]. D’édifier un moi personnel, […] de faire face à toutes les difficultés inhérentes à la vie. »173 (Winnicott, 1969, p. 290). Le rôle de miroir joué par la mère permet un « accordage » (Stern, 1982-1989) avec l’enfant, dans une interaction « les yeux dans les yeux », c’est-à-dire une attention visuelle soutenue et étayée par les interactions langagières.

Que voit le bébé, demande Winnicott, quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? Généralement ce qu’il voit, c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit.174 (Winnicott, 1975, p. 155).

L’installation d’un attachement sécure entre le bébé et sa mère que permet un ajustement réciproque des interactions, apparaît donc comme la condition d’un bon développement comportemental, émotionnel, affectif et objectal de l’enfant. Alfred Adler (1926) note ainsi que « […] grâce à la fonction maternelle, il trouve la voie qui le conduit à ses semblables et lui permet de se mettre en communication avec la société. »175 (Adler, 1958, p. 10).

171 Spitz, R.A., De la naissance à la parole, la première année de la vie. Paris : PUF, 1973.

172 Bowlby, J., Attachement et perte. Paris : PUF, 1978.

173 Winnicott, D.W., De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1969, p. 290

174 Winnicott, D.W., Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 1975, p. 155.

175 Adler, A., Les enfants difficiles (1926). Paris : Payot, 1958, Les classiques des sciences sociales, p. 10.

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Pour Hubert Montagner, « Les interactions ajustées et accordées à partir desquelles se noue un attachement "sécure" permettent à l’enfant de vivre au quotidien dans une proximité corporelle, émotionnelle et affective avec une personne de mieux en mieux identifiée, et ainsi de percevoir qu’il n’est pas délaissé, abandonné ou en danger. »176 (Montagner, 2006, p. 210).

A l’inverse, rapporte Montagner, « […] un attachement "non sécure" ou "insécure" ne permettrait pas au bébé de s’adapter à un environnement nouveau et à s’ajuster aux différents partenaires, notamment ceux qu’il rencontre en dehors du milieu familial. » (Ibid., p. 79).

Les enfants non sécures se comportent généralement comme s’ils avaient peur d’être abandonnés, se sentant alors en danger dans les moments de séparation où ils présentent des manifestations de mal-être ou de détresse (colères, peurs de panique). Ils communiquent peu et « […] ils sont le plus souvent "dans leur coquille", sidérés, évitants, fuyants, "pleureurs", "hyperactifs" ou agresseurs […]. Ils peuvent avoir des comportements étranges et répétitifs, parfois stéréotypés. » (Ibid., p. 218).

Les enfants « non sécures » ou « insécures »

« Dans les mêmes contextes ou situations, on peut observer deux "cas de figure" chez les enfants "non sécures" ou "insécures" :

- Certains paraissent fermés ou indifférents à l’environnement et aux personnes. Ils sont le plus souvent dans l’évitement, la fuite ou l’isolement. Leurs manifestations de joie sont habituellement peu lisibles, ou ne sont pas observées. Ils ne montrent pas clairement de réactions émotionnelles et affectives aux propos et comportements d’une personne qui raconte une histoire.

- D’autres sont excessifs ou explosifs dans leurs activités motrices et dans leurs manifestations de colère, de peur ou de tristesse (il est fréquent qu’ils soient qualifiés d’hyperactifs). Ils mettent plus de temps à s’apaiser que les enfants "sécures", et à entrer dans la communication. […] Leurs manifestations de joie sont ambigües : elles sont mêlées de comportements autocentrés, d’évitement, de fuite, de crainte ou d’agressions "hors de propos". » (Montagner, 2006, p. 210).

C’est pourquoi des privations affectives et sensorielles précoces, comme pour Victor, « l’enfant sauvage » de l’Aveyron, peuvent engendrer des troubles neurologiques et comportementaux chez des individus génétiquement et biologiquement sains, ce qui implique qu’on ne peut séparer le corps du milieu dans lequel il vit.

176 Montagner, H., L’arbre enfant. Une nouvelle approche du développement de l’enfant. Odile Jacob, 2006, p.210

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Les enfants abandonnés de Roumanie que Boris Cyrulnik a découverts dans les années 1990, dans ces « mouroirs » abusivement appelés orphelinats, présentaient tous une atrophie des deux lobes préfrontaux provoquée par une absence de stimulation sensorielle. Cyrulnik établit ainsi que «[…] une atrophie fronto-limbique était apparue parce qu’ils étaient en carences affectives. »177 (Cyrulnik et al., 2012, p. 23).

L’isolement sensoriel, affectif et social de ces enfants, la privation d’un Autre (« hospitalisme » ou « syndrome de Spitz »), provoquent des comportements autocentrés, tels que balancements ou auto-agressions. Bowlby relève en effet, à la suite des travaux de Burlingham et A. Freud (1942), que « Ces enfants ont un balancement monotone du corps et se cognent rythmiquement la tête. »178(Bowlby, 1954). En d’autres termes, souligne Otto Gross, « […] les enfants meurent de misère psychique, le besoin instinctif d’amour maternel reste insatisfait et la petite âme en meurt. »179 (Gross, 2011, p. 205). Et Otto Gross d’ajouter que « L’isolement total et réel est fatal à l’enfant. L’angoisse de la solitude est donc une véritable angoisse de la mort […]. » (Ibid., p. 207).

Cyrulnik indique néanmoins que l’atrophie cérébrale d’un grand nombre de ces enfants a pu être résorbée par ce que les neurologues appellent une « stimulation synaptique », c’est-à-dire simplement une stimulation par les échanges de la vie quotidienne dans une famille d’accueil par exemple. Anna Freud avait déjà remarqué, avec les enfants de la banlieue londonienne, après les bombardements de la 2e Guerre mondiale, que l’évolution de ces enfants dépendait en grande partie de la structure et du fonctionnement des institutions d’accueil, et qu’il fallait donc agir sur l’environnement. « L’enfant est malade, soignez le milieu » répétait Makarenko qui assurait dans sa colonie de Gorki (1920-1928) la prise en charge d’orphelins après la guerre civile qui suivit la révolution bolchévique. Mais le manque d’apport affectif, préjudiciable au développement affectif et cognitif de l’enfant, n’est pas forcément le fait d’une absence réelle de la mère (ou de la figure maternante) : « Ainsi, rapporte John Bowlby, l’enfant est dit "carencé", même s’il vit dans sa famille, si sa mère (ou la personne faisant fonction de mère), s’avère incapable de l’entourer de soins affectueux […]. »180 (Bowlby, 1954, p. 12).

177 Cyrulnik, B., Bustany, P., Oughourlian, J.-M., André, C., Janssen, T. et Van Eersel, P., Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner. Paris: Albin Michel, 2012, p. 23.

178 D’après Burlingham, D. et Freud, A., Young children in wartime, 1942. Dans Bowlby, J., « Soins maternels et santé mentale », OMS, 1954, p. 28.

179 Gross, O., « Trois études sur le conflit intérieur » [Drei Aufsätze über den inneren Konflikt], Bonn, Marcuse & Weber, 1920 (Abhandlungen aus dem Gebiet der Sexualforschung, vol. 2, fasc. 3). Dans Otto Gross, Psychanalyse et révolution, Editions du Sandre, 2011, p. 205.

180 Bowlby, J., « Soins maternels et santé mentale », contribution de l’Organisation Mondiale de la Santé au programme des Nations Unies pour la protection des enfants sans foyer. Genève, 2e éd. 1954, p. 12.

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La mère (ou son substitut) peut donc très bien être présente, mais susciter si peu d’interactions et d’échanges avec l’enfant, que Mary Ainsworth parle dans ce cas d’enfants « abandonnés au domicile »181. Une indisponibilité psychique de la mère qui n’offre plus à son bébé qu’une présence fantomatique peut ainsi conduire à une pathologie du « vide relationnel ». La séquelle affective habituelle de ces pathologies du vide est, pour Michel Soulé, « […] une compulsion tragiquement masochiste à revendiquer l’affection dans des limites intolérables pour l’entourage. »182 (Soulé et al., 2004, p. 2540).

Burlingham et A. Freud observent en effet que « Plus l’enfant a la conviction intime que la séparation va se produire, plus il s’accroche au substitut maternel »183(Burlingham et A. Freud, 1943), alors que paradoxalement, indique Bender (1947), ces enfants présentent souvent une incapacité à aimer ou à avoir des sentiments de culpabilité. Mais selon Bowlby, cette contradiction n’est toutefois qu’apparente, car, écrit-il, « Bien des indifférents affectifs ont, en fait, un besoin intense d’affection, et se montrent néanmoins tout à fait incapables d’en recevoir ou d’en donner en retour à autrui. »184(Bowlby, 1954, p. 44).

Bender (cité par Bowlby, 1954) relève aussi ce fait important, à savoir que

On note une incapacité à conceptualiser particulièrement significative en ce qui concerne le temps. Ils n’ont pas la notion du temps ; ainsi ils ne se rappellent pas l’expérience passée, n’en tirent aucun bénéfice, et n’y relatent pas la motivation de leur conduite. Cette absence de la notion de temps est un trait frappant de l’organisation défectueuse de la structure de la personnalité.185 (Bender, 1947). Cette difficulté à appréhender la notion du temps, que nous avons effectivement pu constater dans notre prise en charge de ces jeunes « abandonniques », pourrait être corrélée à l’atrophie des lobes préfrontaux que nous évoquions plus haut, car, rapportent Cyrulnik et al. (2012), « Les neurones préfrontaux, on l’a découvert plus tard, replacent le vécu de la personne dans un contexte temporel. »186 (Cyrulnik etal., 2012, p. 18).

Mais surtout, comment un enfant pourrait-il s’approprier la notion du temps s’il ne lui a jamais été possible de s’inscrire dans un système de filiation ? Comment pourrait-il savoir où il va, s’il ne sait pas d’où il vient ?

181 Ainsworth, M. D., « Les répercussions de la carence maternelle. Faits observés. Controverses dans le contexte de la stratégie des recherches », Cahiers de l’OMS, 1961.

182 Soulé, M. et al., « La carence de soins maternels et ses effets », dans Lebovici, S., Diatkine, R., Soulé, M.,

Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Paris : PUF, 2004, p. 2529-48.

183 Burlingham, D. et Freud, A., Infants without families, London, 1943. Citées par Bowlby, J., op. cit., 1954, p. 29.

184 Bowlby, J., « Soins maternels et santé mentale », OMS, Genève, 2e éd. 1954,p. 44.

185 Bender, L., Psychopathic behavior disorders in children, 1947. Cité par Bowlby, J.,, op. cit., 1954, p. 37.

186 Cyrulnik, B., Bustany, P., Oughourlian, J.-M., André, C., Janssen, T. et Van Eersel, P., Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner. Paris : Albin Michel, 2012, p. 18.

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Géza Róheim, dans son article intitulé « La psychologie de la perception du temps », propose à ce sujet une analyse intéressante, qui relie cette difficulté à appréhender la notion du temps avec le fait établi par August Aichhorn selon lequel le jeune « carencé » est un « […] individu qui, par suite de troubles du développement d’une partie de son Moi, est dirigé par un principe de plaisir prédominant d’une façon toute-puissante. »187 (Aichhorn, 2005, p. 174).

Pour Róheim, étant donné que le principe de plaisir est étroitement associé à la non-conscience du temps, et qu’inversement, la non-conscience du temps est associée au principe de réalité, « Les fantasmes conscients – ou latents – de toute-puissance infantile perturbent la perception normale du temps »188 (Róheim, 1969, p. 71). Le sentiment de toute-puissance chez l’enfant et la perception du temps sont donc contradictoires, puisque la perception du temps est une des fonctions du principe de réalité.Selon Róheim, « Le sentiment de toute-puissance est un produit du fantasme autarcique de l’enfant qui rejette tout ce qui conteste cette toute-puissance. […] le fantasme autarcique oral réapparaît parfois, même après que la réalité l’ait mis en échec, pour contester l’angoisse de la séparation d’avec la mère […]. » (Ibid., p. 72).

Le nouveau-né commence à prendre conscience du temps quand il a faim et qu’il attend son biberon, mais comme sa mère ne peut pas rester indéfiniment auprès lui, un bref intervalle de séparation avec elle peut paraître à un enfant interminablement long et provoquer un sentiment d’abandon. Le passage du temps symbolise donc la période de séparation, tandis que « Le "non-temps", c’est le fantasme dans lequel la mère et l’enfant sont unis pour l’éternité. » (Ibid., p. 80).

Pour Róheim, c’est la partie inconsciente du Moi, sous l’influence du Surmoi, qui régit la perception du temps : « Sous l’impact de la réalité, l’enfant se départit peu à peu de son fantasme de toute-puissance, son Surmoi se développe et il découvre qu’après tout, "c’est la montre qui commande". » (Ibid., p. 73-74). En résumé, écritRóheim,

[…] la perception du temps est un "artefact" qui s’élabore dans le moi inconscient après qu’il a surmonté en partie les coups portés par la réalité à la fiction autarcique. Temps et devoir sont par conséquent associés. Dans tout fantasme qui essaye de rétablir la toute-puissance infantile, la perception normale du temps est perturbée. (Ibid., p. 74).

A noter également l’intolérance à la frustration de ces jeunes abandonniques, le besoin d’accaparer l’attention d’autrui, le sentiment de n’être jamais pris en compte qui témoignent de l’absence de cicatrisation des blessures narcissiques, et provoquent d’inévitables manifestations 187 Aichhorn, A., Jeunes en souffrances (1925). Nîmes : Champ social éditions, 2005, p. 174.

188 Róheim, G., « La psychologie de la perception du temps ». Article paru dans la revue Psychoanalytical Quarterly, traduit par Trèves Eddy. Dans L’Homme et la société, n° 11, 1969. « Freudo-marxisme et sociologie de l'aliénation », p. 69-80.

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agressives. La souffrance de ces jeunes carencés affectifs peut donc tout aussi bien être imputable à la perte prématurée, durable ou répétée de l’objet d’amour, qu’à un investissement maternel inconsistant ou inconstant. De plus, cette discontinuité relationnelle est souvent aggravée par les placements provisoires ou les séjours hospitaliers répétés.

« Carences affectives et négligences graves » (Mille et Henniaux, 2007) :

« L’avidité affective est souvent manifeste. Se développent instantanément des conduites d’attachement passionnel à l’égard de tout adulte manifestant un peu d’intérêt, […]. L’enfant "carencé" instaure d’emblée un lien de familiarité, cherche à toucher le consultant, à s’agripper à lui, à l’imiter, s’emparer de ses attributs, ou à s’immiscer dans sa sphère privée. Cette sensibilité exacerbée se traduit à l’inverse par une intolérance à la frustration, de brusques renversements d’humeur, des manifestations agressives, des conduites d’opposition ou d’hostilité affichées à l’égard de la personne d’abord surinvestie. Il supporte aussi mal les critiques que les compliments et s’attaque tout autant à ses productions "ratées" qu’à celles jugées réussies. La négligence de son corps et de ses intérêts propres contribue à accentuer sa situation de grande dépendance affective. Peu préoccupé de son apparence, sa présentation est souvent négligée, d’autant qu’il semble méconnaître l’éventuelle survenue d’accidents énurétiques ou encoprétiques. Il se montre désordonné, disperse ou casse ses jouets, oublie ses affaires personnelles, mais amasse des objets hétéroclites récupérés à l’insu de ses proches. Sa maladresse et ses entreprises périlleuses ou intempestives lui occasionnent des déboires à répétition et de multiples réprimandes. Le maintien de conduites de satisfaction régressives suscite pareillement les reproches de l’entourage. »189

Faute de désirs projetés sur lui, le jeune « carencé » se trouve ainsi altéré dans ce que Michel Lemay appelle « la colonne vertébrale psychique de la personnalité». Pour Lemay (1993),

La carence est un processus morbide qui risque d’apparaître lorsqu’un enfant de moins de trois ans a subi la rupture de ses premiers investissements avec les personnes significatives de son entourage sans que cette rupture ait pu être réparée. Cette discontinuité entraîne non seulement la blessure narcissique que l’on peut retrouver à toute période de l’enfance et qui se traduira par une dépression plus ou moins marquée mais, du fait de la structuration encore incomplète du Moi, elle provoque de graves perturbations dans la construction même de l’identité.190 (Lemay, 1993, p. 15-16).

189 Mille, C., Henniaux, T., « Carences affectives et négligences graves ». Encyclopédie Médico-Chirurgicale,

Psychiatrie/Pédopsychiatrie, Paris : Elsevier Masson, 2007.

190 Lemay, M., J’ai mal à ma mère. Paris : Fleurus, 1993, p. 15-16.

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Zoé G. (14 ans) est l’incarnation même du profil abandonnique. Elle n’a jamais connu ses parents biologiques, et erre continuellement de familles d’accueil en familles d’accueil, qu’elle sait d’ailleurs si bien mettre à mal. Pensionnaire de l’ITEP pour la deuxième année consécutive, Zoé intègre le groupe-classe dont j’ai la charge. Toujours habillée en survêtement, elle circule le plus souvent dans la cour, avec son ballon de foot pour seul partenaire. Bien qu’elle soit la seule fille du groupe, elle ne se laisse pas facilement intimider, et gare à celui qui viendrait lui chercher querelles ! Nous partons ce jour-là avec notre groupe (douze adolescents), pour visiter la Cité de l’espace à Toulouse. Après le visionnage d’un film documentaire sur écran 3D géant, mon collègue moniteur-éducateur et moi-même décidons de proposer au groupe ce que nous avons coutume d’appeler un « quartier-libre », c’est-à-dire un moment (limité dans le temps et dans l’espace) durant lequel les jeunes sont en autonomie, et décident eux-mêmes des activités auxquelles ils souhaitent participer – tout en sachant en notre fort intérieur que cela n’est jamais sans risque. Cela dit, pour apprendre à nager, il faut bien se « jeter à l’eau ». Nous laissons donc les jeunes se disperser au gré de leurs affinités, avec pour consigne ferme et non négociable de nous retrouver devant l’entrée à 16h00 – en espérant qu’ils n’arrivent pas accompagnés d’un vigile en colère, une fois n’est pas coutume. Zoé et deux autres jeunes décident de rester avec nous. Après délibération, nous optons pour le « Quizz », plateforme ludique où il s’agit de répondre à des questions scientifiques. Nous attendons la fin de la séance en cours pour entrer, et profitons de cet instant pour entamer le processus de digestion de nos sandwichs. Zoé est appuyée contre le panneau qui signale l’emplacement de la file d’attente, elle semble somnoler dans une sorte de rêve éveillé. Au bout d’un moment, la porte s’ouvre. Je fais signe à Zoé que c’est à nous d’entrer et, comme à contrecœur, elle lâche le panneau où elle appuyait sa tête, puis l’embrasse. Je lui fais remarquer qu’il n’est peut-être pas très hygiénique d’embrasser les panneaux signalétiques ; elle essuie alors sa bouche d’un revers de manche et entre. C’est alors que j’observe plus attentivement le panneau jusque-là dissimulé par Zoé : il représente un papa, une maman et un enfant se tenant par la main…

Dans la plupart des cas, ces jeunes dits « carencés » ou « abandonniques », qualifiés également de « sujets sans Autrui », n’ont en fait simplement « […] jamais accédé à la satisfaction de leur besoin infantile de tendresse.»191 (Aichhorn, 2005, p. 135) ; pour Otto Gross en effet, « Nul n’est capable de renoncer à tout amour dès l’enfance : c’est impossible parce que l’instinct d’attachement aux autres est aussi nécessaire à la conservation de l’espèce que l’aspiration à préserver sa propre nature innée. »192 (Gross, 2011, p. 122).

191 Aichhorn, A., Jeunes en souffrances (1925). Nîmes : Champ social éditions, 2005, p. 135.

192 Gross, O., « La symbolique de la destruction », Psychanalyse et révolution, Editions du Sandre, 2011, p. 122.

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La carence affective provoque donc un grave sentiment de « perte », une « béance » impossible à combler, un manque fondamental à l’origine d’une profonde blessure narcissique, mais aussi d’une « brisure dans la relation objectale » (Lemay, 1993) susceptible d’engendrer des conduites « antisociales » (vols, fugues, injures, détériorations, agressions diverses) risquant d’engager ces enfants sur la voie de la délinquance. Pour Winnicott, un délinquant est avant tout un « antisocial non guéri », c’est-à-dire « un enfant qui a été privé de […] quelque chose de suffisamment bon et qui l’a perdu, quelle que soit cette chose. »193 (Winnicott, 1989, p. 73).

D’autre part, demande Cyrulnik, « De qui peut être fier un enfant qui n’appartient pas ? A l’origine de soi, il y a une grande escarre, une chair morte et pourrie, la poubelle où on l’a jeté, le grand crime qu’il a dû commettre pour que sa mère l’abandonne […]. »194 (Cyrulnik, 2000, p. 88). Pour autant, comme le souligne Michel Soulé, « […] il devient difficile d’attribuer à la seule carence antérieure l’étiologie des troubles constatés, car la complexité de l’évolution du développement et des conflits internes n’autorise pas la simplicité causale. »195 (Soulé, 1999, p. 2540). La conclusion de Bowlby à son rapport de 1951 sous l’égide de l’OMS, conclusion