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Du compromis entre l’ancienne tradition et l’approche scientifique du chant

Le Traité complet de l’art du chant de García fils (1841-1847)

2. Contexte de lecture : García fils

2.2 Du compromis entre l’ancienne tradition et l’approche scientifique du chant

Quand García fils publie son Traité complet de l’art du chant (1841/1847) – une vingtaine d’années après la Vie de Rossini de Stendhal, trois ans après la « rupture » de pratiques occasionnée par Duprez – le paradigme belcantiste, que certains évoquent avec nostalgie, semble solidement constitué. Dans les premières lignes de son Traité, il fait mention des

La quête d’un écrit pouvant contenir les « secrets » du belcanto est ainsi exprimé :

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Malheureusement cette époque ne nous a légué sur ses traditions que des documents vagues et incomplets. Les ouvrages de Tosi, de Mancini, les travaux de Herbst, d’Agricola ; quelques passages éparts dans les histoires de Bontempi, de Burney, de Hawkins, de Baini, ne nous donnent des méthodes alors suivies qu’une idée approximative et confuse. (García fils 1841-1847, I, p. p. 1)

Malgré l’attrait que García fils ressent pour l’approche scientifique du chant, il annonce au lecteur son attachement à la tradition « orale » :

Fils d’un artiste généralement apprécié comme chanteur et que recommande comme maître de réputation méritée de plusieurs de ses élèves, j’ai recueilli ses instructions, fruits d’une longue expérience et du goût musical le plus cultivé. C’est sa méthode que j’ai voulu reproduire, en essayant seulement de la ramener à une forme plus théorique et de rattacher les résultats aux causes. (García fils 1841-1847, I, p. 1)

D’après le témoignage de ses élèves, García fils ne parle dans ses cours que très peu d’anatomie, qu’il aborde – comme nous allons voir – comme introduction aux leçons, dans le premier cours. Nous pouvons ainsi considérer qu’il dispose de deux niveaux de savoirs : un scientifique et l’autre d’après la tradition. Le premier lui permet de mieux comprendre cette tradition, mais il considère ces savoirs comme des savoirs complémentaires.

Néanmoins, dans son Traité García fils approfondit beaucoup plus l’approche scientifique que ses contemporains. Il ne se limite pas à la description de l’anatomie ou le fonctionnement de base de l’ « instrument ». García fils va s’interroger par exemple sur le timbre de la voix, ou sur les différents registres, problématiques en lien avec les découvertes récentes.

Dans la revue l’Artiste (Tomme II, 1842)59 nous avons trouvé un article publié quelques mois après la parution de la première édition de la Méthode complète, qui témoigne de l’étonnement de ses contemporains à la lecture du texte.

Dans cet article, l’intérêt scientifique de García fils pour la voix est considéré comme des

« recherches curieuses » sur le « mystérieux instrument » :

Son œuvre est à la fois une méthode et un livre. Non content d’étudier les effets de la voix humaine, M.

García a voulu remonter aux causes, et s’est livré à des recherches curieuses qui classent ses observations parmi celles de la science autant que parmi celles de l’art. Les témoignages les plus élevés ont encouragé dans ses efforts l’habile professeur. Une commission nommée par l’Académie des Sciences, et composée de MM. Magendie, Savary et Duhochet, a vérifié par des expériences les travaux de M. García fils, et a rendu pleine justice à leur importance et à leur nouveauté. Le mécanisme des organes de la voix, la formation des différentes qualités de son, la délimitation exacte des registres, toutes ces notions si précieuses pour l’exécutant, sont exposées par l’auteur avec une clarté et une sûreté qui ferons entrer dans le domaine vulgaire les appréciations les plus délicates du mystérieux instrument.

[…] En un mot, l’ouvrage de M. García contient une théorie complète et raisonnée de la voix humaine qui doit faire époque dans l’histoire de la musique, parce que, jusque aujourd’hui, à l’exception des remarques isolées des physiologistes et des généralités de l’enseignement, il n’existait aucun travail sur cette curieuse matière. (L’Artiste, p. 1842, p. 80)

Dans l’édition de 1847, García fils publie le « Rapport sur le mémoire sur la voix humaine présenté à l’Académie des Sciences ». Ce n’est pas habituel que les travaux de recherche d’un professeur de chant soient reconnus par la communauté « savante » : c’est nouveau.

De plus en plus, les auteurs doutent des contenus d’enseignement pratiqués jusque-là : ils s’associent, dans leur quête à des référents plus solides, avec des médecins et autres scientifiques.

Nous nous sommes intéressée aux connaissances du monde scientifique, en ce début du XIXe siècle, celles dont dispose García fils au moment d’entreprendre la rédaction de son Traité.

59[Revue] L’Artiste, Beaux-arts et Belles-Lettres, 3e série- Tome II. Paris : Aux bureaux de l’Artiste.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2150602/f84.image.r=

50 2.3 De la voix laryngéenne et surlaryngéenne, d’après le Dr. Bennati

Dans le premier tiers du XIXe siècle, des médecins se questionnent entre autres sur la production des différents registres (« poitrine » et « tête »). En 1821, le docteur Bennati (1832) expose ses découvertes dans les milieux académiques à Padoue, travaux qu’il publiera une dizaine d’années plus tard à Paris.

Bennati distingue ainsi la voix « laryngéenne » de la « surlaryngéenne » (Bennati, 1832, p.

X): le premier, le mécanisme de poitrine, exclusivement produit dans le larynx ; le second, le registre de tête, « surlaryngéen », quelque part plus haut dans l’appareil vocal – dans un lieu,

« non identifié ». Pour prouver ses théories, il n’hésite pas à introduire dans son propre nez une sonde jusqu’au pharynx, en utilisant de l’air sous pression – en vue d’empêcher l’expiration – en même temps qu’il retient son souffle. Dans cette situation, peu commode, il essaiera de parler : Bennati réussit son expérience et en déduit donc que la voix peut se former ailleurs que dans le larynx60!

Les théories de Bennati sont très bien accueillies à Paris, des professeurs de Conservatoire vont les citer dans leurs méthodes, comme De Garaudé, voire les adopter, comme Auguste Panseron (1840). Ce dernier affirme en 1840 : « On n’est pas encore parvenu à expliquer d’une manière satisfaisante comment se forme le son produit par l’organe vocal : le célèbre Bichat pensait que ce problème ne serait peut-être jamais résolu. » (Panseron, 1840, p. 2).

Malgré les raisons bien fondées – en tout cas pour ses contemporains – de douter, Panseron utilisera les théories61 du Dr. Bennati, mais au lieu de nommer le registre aigu, « voix surlaryngéenne », il sera plus précis en le situant, et considérera la formation du registre aigu dans le pharynx ! Il nommera cette voix « pharyngienne » : « Les notes aiguës, dépendantes de ce qu’on appelle le FAUCET62, sont dues à la contraction forcée de la partie supérieure de l’appareil vocal. » (Panseron, 1840, p. 3)

Nous pouvons imaginer les conséquences d’un enseignement basé sur « la contraction forcée de la partie supérieure de l’appareil vocal » !

Les découvertes prennent un tournant moins spéculatif en 1854, à partir de l’invention63 du laryngoscope par García fils. Toutefois, au moment où il publie la deuxième édition du livre (1847), il n’a pas encore les moyens d’observer directement les cordes vocales.

60Mais pour cela, il faut tout d’abord comprendre le fonctionnement de l’instrument, de la production du son, et de toute évidence ce n’est pas très clair : « M. Bennati conclut son Mémoire par cette proposition : que ce ne sont pas les seuls muscles du larynx qui servent à moduler les sons, mais encore ceux de l’os hyoïde, ceux de la langue et ceux du voile du palais, sans lesquels on ne pourrait atteindre à tous les degrés de modulation nécessaires pour le chant ; d’où il résulte que l’organe de la voix est un instrument sui generis, un instrument inimitable par l’art, parce que la matière de son mécanisme n’est pas à notre disposition, et que nous ne concevons pas même comment il s’approprie à l’espèce de sonorité qu’il produit » (Bennati, 1832, p. 15).

61« Mais, si dans la plus grande étendue de l’échelle, la glotte est l’organe générateur des sons, il n’en est pas ainsi, lorsque le larynx est parvenu à son plus haut point d’ascension, alors le diapason de la voix naturelle est poussé au delà de la portée, et le chanteur est obligé d’avoir recours à une autre espèce de voix dépendante d’un mécanisme particulier. Le point de départ de cette nouvelle série se trouve fixé après la dernière note du PREMIER REGISTRE, c’est-à-dire, à la première du second, et peut-être portée souvent à l’octave de cette note, plus ou moins loin, selon les individus. » (Panseron, 1840, p. 3).

62On appellera la voix de falsetto ou registre aigu, « voix de Faucet ».

63Peut-on parler d’invention, en ce qui concerne le laryngoscope ? L’invention de García aurait été celle de combiner un miroir à des moyens d’éclairage ! Comme l’explique Legent : « Avant le miroir de García fils , de nombreuses solutions avaient été proposées depuis le début du XIXe siècle pour essayer de voir le larynx. Celle qui se rapprochait le plus du miroir laryngien actuel avait été imaginée par un chirurgien de Lyon. Dans le compte rendu des travaux de la Société de médecine de Lyon allant de juillet 1836 à juin 1838, on trouve la présentation par un chirurgien, Prosper Baumès, « d’un miroir de la largeur d’une pièce de deux francs placé à l’extrémité d’une petite tige de bois ou de baleine » qui lui avait permis de « reconnaître facilement les inflammations, engorgements ou ulcérations que l’on pouvait soupçonner, à l’extrémité postérieure de fosses

51 D’après Legent (2005), en France « l’Oto-rhino-laryngologie s’est constituée vers la fin des années 1860 », et affirme : « la laryngologie a littéralement explosé en quelques années au début de la deuxième moitié de ce siècle, avec l’utilisation du miroir laryngologie et de la lumière artificielle ». Legent fait référence à l’ « invention » du laryngoscope :

En septembre 1854, de passage à Paris, le célèbre chanteur Manuel García eut l’intuition de chercher à voir ses propres cordes vocales à l’aide d’un miroir dentaire et d’un rayon de soleil réfléchi par un miroir. Il publia sa technique l’année suivante à Londres, dans l’indifférence, en attendant que des médecins germanophones s’y intéressent. (Legent, 2005, s.n.)

Legent fait également allusion aux travaux de recherche d’un médecin hongrois, Louis Mandl :

Louis Mandl s’intéressait à la pathologie des voies respiratoires depuis plusieurs années lorsqu’apparut la laryngoscopie. Il avait fait en 1855 une publication sur « La fatigue de la voix dans ses rapports avec la respiration ». (Legent, 2005, s.n.)

Nous reviendrons sur ces travaux de recherche, qui ont contribué à transformer en profondeur les contenus de la tradition belcantiste et le rapport topogénétique pratiqués par les anciens maîtres et disciples.