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Economie du sujet et subjectivité des troubles

II. Approche psychanalytique

2. Conscience morale et culpabilité

Nous venons d’évoquer avec Igor le cas d’une absence totale de culpabilité, en lien probablement avec le manque d’empathie caractéristique des états psychopathiques. On peut néanmoins envisager que le sentiment de culpabilité inconscient qui découle de la crainte de perdre l’objet d’amour puisse ne pas exister chez les sujets « carencés affectifs » faute de n’avoir jamais connu d’objet d’amour ou de n’avoir jamais été eux-mêmes objets d’amour, ce qui renvoie aux considérations de Bender (1947) concernant ces enfants abandonnés qui présentent une incapacité à aimer ou à avoir des sentiments de culpabilité.

Pour Alfred Adler, la défaillance de la fonction maternelle n’aurait pas permis le plein développement d’un « être social », entraînant un déficit du « sentiment communautaire » et donc de la conscience morale qui en découle : « La morale est un produit du sentiment social, une fonction de la société, une forme vitale des êtres humains qui vivent dans une interaction permanente. »243 (Adler, 1978, p. 12). Mais si le manque d’empathie et de culpabilité est préjudiciable à la qualité des relations objectales et par extension au lien social, le sentiment de culpabilité inconscient n’est paradoxalement pas exempt de tout caractère pathogène. Aussi tâcherons-nous d’abord d’établir sa genèse dans une situation œdipienne ordinaire, afin d’éclairer les manifestations pathologiques du trouble de la « triangulation » œdipienne.

Avec la question de la culpabilité inconsciente, nous approchons un concept fondamental de la psychanalyse, et Freud relève d’ailleurs que « […] dans un grand nombre de névroses ce sentiment de culpabilité inconscient joue, au point de vue économique, un rôle décisif et oppose à la guérison les plus grands obstacles. »244 (Freud, 1923, p. 19). Un sentiment de culpabilité « […] qui trouve sa satisfaction dans la maladie et ne veut pas renoncer au châtiment représenté par la souffrance » (Ibid., p. 39), et renvoie donc au « bénéfice secondaire » de la maladie.

Le sentiment de culpabilité, héritier du meurtre du père raconté dans Totem et Tabou, est selon Freud indissociablement lié au complexe d’Œdipe :

Nous ne pouvons pas abandonner notre conception de l’origine du sentiment de culpabilité issu du complexe d’Œdipe et acquis lors du meurtre du père par les frères ligués contre lui. L’agression ne fut pas alors réprimée, mais bel et bien réalisée – cette même agression dont la répression chez l’enfant doit être la source du sentiment de faute.245(Freud, 1929, p. 51).

243 Adler, A., L’enfant difficile (1930). Paris : Payot, 1978, Les classiques des sciences sociales, p. 12.

244 Freud, S., Le Moi et le ça (1923). Paris : Payot, 1968, Les classiques des sciences sociales, p. 19.

245 Freud, S., Malaise dans la civilisation (1929). Paris : PUF, 1971, Les classiques des sciences sociales, p. 51.

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Aussi, pour Freud, l’histoire primitive de l’humanité est-elle remplie de meurtres :

Le vague et obscur sentiment de culpabilité que l’humanité éprouve depuis les temps les plus primitifs et qui s’est cristallisé dans certaines religions sous la forme d’un dogme bien connu, celui de la faute primitive, du péché originel, n’est probablement que l’expression d’une faute sanglante dont se serait rendue coupable l’humanité préhistorique.246(Freud, 1915b, p. 21).

Otto Gross abonde en ce sens et ajoute dans un article paru en 1919 que

Le péché originel en lui-même est donc un évènement des temps les plus anciens qui a modifié de façon décisive aussi bien la structure de la société que la personnalité de chaque individu et qui a imposé pour la suite de l’humanité entière de nouvelles orientations sociales et psychologiques. C’est par là qu’il faut expliquer le jugement de valeur négatif porté sur la sexualité et l’autorité de l’homme dans la structure familiale.247 (Gross, 2011, p. 133).

Le complexe d’Œdipe est donc au cœur du sentiment de culpabilité inconscient, il introduit le désir dans la triangulation, même si dans la perspective d’une « schizo-analyse », Deleuze et Guattari énoncent que l’inconscient n’a pas de parents, « Il est orphelin, comme il est anarchiste et athée »248 (Deleuze et Guattari, 1972, p. 374) ; « […] l’inconscient […] ne symbolise pas plus qu’il n’imagine ou ne figure : il machine, il est machinique. Ni symbolique, ni imaginaire, il est le Réel en lui-même, le "réel impossible" et sa production. » (Ibid., p. 62).

Mais pour Freud, l’Inconscient n’est pas seulement un « système », il est également une « propriété » du Ça : « L’inconscient est la seule qualité dominant à l’intérieur du Ça. »249 (Freud, 1938, p. 20). Le Ça ne se superpose donc pas à l’Inconscient, mais il a la propriété d’être totalement inconscient. Il constitue « la partie obscure, impénétrable de notre personnalité »250 (Freud, 1915-17, p. 46), l’arène où s’affrontent pulsions de vie (Eros) et pulsions de mort (Thanatos). Le Ça traduit le but véritable de la vie organique,il échappe au temps et en ce sens à toute filiation. Par contre, il existe bien une intériorisation inconsciente des imagos parentales à la suite de la résolution du complexe d’Œdipe, à travers les deux instances psychiques que sont le Surmoi et l’Idéal du Moi : « Petits enfants, nous avons connu ces êtres supérieurs qu’étaient pour nous nos parents, nous les avons admirés, craints et, plus tard, assimilés, intégrés à nous-mêmes. »251 (Freud, 1923, p. 26).

246 Freud, S., Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915). Paris : Payot, 1968, p. 21.

247 Gross, O., « La Conception fondamentalement communiste de la symbolique du paradis », article publié dans la revue Sowjet, vol. 1, 1919, n°2, p. 12-27. Dans Psychanalyse et révolution, Editions du Sandre, 2011, p. 133.

248 Deleuze, G. et Guattari, F., L’Anti-Œdipe. Capitalisme et Schizophrénie. Paris : Editions de Minuit, 1972, p.374

249 Freud, S., Abrégé de psychanalyse (1938). Paris : PUF, 1985, OCF., XX, 2010 ; GW, XV., p. 20.

250 Freud, S., Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse (1915-1917). Paris : Gallimard, 1971, p. 46.

251 Freud, S., Le Moi et le ça (1923). Paris : Payot, 1968, Les classiques des sciences sociales, p. 26.

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Le Surmoi (introduit par Freud en 1923) est donc l’héritier de l’Œdipe ; son rôle consiste à juger le Moi : il inhibe nos actes et produit le remords. Ses rapports avec le Moi ne se limitent pas à lui signifier : « […] "sois ainsi" (comme ton père), mais ils impliquent aussi l’interdiction "ne sois pas ainsi" (comme ton père) ; autrement dit : ne fais pas tout ce qu’il fait ; beaucoup de choses lui sont réservées, à lui seul. »252 (Freud, 1923, p. 25). Instance judiciaire de notre psychisme, le Surmoi est au centre du concept de « conscience morale » et aussi du sentiment de culpabilité inconscient : « La distance qui existe entre les exigences de la conscience morale et les manifestations du Moi fait naître le sentiment de culpabilité » (Ibid., p. 27),« expression d’une condamnation du Moi par son instance critique. » (Ibid., p. 40).

Cette instance intérieure s’est donc d’abord manifestée à l’extérieur à travers la puissance de l’autorité parentale qui impulse le renoncement aux satisfactions pulsionnelles. Par le mécanisme de l’identification, les interdits parentaux sont intériorisés dans le Surmoi que Freud compare à « une garnison dans une ville conquise », ce qui pourrait expliquer les délires de persécution dans la symptomatologie des pathologies dites « paranoïdes ». Ainsi, l’angoisse devant l’autorité extérieure devient angoisse devant le Surmoi. Mais le désir ne pouvant être dissimulé au Surmoi, il en résulte un sentiment de culpabilité, sentiment refoulé puisque le Moi n’en veut rien savoir, ce qui mobilise un intense besoin de punition.

Cette « conscience morale » ne peut donc naître que des deux principales influences de l’autorité parentale : d’une part le renoncement imposé aux satisfactions pulsionnelles qui déclenche l’agressivité, et d’autre part « l’expérience de l’amour » qui retourne l’agressivité vers l’intérieur en la transférant au Surmoi. L’identification psychique inconsciente au père est donc double (ambivalence) : d’une part, le père haï et attaqué, intériorisé en Surmoi, et d’autre part, le père fort et bienveillant, objet d’amour, part constituante de l’Idéal du Moi. D’où la double image inconsciente (« imago ») du Père : une imago « maléfique » qui, suite à l’identification, constitue le Surmoi, et une imago « bénéfique » qui vient remanier le Moi idéal (héritier du narcissisme primaire) pour former l’Idéal du Moi.

Surmoi et Idéal du Moi sont donc souvent confondus, tant sont imbriqués les deux aspects de l’idéal et de l’interdiction, à ceci près que si l’Idéal du Moi agit dans le sens d’une progression vers plus de liberté et d’autonomie, le Surmoi tend au contraire à rechercher une illusoire sécurité psycho-affective par une soumission infantile à un personnage parental, soumission qui trouve son reflet dans le Pouvoir social et les institutions socioculturelles (nous y reviendrons plus loin).

252 Freud, S., Le Moi et le ça (1923). Paris : Payot, 1968, Les classiques des sciences sociales, p. 25.

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L’idéal du Moi (introduit par Freud en 1914) est corrélatif de l’admiration que porte l’enfant pour ses parents : « […] derrière cet idéal se dissimule la première et la plus importante identification qui ait été effectuée par l’individu : celle avec le père [ou la mère] de sa préhistoire personnelle. » (Freud, 1923, p. 23). L’Idéal du Moi naît de l’abandon de certaines prétentions du Moi idéal sous la pression parentale. Le Moi cherche donc à atteindre, à travers l’Idéal du Moi, les satisfactions narcissiques perdues (toute-puissance infantile). Relevons néanmoins que le terme « Idéal du Moi » rend improprement compte de l’allemand, en traduisant le nominatif « Ich » par l’accusatif « Moi », lequel ne saurait désigner la personne verbale qui tient la place du sujet. Lacan soutient qu’il y va là non pas du Moi constitué en son noyau par une série d’identifications aliénantes, mais du Je, « sujet véritable de l’inconscient ». Comme l’écrit Paul Ricœur, « Je tiens ici pour paradigmatique des philosophies du sujet que celui-ci y soit formulé en première personne – ego cogito –, […]. Dans tous les cas de figure, le sujet c’est " je ". »253 (Ricœur, 1990, p. 14). Certains auteurs (Rank) proposent la forme réfléchie « Idéal de Soi », mais le « soi » est un pronom réfléchi de la troisième personne qui en tant que tel ne saurait convenir. Nous pourrions pourquoi pas envisager le terme d’« Idéal du sujet », mais nous conserverons néanmoins, afin d’éviter les confusions, le terme « Idéal du Moi », tout en ne perdant pas de vue ces considérations. L’Idéal du Moi constitue pour Freud « […] ce qu’il y a de plus élevé dans l’âme humaine, à l'échelle de nos valeurs courantes »254 (Freud, 1923, p. 27), mais aussi qu’« En mesurant la distance qui sépare son Moi du [Idéal du Moi], l'homme éprouve ce sentiment d’humilité religieuse qui fait partie intégrante de toute foi ardente et passionnée. » (Ibid.). Si, à l’instar du Surmoi, l’Idéal du Moi occupe des fonctions de jugement, de censure et d’idéalisation, il s’en distingue toutefois en tentant de concilier les exigences libidinales et les exigences culturelles par le processus de « sublimation ». Pour Freud, l’Idéal du Moireprésente

[…] l’héritage du Complexe d’Œdipe et, par conséquent, l’expression des tendances les plus puissantes, des destinées libidinales les plus importantes, du Ça. Par son intermédiaire, le Moi s’est rendu maître du Complexe d’Œdipe et s’est soumis en même temps au Ça. (Ibid., p. 26).

L’Idéal du Moi peut donc, selon Gérard Mendel, être considéré comme l’incarnation du désir de liberté, « […] désir de libération d’avec les imagos maternelles qui sous-tendent la relation objectale primaire »255 (Mendel, 1968, p. 399), mais aussi, ajoute-t-il, « […] désir inconscient de se libérer de celui qui autrefois permit de se libérer de la mère mais dont le pouvoir, aujourd’hui, est devenu aussi fondamentalement oppressif. » (Ibid., p. 23).

253 Ricœur, P., Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, 1990, p. 14.

254 Freud, S., Le Moi et le ça (1923). Paris : Payot, 1968, Les classiques des sciences sociales, p. 27.

255 Mendel, G., La révolte contre le père. Paris : Payot, 1968, p. 399.

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Otto Rank estime également que c’est grâce à la formation d’un idéal que le Moi, «[…] fait de plus en plus sentir son influence positive sur le développement du sur-moi et, finalement, sur le monde extérieur où s’exerce sa force créatrice et dont la transformation par l’homme se répercute en lui et dans son développement intérieur. »256 (Rank, 1934, p. 12). La théorie de la « psychologie de la volonté » de Rank met en exergue la volonté créatrice du Moi, à l’origine de toute création positive – fût-elle névrotique – s’originant sur la formation personnelle d’un Idéal du moi,« de ce qui est comme le moi le veut. » (Ibid., p. 25). Pour Rank, la conscience qui soutient la volonté, qui approuve sa réalisation, est la source du plaisir en soi ; aussi ajoute-t-il que « La réussite de la volonté, qui se manifeste dans le vécu, la conscience de cette réussite dans l’événement, tel est le mécanisme du sentiment de plaisir que nous appelons bonheur. » (Ibid., p. 32). Mais la notion judéo-chrétienne de « péché » s’oppose à ces tendances « créatrices positives » de la volonté de l’homme, « contre sa prétention d’être non seulement omniscient, semblable à dieu, mais lui-même dieu créateur. » (Ibid., p. 27). Dans cette perspective, le sentiment de culpabilité serait alors une simple conséquence de la conscience, ou plutôt, la conscience qu’a l’individu de son vouloir : « La signification du péché originel n’est-elle pas : le savoir est péché, la connaissance crée la culpabilité ? » (Ibid., p.29). La conscience, outil de la volonté, devient selon Rank « la tourmentante conscience » qu’a de soi l’individu moderne : « […] je ne devrais point avoir une volonté personnelle aussi puissante, je ne devrais même avoir aucune volonté. »(Ibid., p. 42). C’est pourquoi pour Gérard Mendel « Cette part de soi que l’homme ne peut accomplir dans la société actuelle, cette confiance en soi et cette fierté de ses actes qu’il tend à perdre, cette liberté toujours plus rationnée, font lever une agressivité explosive dont nous voyons chaque jour les manifestations. »257 (Mendel, 1968, p. 368).

Rank O., Au-delà du freudisme. La volonté du bonheur (1929)

« Peu importe que l'individu réussisse à se libérer totalement des notions morales transmises ; il n'y réussit probablement jamais, surtout quand il doit vivre avec d'autres individus plus ou moins soumis à cette morale traditionnelle. L'important, c'est que tout ce qui est créateur, quel que soit son genre de manifestation – même la névrose – est dû à cette aspiration de l'individu, à sa volonté personnelle de se libérer du code moral traditionnel et de puiser en lui-même son idéal éthique personnel qui, en plus des normes qu'il lui fixera, lui donnera l'assurance de pouvoir créer et d'être heureux. Ce processus de formation d'idéal personnel, qui commence par l'établissement de règles morales intimes, est une grandiose tentative pour transmuter la contrainte en liberté. »

256 Rank, O., Au-delà du freudisme. La volonté du bonheur (1929). Paris : Librairie Stock, 1934, p. 12.

257 Mendel, G., La révolte contre le père. Paris : Payot, 1968, p. 368.

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Mais ce processus de formation d’idéal personnel s’accorde mal aux faibles capacités d’idéalisation des sujets « carencés » qui pâtissent d’une défaillance des instances surmoïques, défaillance qui pourrait d’ailleurs expliquer la persistance des phénomènes agressifs pour un certain nombre d’entre eux. Freud note en effet dans Malaise dans la civilisation (1929) que « Chez l’enfant abandonné, élevé sans amour, la tension entre le Moi et le Surmoi tombe, et toute son agression peut se tourner contre l’extérieur. »258 (Freud, 1929, note n°2, p. 51).

Le sentiment de culpabilité inconscient semble donc correspondre, d’une part, à l’angoisse devant le retrait d’amour (si tant est que celui-ci fût accordé) et d’autre part à l’angoisse devant le Surmoi (pour autant qu’il soit constitué). Le rapport dialectique entre amour et interdiction, à l’origine de l’ambivalence des sentiments (amour et haine), au sein d’une triangulation œdipienne, induit donc ce sentiment de culpabilité inconscient envers le père dont le fils a voulu prendre la place et qui a alors peur d’être « châtré » en représailles. C’est ce qu’on appelle le « complexe de castration ». Ceci implique que le Surmoi est moins l’angoisse devant l’autorité parentale que la conséquence de l’agressivité à son endroit.

Il n’en demeure pas moins que si cette charge émotionnelle inconsciente liée à l’angoisse de castration est trop forte, elle cherchera une manière de se décharger par un « passage à l’acte » (vols, délits divers) impulsé par un besoin de punition inconscient comparable à « l’attente délirante du châtiment » qu’évoque Freud dans sa Métapsychologie à propos de la mélancolie. Freud découvre en effet, non sans surprise, que

[…] lorsqu’il a atteint un certain degré d’intensité, ce sentiment de culpabilité inconscient pouvait faire d’un homme un criminel. […]. On trouve chez beaucoup de criminels jeunes, un puissant sentiment de culpabilité, antérieur, et non consécutif au crime ; un sentiment qui a été le mobile du crime, comme si le sujet avait trouvé un soulagement à rattacher ce sentiment inconscient à quelque chose de réel et d’actuel.259 (Freud, 1923, p. 41).

Winnicott abonde également dans ce sens en soulignant que « […] le délit commis n’est pas la cause du sentiment de culpabilité : c’est plutôt le résultat de la culpabilité, la culpabilité qui relève de l’intention criminelle. »260 (Winnicott, 1969, p. 178).

258 Freud, S., Malaise dans la civilisation (1929). Paris : PUF, 1971, Les classiques des sciences sociales, note p. 51.

259 Freud, S., Le Moi et le ça (trad. 1923). Paris : Payot, 1968, Les classiques des sciences sociales, p. 41.

260 Winnicott, D. W., « La psychanalyse et le sentiment de la culpabilité ». De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1969, p. 178.

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L’exemple de Zinédine A. (16 ans) illustre bien cette propension à commettre délibérément des actes répréhensibles, guidé par un sentiment de culpabilité inconscient qui cherche un soulagement dans le réel à travers la punition qui en résulte généralement. La corbeille en feu, la clé USB, etc., c’est Zinédine. On constate en effet chez lui, au grand damne de l’Institution et de l’ensemble des « usagers », un besoin compulsif et irrépressible de commettre des méfaits en tous genres, de la pyromanie à la cleptomanie, en passant par le racket et les violences physiques contre les plus faibles, autant d’actes qui le plongent systématiquement dans des situations des plus inconfortables au regard de l’autorité, mais aussi devant ses pairs dont il faut régulièrement le protéger eu égard aux diverses vilénies perpétrées contre eux. La dernière en date est une « fausse alerte à la bombe » au lycée Saint-Sernin de Toulouse, un mois après les attentats contre Charlie Hebdo

Autant il est difficile de surprendre Igor « la main dans le panier », autant Zinédine se fait systématiquement prendre sur le fait. Alors qu’il est interpelé au lycée où il s’est introduit et qu’on lui demande de rendre compte de sa présence en ces lieux, il répond : « Je suis venu poser une bombe ! ». Il aurait pu tout aussi bien dire : « Punissez-moi, j’attends que ça ! ».

Il semblerait in fine que le comportement agressif et/ou délictueux puisse tout aussi bien être imputable au sentiment inconscient de culpabilité (Zinédine) qu’à l’incapacité d’éprouver de la culpabilité (Igor), à l’instar de ceux à qui le sens moral fait défaut et qui ont, d’après Winnicott, « […] manqué du cadre affectif et physique qui aurait permis l’élaboration d’une capacité de se sentir coupable »261 (Winnicott, 1969, p. 186), impliquant la tolérance à l’ambivalence et la possibilité d’opérer une « réparation ». Aussi, pour Winnicott, « Là où le sens moral personnel fait défaut, il est nécessaire d’inculquer un code moral, mais la socialisation qui en découle est instable. ». Il ajoute néanmoins que « Rien ne prouve clairement qu’un individu quelconque qui n’est pas déficient mentalement soit incapable constitutionnellement de parvenir à un sens moral. » (Ibid.).

Nous soutenons donc l’hypothèse selon laquelle une défaillance des instances surmoïques pourrait être à l’origine d’actes délictueux, mais aussi, indique Aichhorn, « Il suffit à un enfant de grandir dans un environnement caractérisé lui-même par des comportements asociaux […] pour que son Idéal du Moi le pousse vers une conduite contraire à la société […].»262 (Aichhorn, 2005, p. 195).

261 Winnicott, D. W., « La psychanalyse et le sentiment de la culpabilité ». De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1969, p. 186.

262 Aichhorn, A., Jeunes en souffrances (1925). Nîmes : Champ social éditions, 2005, p. 195.

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3. Identification(s)

Le mécanisme de l’identification est donc nécessaire à l’élaboration du Moi, pour le meilleur et pour le pire, serions-nous tentés d’ajouter. Il est frappant en effet de constater quedans un grand nombre de cas, les agresseurs ont eux-mêmes été des enfants agressés qui, d’après la théorie d’Anna Freud (1936) concernant « l’identification à l’agresseur », se sont ensuite « identifiés-soumis » à leur agresseur. Mais tous les processus identificatoires ne sont pas pathogènes, car l’identification n’est pas seulement aliénation à l’autre, elle est aussi condition de la désaliénation. Pour Jean-Yves Chagnon « La liberté intérieure ne peut se conquérir qu’en acceptant l’effet de l’autre ascendant en nous, en intégrant les limitations imposées à notre