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De la « décadence » du chant et de l’émergence de la notion de belcanto

Conclusions : Crescentini

2. Seconde partie : Les exercices de García père

2.5 De la « décadence » du chant et de l’émergence de la notion de belcanto

La Vie de Rossini (1824) de Stendhal est éditée à Paris la même année où García père publie ses Exercices à Londres. Comme Celletti (1987) le souligne, Stendhal est parmi les premiers auteurs à utiliser le terme belcanto. L’écrivain français constate:

Le sublime Pacchiarotti voyait avec larmes la décadence d’un art qui avait fait le charme et la gloire de sa vie. […]. L’art le plus touchant autrefois se change tranquillement sous nos yeux en un simple métier.

Après les Babini, les Pacchiarotti, les Marchesi et les Crescentini, l’art du chant est tombé à ce point de misère qu’il n’est plus aujourd’hui que l’exécution fidèle et inanimée de la note. L’on a banni l’invention du moment, d’un art où les plus beaux effets s’obtiennent souvent par l’improvisation du chanteur ; et c’est Rossini que j’accuse de ce grand changement. (Stendhal, 1824, p. 427)

La description d’une répétition, à Milan, de Rossini (auteur d’Aureliano in Palmira) avec le castrat Velluti20, constitue un témoignage rare de pratiques :

A la première répétition avec l’orchestre, Velluti chante, et Rossini est frappé d’admiration ; à la seconde répétition, Velluti commence à broder (fiorire), Rossini trouve des effets justes et admirables, il approuve ; à la troisième répétition, la richesse de la broderie ne laisse presque plus apercevoir le fond

19Pourtant soumise aux fortes conventions de l’époque, qui les cadrent d’un un style que l’on reconnaît tout de suite.

20 D’après Mamy (1998), Velluti a été le dernier castrat à chanter sur une scène d’opéra.

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de la cantilène. Arrive enfin le grand jour de la première représentation ; la cavatine et tout le rôle de Velluti font fureur ; mais à peine si Rossini peut reconnaître ce que chante Velluti, il n’entend plus la musique qu’il a composée. (Stendhal, 1824, p. 431)

Grâce à la description de Stendhal, nous pouvons déduire que le chanteur ne « travaille » pas en profondeur la partition avant de répéter avec d’autres musiciens. Il s’agit d’un travail collectif, dans une approche sonore globale de l’œuvre, où le chanteur a un rôle décisif : c’est lui qui décide des « ajouts ». Le compositeur et le chef d’orchestre (de même que le régisseur) ont un rôle secondaire. A titre comparatif, de nos jours, un chanteur travaille tout d’abord « sa partie » désynchrétisée de l’œuvre ; ensuite il a recours à un coaching (pianiste), qui l’accompagne d’après la « réduction » d’orchestre, et contribue à « mettre en place » l’œuvre, avant les répétitions avec la totalité des musiciens (metteurs en scène, le cas échéant).

Velluti, quand à lui, se limite à une simple lecture de la base mélodique (la cantilène). Au moment de la première répétition, le castrat procède à une « mise en place » avec l’orchestre, et mémorise la base mélodique et la structure de l’œuvre. Ensuite il agit par des « couches » progressives d’embellissements, qu’il ajoute au fur et à mesure que l’ouvre est suffisamment incorporée dans sa mémoire : il s’agit d’une « appropriation » de l’œuvre qui devient ainsi la

« création » du chanteur, l’œuvre d’origine peut ainsi perdre en grande partie son « identité ».

En effet, Rossini ne reconnaît plus son œuvre et décide fixer par écrit, dans un futur, les variations.

Cette pratique de travailler directement dans le lieu de performance est encore habituelle au début du XIXe siècle. Nous pouvons la déduire, par exemple, d’après l’enseignement de Garat, avec son élève Miel (cf. Problématique, p. 44) : Garat avait l’habitude, comme Velluti, d’improviser devant du public et de chanter une « version » différente à chaque spectacle.

Stendhal ne se limite pas à dénoncer la fin de pratiques, qu’il considère comme un art vocal plus noble, mais il nous propose – toujours, dans la Vie de Rossini – une des premières Napoléon ont envahi la Péninsule, en 1796: « la castration est pratiquement abolie […]. Après 1810, le nombre de castrats décroît rapidement. » (Mamy, 1998, p.114). Pourtant, en 1900, toujours d’après Mamy, « […] ont peut encore entendre chanter des castrats dans toutes les grandes églises romaines. » (Mamy, 1998, p.115).

Stendhal contribue également à répandre la légende – que nous avions trouvée chez d’autres auteurs, de manière récurrente – du chanteur agissant en deux temps : le temps d’apprentissage et le temps du succès21. Le musicien ayant appris un art, après l’effort il ne lui reste qu’à « recueillir » les fruits de son travail.

Nous identifions une version implicite de la légende de Porpora (cf. Annexe 2, N° 1, p. 23), dans cet extrait toujours de Stendhal, dont les « mérites » sont attribués à Bernacchi :

Un chanteur travaillait jadis six ou huit ans pour parvenir à chanter le largo, et la patience de Bernacchi est célèbre dans l’histoire de l’art. Arrivé une fois à ce point de perfection, de pureté et de douceur de son nécessaire en 1750 pour bien chanter, il n’avait plus qu’à recueillir sa réputation et sa fortune étaient faites. (Stendhal, 1824, p. 447)

21 La formation du chanteur ne s’arrête pas avec ses premiers succès mais dure toute leur vie.

28 2.6 García père (1824) et la notion d’artiste

Nous avons consulté des critiques de journaux à Paris du début du siècle, notamment lors des prestations du chanteur au Théâtre Italien (Mongrédien, 2008) : l’on peut établir le fait que García père chantait dans une tessiture de ténor-baryton, dans un style extrêmement fleuri.

Comparativement aux ténors français, ses contemporains, García surprend et séduit son auditoire en combinant l’usage d’un timbre relativement riche avec l’utilisation d’inflexions expressives très intenses et l’exécution de traits agiles.

Mais surtout, García père, d’origine sévillane, n’hésite pas à danser et à gesticuler sur scène, produisant des « effets » qui jusqu’alors semblent inconnus sur des scènes en France. García connaît un immense succès précisément par son « tempérament » fougueux combiné à sa facilité à improviser. Dans un article écrit par Fétis, dans la Revue et Gazette Musicale de Paris (25 décembre 1838), on peut lire au sujet de ses débuts à Paris :

Quoi qu’il n’eût jamais chanté en italien, quoiqu’il n’eût même jamais fait de véritable étude du chant, il osa débuter à l’Opéra bouffe le 11 février 1808, dans la Griselda de Paer, et fit pardonner sa témérité par ses succès. Son âme ardente lui fournissait les moyens de triompher de toutes les difficultés. Il n’y avait pas un mois qu’il était au théâtre italien, et déjà il était devenu le chef de la troupe chantante, composée d’artistes distingués qui possédaient un talent pur, mais un peu froid ; García les échauffait de sa verve indomptable. Garat, bon juge des qualités et des défauts des chanteurs, disait alors de lui : J’aime la fureur andalouse de cet homme : elle anime tout. (Fétis, 1838, pp. 516-517)

C’est précisément cette « fureur andalouse »22 qu’il va exploiter. García père explique à son entourage qu’il n’a jamais appris à chanter23, se conformant ainsi à la nouvelle légende romantique de l’artiste autodidacte, touché par la « grâce ». Le sociologue Reckwitz (2010)24 a étudié l’émergence de cette notion, qu’il situe précisément en rupture avec l’esthétique de l’imitation:

Le modèle d’artiste promu par la Renaissance puis, surtout, par le romantisme, assigne l’artiste à l’individualité, l’originalité et l’expressivité, et aussi, en fin de compte, au génie et à l’authenticité. Il s’agit ici de rompre avec une esthétique traditionnelle de l’imitation, qui définissait l’acte artistique comme la reproduction d’un canon de règles reconnues. (Reckwitz, 2010, p. 12)

Comme l’affirme Reckwitz (2010/2014) :

L’artiste devient ainsi un sujet spécial, non généralisable, qui occupe cependant, au moins à partir de la fin du XVIIIe siècle, une place qui va bien au-delà d’un simple rôle fonctionnel dans le symbolisme et l’imaginaire de la culture occidentale : il apparaît d’une part comme la projection d’une forme radicalisée d’individualisme créateur qui, pour le public bourgeois, possède tout à la fois des connotations libidineuses et un caractère factuellement inaccessible. Il actualise d’un autre côté les possibilités de l’« imagination » humaine y compris par delà les domaines qui apparaissent encore comme Liszt et serait à l’origine d’un genre de musique pseudo-espagnole, dont l’opéra Carmen est parmi les œuvres les plus connues.

23A dix-sept ans García dirige et chante à Madrid, il compose des œuvres qu’il présente au public.

24Pour nos références, nous avons utilisé la traduction de Kalinowski, publiés sur le site https://trivium.revues.org/5020. Edition originale: Reckwitz, A. “Vom Künstlermythos zur Normalisierung kreativer Prozesse: Der Beitrag des Kunstfeldes zur Genese des Kreativsubjetks », in : Menke, C. / Rebentisch, J.

(éd.) : Kreativität und Depression. Freiheit im gegenwärtigen Kapitalismus, Berlin : Kulturverlag Kadmos, (pp. 98-117).

29 Nous émettons l’hypothèse que García père est arrivé en France avec une formation assez solide de compositeur et chanteur, formation reçue en Espagne25, probablement dans une des nombreuses institutions religieuses de Séville. Toutefois, cette formation qu’il a reçue – et qu’il entoure d’un certain mystère – a été acquise essentiellement par imitation, dans un contexte certainement moins normalisé que celui de l’enseignement français, et celui des musici (comme Crescentini) italiens.

Reckwitz explique les caractéristiques de ce nouveau créateur, l’artiste romantique, phénomène commun à d’autres moyens d’expression:

Lorsque, à la fin du XVIIIe siècle en particulier, on assista à l’émergence d’une sémantique emphatique de l’individualité, l’artiste apparut comme sa figure paradigmatique. Cette figure classique de l’artiste recèle, dans des proportions variables, une composante « productiviste » et une composante

« esthétique » : l’artiste s’éprouve en tant que « créateur » - les connotations religieuses sont évidentes -, c’est-à-dire en tant que producteur d’œuvres singulières. Cette force créatrice est aussi au cœur de la sémantique du génie. En même temps, il fait l’apprentissage d’une sensibilité inhabituelle de la perception, d’une « faculté d’imagination » qui rend possible sa productivité créatrice. (Reckwitz, 2010, p.12)

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle c’est l’œuvre qui est à l’origine de l’expression, par sa forme, les caractéristiques des personnages représentés, ou encore le public auquel elle est destinée.

Au début du XIXe siècle on parle déjà de l’œuvre d’un compositeur, et on s’intéresse à comprendre sa « pensée ». Comme le rappelle Reckwitz :

Dans sa composante aussi bien productiviste qu’esthétique, la pratique artistique créative est imputée de manière univoque à un sujet ; on se focalise sur un auteur de processus créatifs et esthétiques, doté d’un monde intérieur spécifique et d’une biographie singulière. (Reckwitz, 2010, p.13)

Cette approche individualiste de l’acte créatif expliquerait un autre phénomène, que nous déduisons des analyses : les auteurs des écrits pédagogiques osent de plus en plus remettre en question la tradition « des Italiens », celle que la Méthode de 1803 présente comme authentique.