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Revenu, niveau de vie

2. Milieu socio-économique défavorisé et délinquance

La délinquance est avant tout, ainsi que nous l’avons évoqué plus haut, une construction juridique créée par les normes pénales qu’édicte la société.En tant que phénomène social étudié statistiquement on parle plutôt de « criminalité »,dont le Ministère de l’Intérieur publie chaque année les chiffres, lesquels limitent inévitablement la délinquance à l’ensemble des infractions constatées par la police ou la gendarmerie nationales, un nombre important de délits n’étant ni signalés, ni repérés par les services de l’Etat, ou tout simplement n’étant pas institués comme tels, de sorte que l’on ne peut assimiler les statistiques sur la délinquance enregistrée à la délinquance elle-même. Comme l’indique l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, « Il ne faut pas en effet donner l’illusion que les phénomènes de délinquance considérés peuvent être mesurés de façon directe à partir des statistiques sur l’activité de constatation de la police et de la gendarmerie. »448 (ONDRP, 2014). L’ONDRP a donc pour mission de compléter les chiffres avec une « enquête annuelle de victimation » qui permet de mesurer le décalage entre le nombre d’infractions subies et le nombre de plaintes, par une interrogation directe d’un échantillon de la population.

Si les chiffres officiels montrent une augmentation des crimes et délits contre les personnes, ainsi que des dégradations, outrages et violences contre les représentants de l’autorité, cette tendance doit néanmoins être relativisée par la forte accélération, depuis les années 1990, d’un « processus de criminalisation » (Mucchielli, 2007) imputable à une mutation du statut de la violence, ainsi qu’à un profond changement de sensibilisation de nos sociétés à l’égard des victimes et de leurs souffrances.

Sébastian Roché souligne quoi qu’il en soit que ces types d’actions délictueuses sont souvent concentrées dans et autour des quartiers populaires, et que les formes les plus graves de destruction et de violence « […] concernent davantage les enfants issus des milieux populaires, surtout lorsqu’ils habitent dans les quartiers HLM de banlieues excentrées. »449 (Roché, 2001, p. 29). Nous prendrons bien garde de ne pas stigmatiser ces familles, qui pour nombre d’entre elles, et à bien des égards, pourraient donner des leçons d’humilité et de savoir-vivre à nos plus hauts fonctionnaires d’Etat, mais certaines recherches insistent cependant sur les facteurs sociaux de la délinquance, à partir d’une corrélation établie entre la délinquance et l’environnement socio-économique d’une zone déterminée, et posent donc l’explication de la délinquance en termes de conditions économiques.

448 ONDRP, Bulletin mensuel de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, octobre 2014.

449 Roché, S., La délinquance des jeunes. Paris : Seuil, 2001, p. 29.

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L’Observatoire des Zones Urbaines Sensibles (2014) établit pourtant que le taux de délinquance globale constaté par les services de police stagne dans les ZUS (+0,2%) alors qu’il augmente de 1,9 % dans leurs circonscriptions de sécurité publique (CSP).

Ces données tendent cependant à occulter, d’une part, que si le taux d’atteinte aux biens est inférieur en ZUS, le taux d’atteinte aux personnes y demeure toujours plus élevé que pour leurs CSP, et d’autre part, que si le taux de délinquance stagne en ZUS, il n’en demeure pas moins particulièrement élevé. En outre, les phénomènes d’atteinte aux biens et ceux d’atteinte aux personnes ne sont que relativement indépendants les uns des autres, dans la mesure où certains vols de biens nécessitent l’usage de la violence physique contre les personnes.

Mais il semble surtout important de rappeler que les populations établies en ZUS, c’est-à-dire en zones urbaines socialement et économiquement défavorisées, sont pour la plupart des populations originaires de nos anciennes colonies (Afrique sub-saharienne et Maghreb), et que la « ségrégation » (sociale, ethnique et scolaire) dont elles sont aujourd’hui victimes n’est autre que l’héritage du colonialisme d’hier. Parquée dans des « cités », cette population qui constituait jadis une main-d’œuvre bon marché et qui, faut-il le rappeler, a largement contribué à l’essor économique des « Trente Glorieuses »(1945-1973), a fini par devenir une population de « surnuméraires », surtout en cette période de chômage et de crise économique.

Pourtant, il faut bien souligner, à partir des analyses de l’OCDE notamment, que les migrants contribuent fortement au dynamisme du pays où ils s’installent, et que ce n’est donc pas l’immigration en tant que telle qui constitue un problème, mais la non-intégration des migrants. D’autre part, combien de générations faut-il pour que l’on cesse de parler d’immigrés à propos de citoyens nés français ? Ne sommes-nous pas tous issus de l’immigration ?

Malgré le manque de données lié au refus de prendre en compte la dimension ethnique dans les recherches françaises, il faut bien évoquer une « discrimination ethnique » à l’endroit des descendants d’immigrés africains, discrimination qui ne concerne que rarement des migrants d’Europe du nord. Le premier ministre Manuel Vallslui-même, dans un éclair de lucidité et une prise de position inhabituelle, dénonce d’ailleurs en janvier 2015 ce qu’il nomme un « apartheid territorial, social, ethnique »450 de cette frange de la population. Déclaration qui ne l’a pas empêché de récuser un an plus tard les sciences sociales au motif que « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » (Valls, 2016), confondant outrageusement explication et justification, ce quirevient à dire qu’il ne faut surtout pas chercher à savoir et à comprendre. Il ne s’agit bien évidemment pas pour les sciences sociales d’excuser ou justifier quoi que ce soit, mais de rendre intelligibles les déterminismes socio-économiques à l’œuvre et démontrer que ce processus de ségrégation spatiale a conduit à une concentration de cette population pauvre issue de l’immigration ouvrière africaine, ce qui explique pour Hugues Lagrange, chercheur au CNRS, que « […] les jeunes issus de l’immigration africaine ont pris une part importante dans la délinquance au cours des deux dernières décennies. »451 (Lagrange, n. d.). Une délinquance résultant largement de la pauvreté économique, elle-même fortement accentuée par une discrimination ethnique, non pas délibérée mais « systémique » (Felouzis et al., 2015).

450 Valls, M., vœux à la presse, 20 janvier 2015.

451 Lagrange, H., « Crime et précarité économique et sociale », CNRS (n. d.). Récupéré de :

http://www2.cnrs.fr/sites/communique/fichier/03lagrangebp.pdf 181

S’il faut bien constater que la délinquance apparaît majoritairement dans ces milieux défavorisés, il n’est pas question pour autant d’invoquer une « prédestination » dans les milieux pauvres, et de céder à une forme de « racisme social » qui nous exonérerait de toute réflexion sur la « misère du monde » (Bourdieu). Toutefois, il s’agit bien d’établir qu’il existe une forte corrélation entre délinquance et pauvreté.

Pour le sociologue Laurent Mucchielli d’ailleurs, « La majorité des faits de délinquance sur la voie publique sont motivés par des questions économiques selon une mécanique d’exclusion-rébellion bien rodée, […]. »452 (Mucchielli, 2012). Et, selon l’ancien ministre de l’Intérieur Pierre Joxe, « […] c’est la misère matérielle, la misère morale et affective, la misère intellectuelle, l’absence d’insertion sociale vraie qui est à l’origine directe d’une partie de la délinquance juvénile. […] Or, oui, la délinquance est un phénomène aussi vieux que la pauvreté. »453 (Joxe, 2016).

Mucchielli (2007) dégage ainsi deux problématiques essentielles dans le phénomène de la délinquance, notamment concernant les vols avec violence : d’une part celle des processus d’exclusion économique qui alimentent ces vols, et d’autre part, celle de la violence qu’engendrent ces vols. Aussi Mucchielli ajoute-t-il que « Politiquement déconsidéré depuis la fin des années 1990, le lien entre délinquance et processus d’exclusion socio-économique est pourtant une réalité constamment mise en évidence par les recherches. »454 (Mucchielli, 2007). Bien qu’il existe diverses formes de délinquances juvéniles, qu’elles relèvent du marginalisme social propre à l’adolescence, d’un phénomène de « contagion » lié à l’influence des pairs et du milieu, ou qu’elles renvoient à une dimension psychopathologique pour cause de « traumas » subis pendant l’enfance, Mucchielli ajoute qu’il en est d’autres qui « […] renvoient avant tout aux mécanismes d’exclusion sociale et de ghettoïsation, à commencer par l’exclusion scolaire et l’absence de perspectives d’insertion économique. »455 (Mucchielli, 2016).

Nous pouvons donc conclure avec Laurent Mucchielli que l’aggravation des inégalités socio-économiques, et des situations d’exclusion qui en découlent, conditionnent dans une large mesure la délinquance dans la société française, et que « C’est là la toile de fond de bien des problèmes liés aux "quartiers sensibles" des "banlieues". » (Mucchielli, 2007).

452 Mucchielli, L., article paru au journal Les Echos.fr, le 5 septembre 2012.

453 Joxe, P., « Quand l’histoire coloniale pèse tellement sur le présent, il vaut mieux la connaître ». Entretien pour le site Bondy Blog, propos recueillis par Louis Gohin, le 21 mars 2016.

454 Mucchielli, L., « Dix ans d’évolution des délinquances en France ». Regards sur l’actualité, n°336, 2007, p.5-16

455 Mucchielli, L., « Regard sur les perdants du système ». Entretien avec Laurent Mucchielli, propos recueillis par Jean-Marie Harribey. Les Possibles, n°9, le 29 mars 2016.

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