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L’art belcantiste dans les méthodes d’instrument : Thalberg et Bériot

2. Contexte de lecture : Des notions de goût et d’expression

2.4 L’art belcantiste dans les méthodes d’instrument : Thalberg et Bériot

L’esthétique du belcanto est également présente dans les méthodes d’instrument. Ainsi, le Suisse Thalberg (gendre de Lablache), publie en 1853, L’Art du chant appliqué au piano.

Dans son introduction, le pianiste cite :

L’art de bien chanter, a dit une femme célèbre, est le même à quelque instrument qu’il s’applique. En effet, on ne doit faire ni concessions, ni sacrifices au mécanisme particulier de chaque instrument ; c’est à l’interprète de plier ce mécanisme aux volontés de l’art. Comme le piano ne peut, rationnellement par-lant, rendre le bel art du chant dans ce qu’il a de plus parfait, c’est-à-dire la faculté de prolonger les sons, il faut à force d’adresse et d’art détruire cette imperfection, et arriver non seulement à produire l’illusion des sons soutenus et prolongés, mais encore celle des sons enflés.(Thalberg, 1853, Introduc-tion).

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(Thalberg, 1853, p. 1, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

D’un point de vue purement technique, l’imitation de la voix est plus difficile pour certains instruments, comme le piano. Par contre, le violon adopte sans difficulté les mêmes principes belcantistes que la voix. En 1857, Charles de Bériot, violoniste célèbre, veuf de Maria Mali-bran (sœur de García fils et de Pauline Viardot-García), publie une Méthode de Violon, (Op 102). Le Guide musical l’annonce ainsi :

L’article sur la prosodie de l’archet, expression neuve autant que la matière est bien traitée, nous a ini-tiés à une foule de ressources que possède le véritable sceptre de l’orchestre. Mélodiste par excellence, l’auteur […] M.Ch. de Bériot […] puise même dans les partitions de opéras célèbres afin de faire des élèves de véritables chanteurs85. (Guide Musical, 16 juin 1859)

En effet, De Bériot constate dans sa Préface :

La fièvre du mécanisme, qui, dans ces dernières années, s’est emparée du Violon, l’a souvent détourné de sa mission véritable, celle d’imiter les accents de la voix humaine, noble mission qui lui a valu la gloire d’être appelé le roi des instruments. (Bériot, 1857, Préface)

L’utilisation du qualificatif de « fièvre mécanique » nous est précieuse : elle nous confirme que l’écrit des méthodes est pris tel quel. Le rapport à l’écrit change, et cela a comme consé-quence que les professeurs sont convaincus de la nécessité de travailler la technique telle qu'elle est « développée par l’écrit ». Nous pouvons dire, pour traduire l’ancien terme d’art, qu’il s’agissait d’une technique sensée, contextualisée à une œuvre particulière.

D’autres « emprunts »86 sont faits à la tradition des chanteurs : De Bériot adopte la pose (commune aux chanteurs, aux acteurs et aux peintres), posture inspirée de l’ancienne tradition classique grecque : « 5° Le corps droit et appuyé d’aplomb sur la jambe gauche en évitant toutefois d’avancer la hanche ». (Bériot, 1857, p. 4)

85 Guide Musical, 16 juin 1859.

86 Nous les considérons comme « emprunts » par le fait que la théorisation de la posture expressive, non statique, a comme origine l’opéra, et les écrits des premiers académiciens, inspirés de leur imaginaire, concernant les tragédies grecques.

89 Cette pose permet la liberté de mouvements du côté droit du corps, côté du mouvement, pen-dant que le côté gauche, situé dans un axe immobile, assure l’équilibre.

(De Bériot, 1857, p. 5, Source : Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

D’autres indices de pratiques anciennes, qui semblent toujours en cours, ont retenu notre at-tention, comme le fait que dans une Méthode de violon De Bériot propose un « Solfège abré-gé ». De Bériot explique son approche de l’apprentissage :

Il n’est pas nécessaire qu’un solfège ait une grande étendue pour apprendre à lire ; le maître trouvera toujours assez de matières dans des tronçons de morceaux dans des mesures même, pour diriger son élève. C’est en le prenant à l’improviste et en lui montrant au hazard une phrase entière, ou ses détails, qu’il parviendra à en faire un bon lecteur. (De Bériot, 1857, p. III)

Chez les instrumentistes, la lecture est encore apprise avec l’instrument87, et dans une appro-che où l’élémentarisation des savoirs ne semble pas respectée.

De Bériot parcourt les ornements, en justifiant leur application. Comme García fils l’avait fait, il donne beaucoup d’importance à l’émission du son. Il enseigne l’étude de la « gradation » (nuances d’intensité) et nous retrouvons l’exercice de la messa di voce, qu’il applique à la phrase. Les professeurs d’instrument conservent des procédés – ce qui est encore le cas de nos jours – que les chanteurs semblent abandonner.

De Bériot, met en garde contre l’abus de cet effet :

Si on faisait l’emploi trop fréquent de ces inflexions d’archet aux notes de courte durée, ce travail dégé-nèrerait en une manière qui, au point de vue du coloris, aurait de graves inconvénients. Cette façon d’enfler le son vers le milieu de chaque coup d’archet répand sur le jeu une monotonie insoutenable qui détruit toute la largeur du style. (De Bériot, 1857, p. 120)

87 Pratique qui est restée dans les pays de tradition germanique.

90 Le violoniste anticipe ce qui deviendra problématique dans l’esthétique de certains spécialis-tes du baroque au XXème siècle !

Dans la Seconde Partie de son livre, les chapitres destinés à l’art d’improviser et de préluder sont également d’un grand intérêt. A titre d’exemple, De Bériot constate la difficulté à varier la musique de ses contemporains allemands, qui pratiquent une harmonisation plus « dense » :

La mélodie qui comporte le mieux les embellissements […] est celle qui a pour but de plaire par son ca-ractère aimable, fleuri, gracieux et dont l’accompagnement est léger et simple d’harmonie. […] De là vient que la musique allemande plus serrée d’harmonie que la musique italienne se prête moins à la fio-riture. A mesure que cette complication harmonique a gagné toutes les écoles modernes, l’ornementation est devenue plus rare, tandis que la mélodie ancienne plus simplement accompagnée s’y prête d’avantage. (De Bériot, 1857, p. 189)

Toujours en lien avec la vocalité belcantiste, Bériot parle « De la prononciation de l’archet » (De Bériot, 1857, p. 200) :

L’instrumentiste ne peut être parfait qu’autant qu’il reproduit les accents du chant dans ce qu’ils ont de plus délicat. Par le chant, nous entendons non seulement la musique, mais aussi le poëme dont elle est la brillante ornementation sans laquelle la mélodie ne serait qu’une vocalise.(De Bériot, 1857, p. 200)

Le violoniste, dans son chant, a toujours présente l’existence subjacente d’un texte, d’une phrase prononcée. Toujours en rapport avec le violon, il parle du « chant soutenu », du

« chant syllabique », en utilisant un langage semblable à celui des chanteurs.

Au sujet « De la Ponctuation » (De Bériot, 1857, p. 206), c’est-à-dire du repos dans le chant du violon, il souligne l’importance expressive du silence. Ou encore, « De la syballisa-tion […] la manière de séparer les mots et les syllabes pour leur donner plus d’élan et d’accentuation dans la déclamation lyrique. ». (De Bériot, 1857, p. 211). Le violoniste conclut : « En musique, comme en littérature, ces petits temps de syllabation ne peuvent être écrits ; l’exécutant doit les sentir. Nous les appelons par cela même, la ponctuation du senti-ment.» (De Bériot, 1857, p. 211)

A nouveau, la mimésis échappe à la scripturalisation.

Pourtant, les méthodes d’instrument font aussi, comme celles des chanteurs, référence aux découvertes scientifiques. Dans L’Art du violon d’un autre violoniste prestigieux, P. Baillot (1834), l’auteur cite le mémoire du Dr. Savart : « Pour obtenir la plus grande intensité de son possible […] il faut tirer l’archet plus lentement pour les son graves que pour les sons aigus».

(Baillot, 1834, p. 130). D’après Baillot, le Dr. Savart continue en étudiant le rapport entre la pression de l’archet et sa position au chevalet. Il conclut : « Mais, à l’exception de quelques tentatives faites par le célèbre géomètre Daniel Bernouilly, […] la science ne donne aucun renseignement positif sur cette question ». (Baillot, 1834, p. 130).

A la mort du grand violoniste Baillot (coauteur avec Kreutzer et Rode de la première méthode de violon du Conservatoire), De Bériot refuse le poste de professeur à Paris. Il enseigne à Bruxelles et est un des fondateurs de l’école franco-belge de violon, « arbre généalogique » de tradition pédagogique.

Le fils de Bériot et de Malibran, Charles Wilfrid, sera le professeur de piano de Viñes, Grana-dos et Ravel. Cet enseignement belcantiste passe « oralement » à travers les différents maîtres en lien à cette généalogie de musiciens.

91 2.5 Des systèmes trinitaires pour coder l’action du chanteur

Les classements d’après un « système trinitaire » seraient très anciens88. Nous allons nous intéresser à ce type de codification comme représentation de l’expression employée par le chanteur-acteur, dont la caractéristique première est celle de présenter les savoirs par des di-visions et subdidi-visions du chiffre trois.

Au début du XIXe siècle, un architecte Hollandais, Superville (1827), directeur de l’Académie de dessin et du cabinet des estampes à Leyde, ayant fait des études à Rome au moment de la Révolution française, développe des théories pour comprendre l’harmonie des figures à partir de trois variantes. Il commence par situer le corps humain dans un axe, ce qui lui permet de considérer une série d’angles, en rapport à cet axe :

(Humbert de Superville, 1827, p. 3, Source : http://digi.ub.uni-heidelberg)

Humbert de Superville explique :

L’Homme est droit et tourné vers le ciel. Il est droit, parce que l’axe de son corps en longueur, prolon-gement d’un rayon de notre globe, est perpendiculaire au plan d’horizon. Il est tourné vers le ciel, parce que la direction de cet axe lui indique le Zénith précisément au-dessus du sommet de la tête : deux ca-ractères contenus implicitement l’un dans l’autre, et rigoureusement distinctifs. C’est donc, comme du centre de la terre que l’Homme semble s’élever jusqu’à la voûte des cieux, et remplir tout l’entre-deux de ces extrêmes. Sa force et sa dignité physiques, résultantes de sa marche droite, deviennent comme les garants de sa force et de sa dignité morale, et voilà tout l’Homme compris dans l’expression de son prorpe Axe, seule et unique direction verticale primitive et absolue. (Humbert de Superville, 1827, p. 3)

88 L’écrivain russe Serge Boulgakov a fait une intéressante étude dans Le Paraclet (1944-1996), il évoque l’œuvre de Saint Agustin, De Trinitate « en quinze livres, qu’il mit seize ans à écrire », et considère cet auteur comme « le véritable promoteur de la théologie trinitaire occidentale et de son type particulier. » (Boulgakov, 1944-1996, p. 47).

92 Ensuite, l’architecte procède à d’autres subdivisions, et dessine des visages schématiques. Il définit ainsi « trois grandes variétés du jeu de la physionomie» (Humpert de Superville, 1827, p.11) avec des traits obliques descendants (« directions obliques convergentes »), ascendants (« directions obliques expansives ») et des traits horizontaux, représentant les trois expres-sions de base.

(Humbert de Superville, 1827, p. 6, Source : http://digi.ub.uni-heidelberg)

Superville cherche à comprendre les liens entre « harmonie » et « beauté » : « la valeur atta-chée, non point aux organes de la face comme tels, mais à leurs directions comme signes es-thétiques » (Humpert de Superville, 1827, p. 7).