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Le Traité complet de l’art du chant de García fils (1841-1847)

2. Contexte de lecture : García fils

2.1 Le contre-ut de Duprez : rupture de tradition

Parmi les « artistes » qui contribuent à ces changements, l’histoire de la musique retient le

« célèbre » contre-ut chanté en voix de poitrine par le ténor Duprez. Cet événement a eu lieu à l’Opéra de Paris, la soirée du 17 avril 1837, dans Guillaume Tell de Rossini (cf. Cadre théorique, p. 63). Jusque-là, les ténors passaient en voix de tête ou mixte dès qu’ils arrivaient aux notes aiguës de leur tessiture. Duprez agit en « artiste », c’est-à-dire qu'il ose aller contre les conventions jusque-là imposées par la tradition belcantiste.

Nous pensons que ce n’est pas uniquement le contre-ut de Duprez qui est à l’origine de la rupture de pratiques : des ténors « forts » étaient déjà connus, comme Donzelli, notamment en Italie; Duprez lui-même avait chanté en voix de poitrine ce même contre-ut lors de la

45 première de Guillaume Tell à Lucques, déjà en 1831. Ce qui est nouveau est l’amplification de l’événement par la presse. Les articles des journaux de l’époque et toute la publicité faite autour de Duprez seraient à l’origine d’un nouveau paradigme concernent l’idéal vocal, d’abord des ténors, puis appliqué en général aux différents registres des voix lyriques.

Nous avons trouvé, parmi les différents témoignages de cette soirée particulière à l’Opéra, un auteur qui donne des détails du plus grand intérêt : Quicherat (1867, Vol. I). Comme professeur de rhétorique, il est probablement – parmi le public – la personne la plus experte pour percevoir les conséquences de l’action de Duprez. Quicherat, également connaisseur des pratiques vocales, explique tout d’abord les deux techniques d’émission, la « voix claire » et la « voix sombre » (ou coperta):

En abandonnant l’organe vocal à sa tendance naturelle, en laissant toute sa liberté au larynx pour la production des sons graves ou aigus, on obtient ce qu’on appelle le timbre clair ; ou on chante avec la voix blanche, qui, à l’aigu, prend le nom de voix de tête ou de fausset. Si le chanteur contrarie l’action du larynx pour renfermer le son dans le pharynx ; si, pour produire les notes élevées, il empêche l’ascension du premier et donne seulement au courant d’air une impulsion plus forte, il obtient un son terne et intense à la fois, il fait entendre ce qu’on nomme le timbre sombre ou bien encore la voix sombrée, voix couverte ou voix en dedans. (Quicherat, 1867, I, p. 399)

Quicherat donne encore des précisions sur la position de la tête utilisées dans les deux sortes d’émission :

Pour faciliter l’ascension du larynx, le ténor qui monte en employant la voix blanche, renverse la tête ; c’est ce que Nourrit faisait très fréquemment. Au contraire, le chanteur qui use de la voix sombrée, et dont il faut que le larynx reste immobile, quel que soit le son qu’il veuille donner, doit rester la tête droite ou même la baisser. (Quicherat, 1867, I, p. 399)

Pourtant, cette émission sombrée est considérée comme « nouvelle » : des scientifiques, Pétrequin et Diday, rédigent un mémoire qu’ils présentent à l’Académie des Sciences le 1er juin 1840. Ils considèrent cet emploi de la voix comme « nouveau » (García fils, 1847, Mémoire sur la voix humaine, p. 4). Néanmoins, dans un bas de page Quicherat explique:

« Le procédé de la voix sombrée n’était pas inconnu aux anciens maîtres de l’école italienne56, mais l’on n’en faisait qu’un usage exceptionnel, pour donner quelquefois à certaines notes une énergie extraordinaire. » (Quicherat, 1867, I, p. 399)

Ce dernier détail nous semble très important pour comprendre la « révolution » de Duprez : il n’utilise pas des « effets » vocaux dans un but expressif, mais transforme sa voix dans un moyen d’expression, comme lui-même identifie : « en force ». Cette force est associée bientôt à celle de l’ « interprétation », produit de l’inspiration individuelle de l’ « artiste » (cf. Annexe 2, N°1, p. 28).

Quicherat nous donne encore des détails sur les raisons de la surprise du public:

Duprez débuta le 17 avril 1837, dans Guillaume Tell. Deux choses furent particulièrement remarquées, parce qu’elles étaient nouvelles : la manière dont il disait le récitatif, et les sons vibrant avec éclat, les notes vigoureusement lancées, par lesquelles il exprimait la violence de la passion. (Quicherat, 1867, II, p. 39)

56Nous avons trouvé le même genre d’affirmation chez De la Madelaine (1864) : « Suivant MM. Pétrequin et Diday, qui ont donné de bonnes considérations sur la voix sombrée, ce genre de timbre serait de récente invention. Ces savants physiologistes, je regrette d’avoir à le dire dès mon entrée en matière, se sont trompés au moins en cela. L’usage du timbre sombre était connu du temps de Porpora, dont les enseignements remontent, je pense, au milieu du XVIIIe siècle. » (De la Madelaine, 1864, p. 189)

46 Il s’agit d’une des premières descriptions de l’action d’interpréter que nous avons rencontrée.

Nous soulignons le fait que l’utilisation du vibrato ne semble pas habituelle, mais est dosée comme « effet »57 de cette émission en « force ».

Quicherat explique les raisons d’étonnement de ses contemporains :

Une des qualités les plus frappantes de Duprez, celle qu’on a le plus vantée, c’était sa manière de chanter le récitatif. Il faisait ressortir avec le même soin tous les mots, presque toutes les syllabes ; on lui donnait cet éloge, qu’il détaillait le dialogue. (Quicherat, 1867, II, p. 44)

Le rhéteur est certainement étonné par cette manière de « dire », elle serait « contre » les normes classiques du discours, et affirme : « Quand on creuse cet éloge, on arrive à une critique. […] Rien ne ressort quand on veut faire tout ressortir. » (Quicherat, 1867, II, p. 44).

Les critères de perception sont transformés.

De la Madelaine (1864), grand admirateur de Duprez, distingue pourtant l’accentuation de l’expression :

Il ne faut pas confondre l’expression avec l’accentuation. La première est presque tout entière dans l’articulation méthodiquement nuancée des consonnes (car la prononciation est le chaînon qui lie la partie matérielle du chant à la partie morale) ; la seconde agît dans le son lui-même, c’est-à-dire dans la voyelle qui comporte une foule de caractères […]. (De la Madelaine, 1864, p.170)

L’expression serait encore, chez De la Madelaine, considérée comme un effet lié physiologie, et essayer de comprendre les mécanismes d’émission du son sombré.

D’un point de vue didactique, les contenus d’enseignement sont profondément transformés : pour maîtriser ce nouvel idéal d’émission, il faut remettre en question, entre autres, la position de la tête, du larynx, l’ouverture de la bouche, l’articulation du texte et l’usage du geste. Les élèves ne disposent pas d’autre modèle que Duprez : leurs maîtres ne connaissent pas cette technique « en force », ceux qui assistent à ses performances essayent de l’imiter.

De la Madelaine témoigne de la problématique occasionnée par ces nouvelles attentes :

Les effets applaudis à l’Opéra devaient, bon gré mal gré, se reproduire en province. On demandait partout des ut de poitrine ; on voulait dans les moindres localités le fameux rinforzando du Suivez-moi ! de Guillaume Tell. Les infortunés ténors, qui avaient jusque-là fourni une carrière honorable et paisible, étaient-ils libres de continuer à rester eux-mêmes ? ils avaient à recommencer toutes leurs études ; car il n’était plus permis à un ténor qui avait quelque respect de son talent de donner une seule note de timbre clair ou de fausset. (De la Madelaine, 1864, p. 208-209)

Nous avons consulté des journaux spécialisés de l’époque, notamment le Guide Musical et avons trouvé nombreux articles qui nous élucident sur la perception du public, sur les nouvelles pratiques des ténors. Ces critiques sont souvent négatives. Par exemple : « Un ténor se place en face du public ; il ouvre une large bouche ; son cou se gonfle, son visage devient violet. » (Guide Musical, 29 novembre 1855, « Ténors en cuivre »). Nous pouvons déduire de cette description que l’effort des nouveaux ténors et visible et choque. Dans les anciens traités, l’inspiration doit passer inaperçue, les notes dans l’aigu émises en « douceur ».

57Cela ne signifierait pas, pour autant, que les chanteurs avant Duprez chantaient sans vibrato : cette oscillation du larynx est propre à l’émission de la voix du chanteur adulte. L’absence de vibrato est également un « effet ».

47 Nous avons constaté, en comparant différentes éditions, que les notes extrêmes – de même que les performances actuelles sportives – sont dépassées d’année en année. Ainsi, en 1858 le Guide musical fait part du contre-ut dièse de Tamberlick, et explique en même temps des pratiques de perception du public très différentes entre Londres et Paris :

Tamberlick a commencé ses représentations au même théâtre dans Otello. Le grand artiste se révèle à chaque instant, à sa méthode excellente, surtout à sa manière irréprochable, exemplaire de syllabisation.

Nous avons admiré cela plus que son ut dièze […]. D’ailleurs, Tamberlick a déjà fait entendre au public anglais, dans le Trovatore, représenté il y a trois ans, le même ut dièze sans que l’on ait été étonné plus qu’il est juste et raisonnable. (Guide Musical, 15 juillet 1858, « Angleterre»).

L’auteur critique :

C’est le sot engouement parisien, le fanatisme presque toujours déplacé du peuple à surprises, qui a fait de cet ut dièze le point culminant du talent de Tamberlick. […]. Le reste du talent de Tamberlick vaut dix fois plus que son ut dièze. (Guide Musical, 15 juillet 1858, « Angleterre»).

Nous soulignons un nouveau rapport entre performance et valeur marchande, qui ressort en public : « Depuis que l’Opéra et les Italiens58 se disputent à coups de billets de banque l’ut dièse de Tamberlick, on ne dit plus : C’est cher, mais, c’est dièse. » (G.M., 30 septembre 1858). La hauteur du diapason est fixée « officiellement » à Paris, en 1859 (Pierre, 1900) à 435 Hz, ce n’est peut-être pas un hasard !

Les ténors possédant ces notes extrêmes et puissantes deviennent des chanteurs recherchés :

Pendant que Roger s’installe princièrement, en grand artiste, dans son remarquable et historique château de la Lande […] Mario […] se donne près de Lyon, sa ville natale, une terre patrimoniale di primo cartello. On le voit, les ténors d’aujourd’hui sont en réalité les seigneurs d’autrefois. Ils ne se contentent plus de l’être sur la scène et possèdent bien et dûment fiefs et couronnes. (Guide Musical, 9/16 juin 1859)

Les journaux communiquent à l’avance l’événement. Par exemple : « On annonce les prochains débuts de M. Arnaud à l’Opéra. C’est un ténor qui, dit-on, exécute des merveilleux tours de force : il donnerait non seulement l’ut de poitrine de Duprez, l’ut dièse de Tamberlick, mais encore le ré. » (G.M. 28 avril 1859).

Les journaux n’hésitent pas à utiliser l’accident de chasse de Roger, suivi d’une amputation du bras et de l’utilisation d’une prothèse, pour présenter l’événement, comme « curiosité ».

Lors de la représentation de la Reine de Chypre, le Guide musical annonce :

L’Opéra compte sur un grand succès de curiosité pour la rentrée de Roger.- Le bras de Roger ! […] on comprend, en effet, le succès qu’aura le grand et malheureux artiste, brandissant son épée et sa main artificielle, quant il chantera le fameux duo : Un bras pour la défendre. Un cœur pour la chérir. Un bras pour la défendre. Un bras... L’idée est triomphante et ce bras est sûr de 50 représentations. On demande des droits d’auteur pour le mécanicien. (Guide Musical, 17 novembre 1859).

L’artiste devient spectacle, tout entier, sa voix et son corps.

D’un point de vue didactique, l’apprentissage ancien, d’assouplissement de l’émission, est remis en question. Dorénavant le chanteur sera formé en moins d’années: il suffirait d’avoir un organe solide, en bonne « santé ».

On trouve les premiers indices des changements de pratiques en rapport au travail et à l’ordre d’apprentissage, jusque-là organisé à partir d’un modèle largement diffusé par l’écrit, chez Duprez. Devenu professeur du conservatoire de Paris, il publie L’Art du chant (1845) sous forme de méthode, apparemment dans la ligne de continuité de celle de 1803. Pourtant, certains indices nous permettent de déduire qu’il s’agit d’un modèle théorique qu’il n’applique probablement plus dans son enseignement. Ces indices, nous les trouvons déjà dans la forme (Chartier, 2008). En effet, Duprez divise son livre en trois parties : la première partie est consacrée au chant « large, d’expression et de force » (Duprez, 1845 : Avant

58Deux des théâtres d’opéra à Paris.

48 propos). A la fin de cette première partie, il constate dans l’Avant propos de la deuxième partie (Style De Grâce et d’Agilité) : « A la rigueur, une étude consciencieuse de la première partie de cet ouvrage pourrait suffire pour apprendre à bien chanter les genres Gracieux, Pathétiques et Energétiques. » (Duprez, 1845, p. 72).

Le rapport au travail est profondément transformé : le chanteur pratiquant l’émission « en force » n’exerce plus des sons filés, ni d’autres procédés qui prolongeaient la base de la maîtrise de l’ « instrument ».

Nous avons choisi deux exemples représentatifs des changements. L’explication que Duprez donne au sujet de la messa di voce ne correspond plus au discours habituel des méthodes du conservatoire, mais à la pratique :

L’émission du son et sa bonne qualité sont les premières études à faire. […] On fera bien de commencer à le filer d’une manière égale et toujours sur le plein de la voix[…]. Quelque dure qu’elle soit, en commençant à l’exercer ainsi et en étudiant de cette manière, on arrive plus tard à chanter plein et doux.

(Duprez, 1845, p. 8)

Duprez ajoute :

Ce système peut paraître étrange, mais il m’a été démontré par une longue expérience. Les premières études du violon en tous cas viendraient à l’appui de ce que j’avance : n’apprend-on pas aux élèves qui étudient cet instrument à appliquer fortement tous les crins de l’archet sur les cordes afin d’en tirer plus tard les qualités que je demande à la voix. Eh bien ! l’air que le chanteur émet de sa poitrine doit produire sur les cordes du larynx l’effet de l’archet sur les cordes du violon. (Duprez, 1845, p. 8)

Duprez propose son expérience comme référence. Il admet pourtant l’étrangeté de sa proposition, ce qui nous permet de confirmer qu’elle n’est pas habituelle. Ensuite, ne pouvant pas avoir recours à la tradition vocale comme référence, il propose comme modèle l’instrument (violon). Il insiste sur ce chant « en force », ainsi :

Les élèves pour s’épargner des fatigues imaginaires, sont souvent portés à étudier à quart de voix les morceaux dont ils prétendent se rendre maîtres. Cet usage est dangereux parce qu’il peut séduire par de faciles effets, en faisant négliger ceux qui exigeraient quelques efforts. (Duprez, 1845, p. 8)

Si nous prenons en compte le contexte de l’époque, d’autres affirmations sont également surprenantes. Duprez fait mention de notions innovantes comme celle de la « pensée du compositeur » en affirmant : « La musique sur du papier n’est que du noir sur du blanc ; mais c’est la pensée d’un compositeur dont on se fait l’interprète. » (Duprez, 1845, p. 8)

Dans cette perspective (peut-être dans l’espoir d’aider à accomplir la difficile tâche de deviner la pensée du compositeur !) il introduit – c’est la première fois que nous le trouvons dans une méthode – des airs à chanter, accompagnés à chaque fois de « notes biographiques » sur les compositeurs. Nous avons recensé Lulli, Paisiello, Mozart, Cimarosa ou Rossini, c’est-à-dire, des compositeurs correspondant à un répertoire didactique.