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Le mythe rationnel de la gestion intégrée, solution ou problème ?

Du contexte à la question de recherche : une généalogie de la crise des politiques

3. Des évolutions symptomatiques de l’apparition d’une crise dans les organisations

3.3. Le mythe rationnel de la gestion intégrée, solution ou problème ?

3.3.1 La gestion intégrée comme « mythe rationnel »

Maintenant que nous avons défini l’intégration, nous allons nous pencher sur la gestion intégrée en montrant qu’elle s’est progressivement imposée à la manière d’un mythe rationnel et qu’elle constitue en réalité une manifestation d’une crise des organisations actuelles.

La gestion intégrée n’est pas un concept nouveau. Sa première apparition « officielle » date de la déclaration issue de la conférence internationale sur l’eau et le développement de Dublin (1992) 32

qui précéda le premier sommet mondial sur le développement durable de Rio en 1992. Il y est ainsi défendu que la gestion intégrée possède à la fois un intérêt environnemental (elle permet de préserver durablement les écosystèmes aquatiques) et sociétal (car cette préservation va dans le sens de l’intérêt de toute la société). Dans cette déclaration se trouvent aussi les 4 principes suivants qui constituent le fondement conceptuel de la notion :

L'eau douce, ressource fragile et non renouvelable, est indispensable à la vie, au développement et à l'environnement

La gestion et la mise en valeur des ressources en eau doivent associer usagers, planificateurs et décideurs à tous les échelons

Les femmes jouent un rôle essentiel dans l'approvisionnement, la gestion et la préservation de l'eau

L'eau, utilisée à de multiples fins, a une valeur économique et devrait donc être reconnue comme bien économique

Par la suite, la gestion intégrée des ressources en eau constitua la contribution de la communauté de l’eau aux discussions sur le développement durable lors des sommets internationaux, tant à Rio (1992), qu’à la Hague (2000), Johannesburg (2002) ou Kyoto (2003). Les 4 principes de base de Dublin que nous venons d’énumérer ont au fur et à mesure été substantiellement modifiés, bien qu’ils demeurent le point de départ reconnu du concept au moins dans sa « carrière » institutionnelle. Les principes d’holisme, de contrôle décentralisé et de respect de l’environnement sont restés des piliers des différentes définitions de la gestion intégrée des ressources en eau.

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En France, le concept de gestion intégrée était déjà présent en filigrane dans la loi sur l’eau de 1992 derrière le terme de « gestion équilibrée de la ressource en eau ». Mais ce sont les évolutions législatives récentes qui insistent sur l’importance de la mise en place d’une gestion prenant en considération tant les aspects sociaux qu’économiques ou environnementaux. Ainsi, dans le domaine de l’eau, la Directive Cadre Européenne sur l’Eau du 23 Octobre 2000, établissant un cadre pour une politique communautaire, est un texte majeur dans la volonté de coordination et de meilleure lisibilité ainsi que dans l’obligation de résultats qu’elle impose (bon état écologique des cours d’eau d’ici 2015). Pour la première fois, il y est fait référence à l’idée de gestion globale de la politique de l’eau en insistant sur la nécessité d’élaborer une politique communautaire intégrée dans le domaine de l’eau. Elle fixe ainsi comme objectif de ne gérer non plus seulement la ressource mais insiste sur la nécessaire prise en compte de la globalité de l’écosystème et des usages qui en sont faits. Elle impose aussi la participation du public au processus.

C’est ainsi que, petit à petit, sous la pression des évolutions législatives et devant les enjeux à gérer la gestion intégrée semble s’imposer progressivement chez les acteurs à la manière d’un mythe rationnel33 (Hatchuel et Molet 1986), c’est-à-dire que cette notion constitue à la fois un

mythe dans le sens où cet énoncé tient de la fable symbolique simple et frappante et, ce qui peut paraître paradoxal, qu’elle est rationnelle car elle va dans le sens d’une efficacité, d’une performance et d’une cohérence interne plus importantes sur le moyen et long terme.

3.3.2 La gestion intégrée comme problème

La gestion intégrée ne fait cependant pas l’unanimité. Des chercheurs notamment commencent aujourd’hui à élever leur voix contre ce principe de gestion intégrée qui semble une évidence pour le plus grand nombre. Ces critiques s’articulent principalement autour de trois points :

la distance entre théorie et réalité

la question de la pertinence du territoire retenu (i.e. le bassin versant)

et celle de la « bonne » échelle ou des « bons » acteurs pour la mettre en place en France.

Le premier type de critique va être présenté ci-dessous. Les deux dernières critiques seront pour leur part développées à la fin de la partie suivante de ce chapitre, lorsque nous nous poserons la question du territoire pertinent pour une intégration.

33 Certains auteurs vont même jusqu’à parler à son propos de « the only sustainable solution » (Durham, Rinck-Pfeiffer et al. 2002) ou « the only game in town » (Jeffrey et Gearey 2006).

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La première critique concerne l’écart entre la théorie et la réalité. Ainsi Jonker dit : “There is still a

long way to go to achieve a common understanding of IWRM (Integrated Water Resource Management) and to develop and refines approaches for its successful implementation” (p.719) (Jonker 2002). Pour Jeffrey et

Gearey (Jeffrey et Gearey 2006), l’analyse va plus loin que ce simple constat ; ils relèvent notamment deux éléments qui nous semblent pertinents :

la gestion intégrée demeure pour eux une théorie normative. “Despite its popularity[…]

IWRM remains : (i) a theory about, (ii) an argument for, and (iii) at best a set of principles for, a certain approach of water resources management” (p.4). Ils soulignent en outre, que peu d’exemples

empiriques concrets viennent démontrer son intérêt et son fonctionnement. Ils ne réclament pas pour autant une définition complète et rigide de la démarche d’intégration mais revendiquent la nécessité du développement de nouvelles mesures, techniques et cadres analytiques34.

le décalage constaté entre la volonté holistique de l’approche et sa mise en pratique concrète. Selon eux, certains points de vue, notamment écologiques sont évincés. Ils voient à ce décalage deux raisons : d’une part, la gestion de l’eau est quelque chose de sérieux et de risqué dont tout changement entraîne des répercussions dans de nombreux autres domaines ; d’autre part, les écosystèmes sont des systèmes bien plus complexes que ce que l’on peut imaginer et il nous manque des connaissances pour les aborder, ce qui ne signifie toutefois pas qu’il faille refuser de leur accorder de l’attention, ni d’essayer de les gérer.35

Or, d’après nous, ces débats ne constituent pas le cœur des problèmes qui se posent aujourd’hui mais matérialisent la crise que connaissent les acteurs dépourvus dans leurs organisations actuelles de moyens et d’organisation aptes à gérer les enjeux nouveaux auxquels ils sont

34 Ce que vient faire cette thèse

35 Jeffrey et Gearey proposent ensuite 5 thèmes de recherche visant à réduire cet écart (Jeffrey et Gearey 2006) (p.6) : premièrement une réflexion sur le type de recherche nécessaire et sur la manière de construire des liens entre cette science et la politique ;

deuxièmement une exploration des relations entre ce qui devrait être fait et ce qui est fait et de celles entre les espaces de décision et ceux d’action ;

troisièmement une identification de la mesure dans laquelle on peut gérer un bassin versant ;

quatrièmement une interprétation des cas d’application et une gestion des connaissances qui en découlent ; enfin, un programme d’enseignement trans-sectoriel sur la gestion intégrée.

On peut remarquer ici que notre recherche relève simultanément des premier, deuxième et quatrième points et vient donc, si on accepte leur analyse des solutions pour résorber les problèmes de distance entre théorie et réalité, participer à l’opérationnalisation de la gestion intégrée.

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confrontés. Ce sont ces outils et formes d’organisation émergentes que nous allons chercher à qualifier dans cette thèse.

3.3.3 Une gestion qui s’appuie sur un cadre gestionnaire : les outils et dispositifs de gestion associés.

De nouveaux modes d’organisation sont à trouver car ceux existants traditionnellement ne sont plus satisfaisants pour l’ensemble des raisons que nous venons de développer. Ces nouvelles formes d’organisation émergentes que nous avons appelé « structurations » vont devoir aussi inventer de nouveaux outils et dispositifs afin de répondre aux nouvelles exigences. C’est pourquoi, nous avons choisi de nous intéresser aux outils et dispositifs de gestion que les acteurs supra-locaux mettent en place afin de gérer cette crise du système territorial de la gestion de l’eau. Ceci nous amène à notre deuxième hypothèse de recherche :

Hypothèse n°2 : Il nous sera possible de qualifier les nouveaux modèles de gestion qui se mettent

en place et sont sous-tendus par le mythe rationnel de la gestion intégrée grâce à l’étude conjointe des structurations et des outils et dispositifs de gestion qui sont élaborés progressivement. L’action collective organisée requiert en effet deux éléments clefs : d’une part les mythes rationnels au travers desquels elle se pense (ici la gestion intégrée) et, d’autre part, les outils grâce auxquels elle se construit. Les outils ne sont en effet pas de simples supports mais sont réellement partie prenante de l’action collective (Berry, 1983 ; Hatchuel, 2001). Ils seront notre point d’entrée privilégié et nous espérons par leur étude réussir à mieux appréhender les nouvelles formes d’organisation porteuses d’intégration.

Même si la gestion intégrée (GI) est encore immature en tant qu’outil de gestion, des tentatives de construction d’outils de gestion sont effectuées afin de contribuer à sa mise en place. Au final, dans le domaine des politiques de l’eau, de l’assainissement et des déchets, ces évolutions se traduisent par le déploiement d’un nouvel appareillage de gestion. En effet, parallèlement au recours de plus en plus fréquent au mythe rationnel de la gestion intégrée, les différents acteurs ont commencé à outiller cette notion et ont donc développé un certain nombre de dispositifs, d’outils et de procédures susceptibles de prendre en compte au mieux les problèmes soulevés afin de mettre en place cette gestion intégrée. On peut ainsi remarquer le développement d’outils de gestion tels que les observatoires (qu’ils soient de l’eau, du service, des prix, …), les inventaires (des réseaux d’eau potable et d’assainissement, des installations de traitement des déchets, …), les sites-pilotes (étude de l’épandage de boues de stations d’épuration par exemple).

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Pour cela, nous allons avoir recours à la construction d’un cadre théorique d’étude afin de pouvoir qualifier, c’est-à-dire décrire et évaluer ces nouveaux modèles de gestion.

Un préalable nécessaire avant toute avancée supplémentaire dans notre réflexion nous semble être la nécessité de définir ce que nous entendons par outils et dispositifs de gestion. Pour une définition des outils de gestion et un développement théorique autour de cette notion, le lecteur se reportera au chapitre III, partie A, p. 155. Nous précisons juste que la définition retenue ici est celle de David : « tout dispositif formalisé permettant l’action organisée »

Partie B. De la gestion intégrée comme doctrine à

l’intégration comme défi de gestion

1. La question de recherche et le terrain