• Aucun résultat trouvé

Conclusions : Crescentini

2. Seconde partie : Les exercices de García père

2.1 Des contenus d’enseignement, chez García père

García père introduit sa méthode par un discours préliminaire :

(García père, 1824, p. 3. Source : IMSLP)

L’auteur propose six « Notes ». Dans la première, García père doit curieusement expliquer au lecteur ce que de nos jours nous considérons comme démarche implicite, au moment de

« travailler» un exercice vocal :

(García père, 1824, p. 3. Source : IMSLP)

L’auteur propose ensuite de travailler la voix sur cinq voyelles, choix surprenant : rappelons-nous que la Méthode de 1803 préconisait l’usage de la voyelle A. Une fois que la voix est

« assurée » sur cette voyelle, les auteurs permettaient l’usage d’une autre voyelle, le E. (cf.

Analyse 1, p. 124).

Nous soulignons également que García père aborde le procédé legato, sans le nommer. García ne s’ « embarrasse » pas à chercher des définitions de termes « difficiles » à expliquer, qu’il aurait trouvés d’ailleurs dans d’autres livres, comme la Méthode de 1803. Il a recours à une scripturalisation des savoirs qui est très proche de celle du modèle (le lecteur le fournit lui-même en lisant, pour autant qu’il dispose d’outils pour décoder l’écrit !) :

18

(García père, 1824, p. 3. Source : IMSLP)

Dans la troisième note, l’auteur aborde le travail de l’improvisation (« chanter d’inspiration »).

(García père, 1824, p. 5. Source : IMSLP)

Le chanteur donne à la fois des conseils sur l’étude des cadences et sur la posture du chanteur.

Il a recours à des « lieux communs », répétés par des générations de maîtres:

(García père, 1824, p. 5. Source : IMSLP)

L’Espagnol aborde, dans la cinquième note, la respiration. Encore une fois, la respiration n’est pas mentionnée comme un exercice en soi, mais en rapport à l’exécution de la phrase et à une attitude « sereine », que le chanteur adopte:

(García père, 1824, p. 5. Source : IMSLP)

L’ « agitation des poumons » serait la perte de contrôle du soutien, occasionnant le manque de contrôle (et d’air) pour finir la phrase. Nous ne trouvons pas d’autre allusion au phrasé et au discours.

19 Au sujet de la « position de la bouche », l’auteur établit :

(García père, 1824, p. 5. Source : IMSLP)

García père préconise l’ « ouverture » des dents et des lèvres, sans préciser le type d’ouverture de la bouche ; ou encore, il fait allusion aux « défauts » d’émission (guttural, nasal) mais ne fait pas mention des causes de ces problématiques.

Après avoir donné des « instructions » pour réaliser ses exercices, García père propose une seule règle : elle concerne la messa di voce.

Avant de conclure, avec une septième note, il différencie encore deux approches du portamento : celles pratiquées respectivement en France et en Italie (l’uniformisation des contenus d’enseignement est loin d’être accomplie !) :

(García père, 1824, p. 7. Source : IMSLP)

(García père, 1824, p. 7. Source : IMSLP)

Nous avions déjà constaté, lors de l’analyse de la Méthode de 1803, des liens entre les problématiques « à résoudre » dans l’émission de la messa di voce et du portamento (cf.

Analyse 1, p. 124 et 136). García père associe également ces deux procédés, ceci dénote que ces deux enseignements ne sont pas encore distinctement séparés.

L’union des registres n’est pas non plus mentionnée dans les « notes », il s’agit pourtant d’un contenu d’enseignement très important à l’époque. García père l’associe encore, dans les

« instructions » qu’il donne pour réaliser ses exercices, aux sons filés :

Les Numéros 2 à 9, indiquent la manière d’unir la voix de poitrine avec le Médium et la voix de tête.

Lorsqu’on file ou que l’on lie les sons, si l’on veut bien assortir ces trois registres, il faut passer bien

20

lentement de l’un à l’autre, et lier d’une manière très-marquée une note à l’autre. (García père, 1824, p.

III)

García père est conscient des limites de l’écrit et a recours, tout de suite après ses explications, à des « images » qui suscitent le mémoire du corps. Il affirme ainsi :

Si quelqu’un voulait monter ou descendre plusieurs marches à la fois, ou les franchir d’un seul pas, il risquerait de se faire beaucoup de mal, de même celui qui voudrait bien faire les gammes ou d’autres traits sans commencer par deux, trois, quatre notes, risquerait de ne jamais bien exécuter les roulades.

(García père, 1824, p. III)

Le trille ne figure pas comme savoir à enseigner. L’Espagnol ne fait pas allusion à cet important procédé dans ses « notes » : il apparaît seulement à la page 35, sous forme d’ « Etudes préparatoire du Trille » (Numéro 97, García père, 1824, p. 35). Le trille, chez García père, était appris également par imitation et assimilé à l’apprentissage de l’

« articulation du gosier ».

Les difficultés d’intonation sont évoquées à plusieurs reprises. Les grands intervalles sont

« unis » par des portamenti (Numéros 49 à 51, pp. 15-16), cette recommandation s’inscrit dans l’idéal de legato belcantiste.

Si l’on prend en considération le contexte de pratiques en ce début du XIXe siècle, le recueil de García père peut être lu autrement : nous en déduisons des contenus d’enseignement différents de ceux que nous pratiquons de nos jours, avant la désyncrétisation des savoirs imposés par la Méthode de 1803. Son « désordre » apparent correspondrait ainsi à une autre approche de l’enseignement, celle considérant l’élève dans son individualité.

Nous résumons ainsi les contenus d’enseignement pratiqués dans l’école de García père:

La posture. La position des lèvres/gorge/dents n’est pas un idéal, mais est mise en lien avec la prononciation.

La respiration (lente et sans effort apparent).

Le legato et le portamento. L’union des registres.

Les sons filés et la justesse.

Le trille et le mordant.

Cinq voyelles (l’idéal vocal basé sur la sonorité du A ne semble plus exclusive). Le timbre ne doit pas être ni guttural ni nasal.

L’improvisation, structurée d’un point de vue harmonique.

L’exercice apparaît comme milieu didactique, hors contexte expressif.

Il n’est pas étonnant que l’ « expression », dans cette approche didactique, soit reléguée au deuxième plan. En effet, nous trouvons une seule mention de celle-ci (« de bien nuancer »), dans les « instructions » qu’il donne pour réaliser les exercices, p. 10 :

(García père, 1824, p. 10. Source : IMSLP)

Nous n’avons pas, non plus, de conseil sur l’action dramatique: García sait pertinemment que l’action s’apprend par imitation et il ne donne pas d’autre conseil au lecteur.

Quand est-ce que la notion de s’exercer, comme travail « technique » ciblé, hors d’un contexte musical, apparaît ?

21 2.2 Milieux didactiques : de la notion de « s’exercer » et de la valorisation du travail

« acharné »

Nous trouvons encore en 1840, chez Florimo, des indices que la notion de s’ « exercer » n’est pas systématiquement mise en lien avec l’approche élémentarisée des savoirs. Nous soulignons le fait qu’il s’agit d’un ouvrage édité à Naples, dédié à Crescentini13 (qui l’a approuvé). Florimo recommande :

C’est précieux d’avoir une longue respiration ; mais bien que ceci soit un don naturel, l’on peut l’acquérir par l’étude, ou au moins l’améliorer, quand on a l’intelligence de s’exercer dans les Cantabile et dans des mouvements larges et soutenus. (Florimo, 1840, p. 4)

Immensso pregio senza dubbio è l’avere una lunga respirazione ; ma benchè questo sia un dono naturale, pure con lo studio può acquistarsi, o almeno migliorarsi, quando si abbia l’accorgimento di esercitarsi ne’Cantabili di un andamento large e sostenuto.

Ici, la notion de « étude » n’est pas associée à un « exercice » quelconque, mais toujours à l’action de s’exercer en faisant de la musique. Florimo est un des derniers à associer l’étude à la performance : en ce début du XIXe siècle, l’exercice décontextualisé d’un sens expressif est de plus en plus valorisé dans les écrits, d’après une « logique » de construction didactique qui prend comme modèle la gamme (tradition probablement connue depuis longtemps pour l’apprentissage de la « lecture » des notes).

Nous allons considérer les différentes pages d’exercices chez García père, comme « modèle-base » pour créer une pédagogie adaptée à l’élève. Les maîtres travaillent certainement des sons filés (nous avons recueilli dans nos entretiens des témoignages d’élèves ayant appris ce procédé de manière systématique), mais les enseignants vont procéder à des choix.

Il est peu probable qu’ils contrôlent, montre en main14, la durée du son filé; par contre, il ne serait pas exclu que certains d’entre eux incitent les élèves à dépasser leurs capacités respiratoires par l’exercice, et utilisent divers moyens pour « compter » (montre, ou simple comptage du maître), de manière progressive. 20 secondes constituent un certain « exploit ».

Nous avons cherché, parmi d’autres documents, des témoignages de pratiques « réelles » et avons trouvé, à nouveau chez De la Madelaine (1840), des récits intéressants. De la Madelaine est proche de la famille García. Le Français fait précisément allusion au travail des professeurs « ignorants » qui appliquent les méthodes d’après l’écrit:

Quand l’élève a fait quatre ou cinq gammes de cette manière, il est complètement épuisé ; le professeur lui raconte alors les nouvelles du jour pour tuer agréablement le temps jusqu’à concurrence de l’heure voulue, et, si le susdit élève n’a pas des poumons d’airain, soyez sûr qu’il se plaindra de la poitrine au

13Nous signalons des erreurs en plusieurs sites, notamment chez Wikipédia (sous « Travaux pédagogiques), attribuant cet ouvrage à Crescentini (dans la page titre de l’ouvrage de Florimo, l’éditeur a fait figurer le nom du prestigieux castrat au centre du titre et avec une taille de police équivalente, ce qui prête à confusion).

14 Nous pouvons déduire – par un simple calcul arithmétique – le non-sens de la mise en pratique, au pied de la lettre, de ces exercices. La première gamme que García père propose, une gamme en do majeur contenant 16 notes (montée et descente d’une octave), d’après la durée dont témoignent divers auteurs, durerait vingt secondes par note (sans tenir compte de possibles moments de repos). La seule gamme de do majeur dépasserait les cinq minutes. Cet exercice, à mesure que l’on « monte » dans le registre plus aigu, résulte plus difficile pour le soutien du son. Si l’on considère qu’il faut transposer par demi-tons chaque gamme (comme le préconise García père) et dans toute la tessiture de la voix, nous arrivons à une moyenne de 32 gammes : 16 gammes en montant par demi-tons et 16 gammes en descendant, pour le seul exercice N° 1, ce qui correspond à environ une heure et demi de travail ! Si l’on poursuit avec les 28 mesures de l’étude des intervalles de seconde (do-ré, ré-mi, etc.) nous arrivons à presque 10 minutes pour ce seul exercice: en le transposant par demi-tons, nous arrivons à trois heures de travail, et ainsi de suite. Tous ces calculs ne comptent pas le temps des commentaires d’un maître exigeant, qui demande à l’élève de répéter des sons qui ne serait pas conformes à l’idéal enseigné ! En outre, dans le contexte de l’époque les cours sont collectifs. Il est peu probable que quatre ou cinq élèves aient attendu leur « tour » pendant des heures.

22

bout de deux ou trois mois de ces exercices violens et parfaitement inutiles. (De la Madelaine, 1840, p.

85)

Ensuite, De la Madelaine raconte comment la plupart des enseignants procèdent :

Un maître qui connaît le fin du métier n’expose point ses élèves et par conséquent ne s’expose pas lui-même au péril de ces gammes monstrueuses. Il n’en demande ordinairement qu’une au commencement de chaque leçon, et pour la forme seulement ; puis il passe au duo ou même simplement à la romance, où il déploie le goût que lui a départi la nature et qui ravit en extase l’élève et ses bons parents. (De la Madelaine, 1840, pp. 85-86)

Enfin, De la Madelaine décrit l’action du « professeur véritable », celui qui enseigne à maîtriser le « coup de glotte » 15 (attaque du son) et le contrôle du débit d’air :

Mais un professeur véritable, un professeur de chant tel qu’il en existe infiniment peu, s’y prend d’une autre manière pour amener son élève à l’importante étude des gammes, c’est-à-dire la pose du son. Il a soin que l’aspiration soit complète, mais qu’elle soit accomplie avec modération et sans précipitation ; puis quand les organes sont prêts à faire leur office, il ne s’agit plus que de diriger l’expiration de l’air qui va former la note demandée. (De la Madelaine, 1840, p. 86)

Les Exercices de García père sont précisément basés sur des gammes. De la Madelaine a une grande admiration pour le chanteur espagnol, et quand il décrit le « professeur véritable », il pense fort probablement à l’enseignement de son ami16.

Nous aimerions signaler encore un détail, qui nous semble intéressant : les Exercices de García père ne seraient pas des compositions de García, c’est-à-dire des œuvres « originales » (excepté les quelques lignes de variations, en fin d’ouvrage), mais appartiennent à une tradition d’enseignement plus ancienne. Trente années auparavant, Aprile (1795)17 avait publié à Londres un ouvrage avec le même genre d’exercices. En outre, le castrat avait ajouté vingt six Solfeggi que le livre de García ne contient pas.

Quel intérêt avait García père à publier (encore) un livre de vocalises?

Si nous comparons les contenus de son ouvrage à d’autres livres, comme la Méthode de 1803, nous déduisons que l’Espagnol ne se soucie pas d’établir des liens avec une

« tradition authentique », et ose innover. La fonction du livre de García père n’est pas celle d’uniformiser les savoirs, mais aurait, en plus d’une fonction pédagogique, une fonction publicitaire (cf. Problématique, p. 39).

Le musicologue Radomski (2000) fait mention de l’annonce de l’ouverture de la nouvelle école de García à Londres, dans de The Times (30.1.1824):

A la fin du premier mois, après s’être établi à Londres, García fonde son fameuse école de chant. Il faut souligner le fait que dans cette académie, il préconisait – comme cela avait été le cas, dans ses propres premières années d’apprentissage – l’apprentissage en groupe comme partie fondamentale de la

15Procédé expliqué par De la Madelaine : « Que le son parte alors, il sera bref, précis et parfaitement normal, comme le son obtenu par un archet qui se pose nettement sur la corde pour attaquer la note. Ce son, je le sais bien, sera rude, sa vibration excessive et sa portée demeurera uniforme jusqu’à ce qu’il tende à s’éteindre. La note de cette manière ne sera filée qu’é moitié. Mais lorsque l’élève comprendra bien l’emploi de ce procédé, le seul qui existe pour poser le son, il sera facile d’obtenir de lui que le placement en soit fait avec moins de rudesse, puis enfin avec douceur, sans qu’il perdre rien, ni de sa netteté, ni de sa pureté, ni même de la vigueur qui lui servira plus tard au rinforzando. » (De la Madelaine, 1840, p. 91)

16De la Madelaine recommande son collègue comme professeur : « Allez trouver mon ami García, le farouche More de Venise, qui est un homme de bon conseil. […] Dès le lendemain, García, le patriarche du chant, comptait une élève de plus. L’illustre maître mourut avant d’avoir expliqué tous les secrets de son art à la jeune fille, qui, je vous jure, comprenait son maître à demi-mot. Mais son fils, dépositaire de ce trésor de science, acheva la tâche commencée par son père.» (De la Madelaine, 1840, pp. 29-30)

17Nous avons consulté d’autres éditions, notamment allemandes ou autrichiennes, publiées encore au début du XXe siècle.