• Aucun résultat trouvé

Des différents modes de lecture et de leur oubli : De Garaudé (c. 1835)

Conclusions : Crescentini

2. Seconde partie : Les exercices de García père

2.7 Des différents modes de lecture et de leur oubli : De Garaudé (c. 1835)

Nous constatons chez García père des indices qui montrent la remise en question de l’approche de la « tradition », celle qui trente ans auparavant était présentée dans la Méthode de 1803 comme « authentique » et semblait inébranlable. Il s’agit d’un mouvement général : dans l’espace d’une génération, les contenus du livre institutionnel ne tarderont pas à être révisés par différents auteurs. De Garaudé (c. 1835), dans une Méthode complète de chant, publiée un quart de siècle après sa Nouvelle méthode, n’hésite pas à critiquer ouvertement le livre du Conservatoire. Sa remise en cause est toutefois timide, elle vise surtout les Solfèges qui accompagnent le texte :

Les Solfèges de Iommelli, Porpora, Majo &c, qui forment la seconde partie de ce volumineux ouvrage, semblent plutôt destinés à l’étude de la musique, des valeurs et des intonations, mais ils n’offrent plus, comme Vocalises, aucune espèce de rapport avec le style des diverses Ecoles de chant qui se sont succédées, depuis environ quatre vingts ans qu’ils sont écrits. (De Garaudé, c. 1835, p. 11)

D’après ces commentaires, nous déduisons que les chanteurs ne disposent plus des mêmes clés de lecture pour décoder ces anciennes partitions. Les nouvelles pratiques de « fidélité » à l’écrit auront comme résultat par exemple l’abandon de la transposition26 de la tessiture, que

25Peu de recherches ont été faites sur les pratiques vocales en Espagne. Toutefois, Naples est sous domination espagnole du début du XVIe siècle jusqu’au début du XVIIIe siècle, les rois d’Espagne invitent des castrats à la cour, comme Farinelli, et ces chanteurs restent parfois des années tout près de leur protecteurs : il est certain qu’il ait eu des échanges entre les deux traditions vocales. Des villes comme Cadix, du temps de García disposent de trois théâtres, espagnol, italien et français (Romero Ferrer, 2006, p. 39).

26Ici, le terme « transposition » fait référence au changement de tonalité (hauteur) d’une partition.

30 les anciens maîtres adaptaient à la voix de l’élève. Les enseignants hésitent à « modifier » les partitions en ajoutant des traits ou en supprimant des parties, ce qui est nouveau : le respect de la « pensée » du compositeur empêche de procéder ainsi. Cela donne comme résultat que la plupart des enseignants considèrent, comme De Garaudé :

L’aridité sévère d’une telle METHODE n’est plus en harmonie avec les progrès de l’art, et elle ne remplit plus les conditions nécessaires pour obtenir les heureux résultats qu’on en désire, qui sont de faire aimer à l’élève l’étude indispensable de la Vocalisation, par le charme de la Mélodie qu’il y trouve, et de développer et former son goût, en le fesant [sic] chanter selon le style de l’Ecole moderne, consacré par tous les grands Maîtres de notre époque. (De Garaudé, c. 1835, p. 11)

Cette remise en question des anciennes pratiques n’épargne pas certains ouvrages d’un même auteur, écrits à des années d’intervalle. Dans sa (nouvelle) Méthode complète e chant (c.1835), De Garaudé annonce la destruction de son (ancienne) Nouvelle méthode (c. 1809) devenue obsolète :

Cet ouvrage ne sera plus en vente que pendant un an, pour épuiser le reste de sa dernière édition. Ayant extrait des sa première partie tout ce qui pouvait se transporter dans celui-ci, le reste en est défectueux et je dois la supprimer. (De Garaudé, c. 1835, p. 11)

Les nouvelles découvertes scientifiques contribuent à semer le doute, la « résolution des problèmes » (Abbott, 1988) aura recours à d’autres références que celles utilisées par l’ancien maître.

4. Conclusions

La « bonne méthode », combinée à l’art d’improviser « à propos », est toujours, en ce début du siècle, la base de l’art du chant. Des procédés utilisés d’après un langage codifié, permettent d’exprimer des sentiments : le choix et la manière de faire une roulade ou un accent sont considérés en rapport au caractère du personnage et au contexte d’une histoire. Le public apprécie tout d’abord la « bonne méthode » du chanteur.

L’apprentissage par imitation reste le moyen de transmission des maîtres. Le lecteur est supposé avoir des connaissances préalables ou avoir recours à un chanteur expérimenté, pour compléter si nécessaire ce qui ne figure pas dans l’écrit.

Dans la première moitié du XIXe siècle, on assiste à la production d’un grand nombre d’écrits pédagogiques. Cette production est accompagnée par l’émergence de genres didactiques innovants, comme les cahiers de vocalises, les recueils d’airs « classiques » ou les méthodes contenant des leçons « progressives », comme celle de Vaccai. Ces écrits contribuent à la transformation des pratiques : ils proposent comme modèle d’autres manières de transmettre les savoirs.

L’autorité des contenus de la Méthode de 1803 est progressivement remise en question par différents auteurs. A titre d’exemple, De Garaudé, pourtant professeur au Conservatoire de Paris, critique la « difficulté » des Solfèges de la Méthode. Pourtant, cette difficulté ne dérangeait pas les enseignants plus anciens. Nous déduisons que les musiciens changent leurs pratiques de « lecture » et n’osent plus modifier l’écrit pour l’adapter au niveau et particularités des élèves : les pièces deviennent dès lors difficiles à chanter.

Les anciennes clés de lecture sont transformées, voire oubliées.

Les éditeurs apportent de plus en plus de « solutions » à certains problèmes (par ex. choix des nuances ou d’emplacement des ornements, qu’ils fixent par l’écrit) que le musicien apprenait à résoudre, en improvisant d’après certaines conventions, avec l’aide du maître.

31 La notion de « répertoire didactique » se consolide. Parallèlement, les institutions sont reconnues comme les seuls organismes légitimés pour reconnaître la professionnalisation des chanteurs, instrumentistes, compositeurs et pédagogues, considérés dorénavant comme des spécialistes.

En ce qui concerne les deux ouvrages analysés, nous trouvons des points communs entre les contenus de Crescentini et de García père. Les auteurs privilégient l’écrit musique (notation) au discours explicatif : le texte est ainsi relégué à une fonction introductive.

Dans aucun des deux livres, nous ne trouvons des exercices de respiration. Les consignes, en rapport aux prises d’air et au soutien, sont toujours en lien avec la phrase musicale.

García père insiste surtout sur deux apprentissages : la justesse et le développement de variantes. Ceci constitue l’indice que l’enseignement que l’Espagnol donne est essentiellement basé sur la proposition de modèles.

Contrairement aux Exercices de Crescentini, ceux de García sont destinés à des élèves ignorant la base de la « lecture », initiés à la musique par le chant. Toutefois, il est peu probable que García ait suivi, lors de son enseignement, l’ordre de sa propre méthode : comme les anciens maîtres, il adaptait à chaque élève en particulier des choix d’apprentissage.

Le récit de son élève Santa Cruz nous confirme que la logique de la théorie n’est pas celle de la pratique. García, lui-même, n’a certainement jamais travaillé les roulades « par deux, trois, quatre notes », comme le veut l’idéal « théorique ». Comme tous ceux qui apprennent par imitation, il avait certainement « franchi » beaucoup de marches à la fois ! Lui-même reconnaît la difficulté à appliquer sa propre « méthode » : « Il semble, au premier abord qu’il soit très-aisé de bien chanter deux notes, cependant cela n’est pas ; car lorsqu’on sait bien faire deux notes on peut en faire de même 3, 4, 5, jusqu’à l’octave et plus encore. » (García père, 1824, p. III). L’auteur doute lui-même de l’efficacité, pour certains apprentissages, de l’élémentarisation des savoirs dans le chant.

Chez Crescentini, le « bon goût » est associé à l’expression des paroles et aux « inflexions convenables ». Il s’agit d’un monde de conventions, en apparence indépendant du « ressenti » émotionnel du chanteur. Le personnage « représenté » prime sur la dimension « personnelle » de l’artiste. Toutefois, cette représentation admet d’innombrables variantes.

Chez García c’est le « ressenti » émotionnel de l’artiste qui compte, traduit par un art vocal extrêmement virtuose et fantaisiste. García séduit un public qui n’a apparemment pas, dans un contexte de musique « classique », l’habitude du recours à certains moyens expressifs, notamment gestuels. Il agit à l’encontre des conventions : ce qui est nouveau est que le public en est ravi.

Les pratiques de la castration sont de plus en plus critiquées, voire interdites. La fin des castrats est à mettre en rapport avec la fin de certaines pratiques de formation et de performance, de même qu’un « réservoir » d’élèves prêts à consacrer leur vie à leur art de manière inconditionnelle.

32

Annexe 2, N° 2