• Aucun résultat trouvé

Première partie : La Raccolta de Crescentini

1. Analyse des textes : Crescentini

1.1 Contenus d’enseignement

Crescentini6 dédie son Recueil aux: « Elèves intelligens et studieux, déjà initiés dans les connaissances préliminaires de la musique et du chant » (Crescentini, c.1811, p. 3). Les élèves savent lire la musique, mais contrairement à la plupart de nos élèves actuels de solfège ils ont fait cet apprentissage associé à l’initiation vocale. L’auteur s’adresse ainsi à des jeunes

« intelligents » (d’après une logique établie par la tradition) et « studieux » qui, ayant une base musicale, sont plongés dans un apprentissage où l’expression n’est pas encore séparée de la technique.

Nous avons essayé de comprendre le sens donné par Crescentini à la notion d’ « expression ».

Crescentini définit plutôt le « bon goût », et affirme que cette notion « n’est autre chose dans le chant, que l’expression de la parole, et les inflexions convenables » (Crescentini, c.1811, p.

9). La recherche d’expression, comme milieu didactique à travailler, serait à l’origine des savoirs « techniques ». Ce ne serait que plus tard, que la « technique » devient – à long terme – un but d’apprentissage prioritaire.

L’auteur insiste (point 4°) sur les qualités « physiques » et « morales » nécessaires au chanteur : qualités que de nos jours nous associerions à d’autres, assez vagues, comme celles de « sensibilité » ou de « musicalité ». Fait curieux, Crescentini associe cette « qualité » à un

« raisonnement juste » qui s’appuie sur une série de conventions, où les manifestations de l’émotion, liées à des « effets », sont admises par un groupe social particulier (cf. Analyse 3, p. 183). L’auteur préconise ainsi, en rapport aux « qualités » de l’élève :

Il doit avoir le cœur sensible, l’esprit pénétrant et un raisonnement juste : sans ces qualités, il ne saura jamais exécuter les différens caractères de musique, et risquera de faire toujours des contre sens, insupportables dans les arts en général, et sur tout dans la musique. (Crescentini, c.1811, p. 5)

Ce « raisonnement juste » correspond à la tradition (celle des Italiens) : elle est assimilée à Raccolta di esercizi (c. 1811), il fait partie des enseignants parmi les plus prestigieux en Europe. Il associe une grande expérience de chanteur à celle de pédagogue. Parmi les différents textes d’enseignement que nous avons consultés, celui du castrat en constitue un parmi ceux que nous considérons comme du plus grand intérêt didactique. Contrairement aux auteurs de la plupart des livres d’enseignement, Crescentini s’intéresse surtout aux moyens d’expression, qu’il ne dissocie pas de l’apprentissage « technique ». Ce recueil d’exercices connaîtra pendant des décennies des rééditions, et le livre de Crescentini sera attribué comme prix, lors de cérémonies publiques du Conservatoire (Pierre, 1900).

10 (Bolens, 2008) – des « tableaux » –, manifestation de la mimésis favorisant l’incorporation des savoirs. Crescentini revient sur la notion rhétorique de « caractères » :

Si le chanteur devient capable de donner l’énergie convenable aux différents caractères de musique qu’il aura à exécuter, s’il entre dans leur esprit et observe tous les préceptes qui viennent d’être énoncés sur le sens et l’expression, il sera en état de produire avec la simple vocalisation même tous les différents effets que la musique est susceptible d’inspirer. (Crescentini, c.1811, p. 5)

En d’autres termes, le chanteur doit chercher à produire différents « effets » et pour cela il a recours à des procédés comme les sons filés ou à l’emploi d’accents sur certaines syllabes qu’il veut mettre en relief. Ces « effets », il les place d’après les normes du « bon » goût et de la tradition du discours. La connaissance de la grammaire permet de faire les « bons » choix:

Crescentini précise qu’il s’agit « de la plus grande importance. Savoir : de renforcer toujours les notes qui se trouvent sur les syllabes, où l’accent de chaque mot est placé. » (Crescentini, c.1811, p. 7). Crescentini est un des derniers auteurs à prendre comme référence le chant des

« anciens Grecs » dans les tragédies, légende à l’origine de la démarche des académiciens (cf.

Problématique, p. 14):

6° Avec ces procédés, il tirera encore un plus grand avantage de la musique, lorsqu’elle sera réunie aux paroles. L’accent qui lui est propre, uni à celui du chant et à la flexibilité que la voix aura acquise par l’étude, produiront ces effets inconnus parmi nous et tant vantés chez les anciens Grecs. (Crescentini, c.1811, p. 7)

Pour « rendre » l’expression, Crescentini définit trois procédés : « L’Accent, le Coloris et la Flexibilité » (Crescentini, c.1811, p. 3) qu’il considère comme des « qualités nécessaires, non seulement au chanteur, mais à quiconque exécute de la musique, étant les seules qui forment la véritable expression ». (Crescentini, c.1811, p. 3). Nulle mention de l’ « interprétation » en rapport à l’œuvre d’un compositeur, non plus de la notion de style. Crescentini définit ensuite ces trois procédés :

1° L’Accent du chant est le dégré de force que l’on donne à la voix plus sur une note que sur une autre ; c’est par là que l’on obtient déjà une partie du Coloris. Comme dans le discours, les accens sont plus prononcés dans les passions fortes et nobles, que dans les sentimens doux et modérés, de même dans le chant. L’Emission de la voix, le Trille ou Cadence, la Roulade, le Grupetto doivent être plus marqués, plus perlés et accélérés, dans l’Allegro que dans l’Adagio. (Crescentini, c.1811, p. 5)

Plusieurs indices ressortent de ce texte : l’accent est en lien avec les coloris, c’est-à-dire avec différents timbres de la voix ; l’expression agit surtout en fonction des différents caractères que renferment les textes, mais également aux tempi (Andante, Allegro, Adagio). Crescentini poursuit :

2° Le Coloris est la conformation de la voix, au ton général du morceau et des phrases particulières. Je m’explique ; comme il y a une inflexion de voix pour gronder, une pour flatter, une autre pour attendrir

&c de meme le chanteur doit rendre sa voix plus éclatante dans un morceau, ou dans une phrase, et plus voilée dans une autre : il doit, pour ainsi dire, arrondir, effacer, ombrer, développer sa voix, selon le toucher le cœur » (Crescentini, c.1811, p. 7). Il est néanmoins question d’une expression tout en nuances délicates et légères : nous sommes très loin du modèle de « chant en force » (cf.

Annexe 2, N° 3, p. 47), que nous allons retrouver une génération plus tard.

11 Le chanteur nous fait part également de ses buts d’enseignement :

1° « surmonter les difficultés que peuvent offrir les différens caractères de la musique » 2° « meubler leur tête, de tournures différentes, et d’embélissemens peu usités » 3° « Enfin, de leur apprendre à bien phraser, en habituant leurs poumons à économiser et soutenir la respiration. » (Crescentini, c.1811, p. 3)

Notons qu’au sujet de la respiration, Crescentini ne donne aucun exercice et ignore le fonctionnement physiologique de celle-ci, mais insiste par contre sur la fonction mimétique du mouvement respiratoire en rapport avec le sens du texte:

[11°] C’est dans les accès de fureur, de joye ou de douleur, qu’on peut se permettre la respiration entrecoupée, apparante, ou péniblement aspirée. Dans les autres caractères, on doit toujours éviter de la faire entendre, afin de ne point ôter au chant, le charme et la douceur qu’il exige […]. (Crescentini, c.1811, p. 9)

Le castrat appuie sur le fait d’ « observer strictement les nuances, les petites notes, et tous les agrémes que j’ai indiqués ». (Crescentini, c.1811, p. 3) et, au début du XIXe siècle, ce rapport à l’ « écrit » ne va pas de soi: les partitions contiennent encore très peu de signes autres que les notes. Nous pensons que, même si son recueil contient deux textes (en italien et sa qualifier d’ « instrumentale »7. Pour faire « ressortir » cette expression hors contexte poétique, l’élève apprend toujours par imitation. Mais chez Crescentini, le « modèle » du « bien faire » est fixé par l’écrit : les nuances sont réduites à l’intensité, aux accents, aux différents mouvements. La messa di voce est marquée au dessus des notes; toutefois, seulement un maître peut montrer comment la « doser » et surtout comment la combiner avec les différents coloris de la voix. La roulade et autres traits virtuoses sont mis en opposition à la supposée

« pureté » du style des anciens Grecs; néanmoins, Crescentini justifie leur emploi : « 8° […]

Un Trille ou Cadence, une Roulade, un Trait placés à propos, ajoutent infiniment d’Accent, de Coloris à l’une et l’autre, et il fait en consequence, briller davantage l’expression. » (Crescentini, c.1811, p. 7)

Nous soulignons le fait que Crescentini ne parle pas de messa di voce, ni de son filé, mais de

« Flexibilité » de la voix, c’est-à-dire du résultat ! D’après la description du chanteur, nous pouvons déduire qu’il fait allusion à l’usage du même procédé que la messa di voce : « 3° La Flexibilité est une souplesse que l’étude donne à la voix, et qui lui fait attaquer, renforcer et diminuer les sons sans effort.» (Crescentini, c.1811, p. 5). Soulignons que Crescentini ne propose pas un exercice en particulier. Ceci est du moins étonnant, quand on sait que les chanteurs exerçaient ce type d’émission, « la plus difficile », tout au long de leur vie. L’auteur utilise le verbe « étudier », (plus proche de notre actuelle notion de pratique de la musique), une pratique certainement exigeante au niveau expressif, mais moins centrée – comme c’est le cas actuellement – sur l’obtention d’un résultat « sans faute ».

Même si les Exercices ont été publiés quelques années plus tard après la Méthode (1803), Crescentini ignore le nouveau modèle « exercice » : nous situons l’auteur dans une lignée après les traités de Tosi ou de Mancini. D’après les conseils donnés par Crescentini, nous

7En ce début du XIXe siècle la musique instrumentale est calquée sur la musique vocale.

12 pouvons affirmer que le maître continue à être celui qui détient les choix et qui produit des

« modèles » : l’écrit partition n’est qu’un support, milieu didactique que l’on modifie au gré des besoins de l’enseignement.

Les savoirs restent à un niveau relativement « bas » de transposition didactique : il ne s’agit pas de savoirs à enseigner, mais encore de conseils que le maître dispense en les adaptant à chaque fois à un élève précis.

(Crescentini, c. 1811, p. 10)

13 1.2 Milieux didactiques

Si nous comparons l’organisation du texte de Crescentini avec celle de la Méthode de 1803, les Exercices ne suivent pas un ordre progressif : l’auteur, lui-même, n’a probablement jamais appris le chant d’après un ordre élémentarisé des savoirs, mais par immersion. A première vue, nous pourrions penser que par le fait que son recueil s’adresse à des élèves connaissant déjà les principes de la lecture, cela « épargne » à l’auteur d’écrire des lignes d’exercices, toujours les mêmes, conçus pour l’apprentissage de la musique. Mais il se pourrait aussi que Crescentini nous livre la base de l’enseignement du musico, par modèle-imitation. Nous insistons beaucoup sur cette hypothèse: elle nous amène à faire une toute autre « lecture » en faisant abstraction de notre notion actuelle de « technique ».

Nous avons plusieurs indices qui confirmeraient cette hypothèse. Crescentini recommande de

« s’exercer toujours sur de bonnes compositions ». (Crescentini, c.1811, p. 9), il s’agit d’une recommandation que nous avons déjà trouvée chez d’autres auteurs. Chez Crescentini elle prend tout son sens : l’auteur est entouré de compositeurs produisant une grande quantité d’ouvrages didactiques (sans grande « originalité », d’un point de vue des variantes utilisées), où la problématique de l’expression serait évacuée, pour favoriser une approche

« technique ».

Crescentini innove pourtant en proposant par écrit des Exemples (de phrases musicales), Exemples qui auparavant étaient l’exclusivité du maître. Il en propose deux, en apparence identiques (Exemple 1er et Exemple 2ème, p. 10) mais, comme l’auteur le déclare,

« différemment orthographiés ». L’auteur doit expliquer au lecteur que dans le deuxième exemple (celui où les appogiatures ne sont pas écrites en petites notes, mais en notes

« réelles »), ces notes sont également susceptibles de RINFORZANDO. (Crescentini, c. 1811, p.

10).

Cette explication constitue encore un indice de transformation de pratiques : certaines manières de faire se perdent, ou tout simplement, n’appartiennent pas à la tradition des lecteurs (ici, des Français). Ainsi, le deuxième exemple est plus proche des partitions anciennes que les musiciens expérimentés avaient l’habitude de lire. En regardant de plus près nous constatons qu’il y a beaucoup moins d’indications écrites : jusque-là ces musiciens déduisaient l’emplacement des ornements d’après des conventions, par exemple, des appogiatures, ici absentes de la partition.

Nous pouvons ainsi conclure que l’exemple 1er est à considérer comme un niveau de travail de transposition didactique plus élevé : dans le 2me exemple nous trouvons déjà des traces d’éléments transpositifs plus proches de la notion de « savoirs à enseigner », c’est-à-dire de savoirs « apprêtés », qui limitent fortement la possibilité d’autres choix.

Crescentini note pour cette simple mélodie (N° 1 et N° 2), écrite en Sol majeur, le

« caractère » « Maestoso Espressivo », ainsi qu'une multitude d’accents et inflexions de voix.

D’après ces différents Exemples, nous pouvons déduire des pratiques d’ « interprétation » des anciens chanteurs. Par exemple : le premier son de la mélodie, s’il est de longue durée, est systématiquement « filé ». D’un point de vue vocal, cela présuppose que le chanteur aborde le morceau après avoir rendue « flexible » la voix : la possibilité de partir avec un son « forcé » serait ainsi évitée.

14 différentes éditions du livre de Crescentini, dans la réédition (c. 1867) nous avons été surprise par le fait que l’éditeur, Batiste, professeur au Conservatoire de Paris, a ajouté des accompagnements au piano pour ces Exemples, en les transformant ainsi en Exercices à chanter ! La fonction de l’exemple comme « modèle » est ainsi ignorée, peut-être oubliée : les pratiques de lecture se transforment (Chartier, 2008). La fonction didactique d’origine mute, l’ « exemple » perd sa première fonction et son sens.