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3. Analyse des textes : de Superville à Duhamel-Fugère

3.2 Alfred Giraudet : le disciple de Del Sarte

Dans un article publié dans la Revue Musicale, paru en mai 1902, intitulé La Déclamation lyrique et l’enseignement du chant (Revue Musicale, 1902, p. 219), Giraudet revendique la séparation de l’étude de la technique et de l’expression. Cette séparation ne semble pas encore adoptée au Conservatoire : Vincent d’Indy se fait écho des professeurs et met en doute qu’elle

89 Son élève, l’acteur américain James Steele MacKaye, renomme ses principes « Harmonic Gymnastics » et les publie aux Etats Unis. La fille du théoricien, Mme Geraldy-Del Sarte, est reçue à New York, en 1892, et invitée à prononcer des conférences dans des salles de gymnastique.

97 soit possible. Nous constatons ainsi une approche qui contraste, celle des théoriciens, comme Giraudet, et celle des praticiens qui forment les élèves de l’institution.

Giraudet non seulement exige cette séparation, mais divise l’art lyrique « en trois éléments distincts : le son, le style, et l’expression, c’est-à-dire un élément matériel, un élément intel-lectuel et un élément animique. » (Revue Musicale, 1902, p. 221). L’auteur conclut :

La vocale est incontestablement soumise à des lois physiologiques ; le style dépend des lois de la logi-que, dans ce qui touche au sens des mots, à leur prononciation ; des lois de relations, qui existent entre les notes, les groupes de notes, les phrases musicales, selon le rythme, le dessin mélodique et l’harmonie. Ces études sont donc réellement des études techniques. (Revue Musicale, 1902, p. 226)

L’auteur parle enfin d’une « science de l’art du chant ». (Revue Musicale, 1902, p. 226). Il considère ainsi encore l’art comme « technique » ou manière de faire.

Dans son traité sur la mimique, Giraudet justifie l’adoption de cette logique, qu’il va encore développer en aboutissant à des niveaux d’abstraction encore plus hauts. Il affirme:

Puisque tous les arts sont soumis à des lois ou à des règles déterminées, pourquoi l’art mimique ferait-il seul exception, quand, de tous, c’est celui qui se rapproche le plus de la nature et que la nature elle-même nous en fournit les lois et les règles ? La mimique a donc des lois fixes qui peuvent se classer mé-thodiquement. (Giraudet, 1895, p. 8)

En subdivisant le système trinitaire, toujours d’après Del Sarte, Giraudet arrive à « neuf états de l’être » (Accord de Neuvième), qu’il considère comme des Espèces. Le chanteur attribue des chiffres à ces Espèces, et se livre a des codages à partir des trois « genres » : Vital, Ani-mique et Intellectif.

Ensuite, il combine ses neuf espèces (états de l’être) avec les trois genres (formes ou manifes-tations organiques des états de l’être), concentrique, normale et excentrique.

(Giraudet, 1895, p. 17, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

Giraudet conclut : « Le système de division et de classification par neuf nous fournit le moyen de reconnaître et de classer aussi simplement des milliers de phénomènes. » (Giraudet, 1895, p. 18) Il arrive ainsi à un premier résultat avec 729 variantes.

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(Giraudet, 1895, p. 28, Source: Bayerische StaatsBibliothek)

Pour simplifier, Giraudet développe un système de « notation des états de l’être et des formes organiques », c’est-à-dire des sentiments et des manifestations « par corps » de ceux-ci. Sorte de « sténographie des mouvements organiques » (Giraudet, 1895, p. 20). Il code le sentiment et le geste dans une simple ligne.

(Giraudet, 1895, p. 21, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

Le chanteur propose encore la possibilité de coder des sentiments/gestes par des chiffres :

(Giraudet, 1895, p. 21, Source: Bayerische StaatsBibliothek)

99 Enfin, il représente, en utilisant quelques lettres de l’alphabet, les sentiments/gestes des chan-teurs. Il utilise tout d’abord une consonne (nom latin de la partie du corps concernée) ; suivie des voyelles I, O A (excentrique, concentrique, normal); des consonnes S, C, N, pour déter-miner les espèces (excentrique, concentrique ou normale) ; et ainsi de suite.

Giraudet abouti à des savoirs à enseigner, extrêmement simplifiés et décontextualisés. D’un point de vue de travail de transposition didactique, il s’agit d’un très haut niveau d’abstraction.

A titre d’exemple, nous avons choisi de montrer « des attitudes de l’œil », dont il propose différents tableaux :

(Giraudet, 1895, p. 35, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

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(Giraudet, 1895, p. 36, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

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(Giraudet, 1895, p. 36, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

Gaston Ledoux, dessinateur auteur des planches, sont fortement inspirées des dessins de Le Brun.

Toujours, d’après le même système, des attitudes des jambes :

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(Giraudet, 1895, p. 90, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

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(Giraudet, 1895, p. 91, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

Enfin, le corps expressif s’exerce, l’auteur propose des exercices de gymnastique.

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(Giraudet, 117, Source : Bayerische StaatsBibliothek)

On retrouve encore le même système trinitaire chez d’autres auteurs, comme Giraldoni (1864/1884), baryton verdien né à Paris en 1824, créateur du rôle-titre de Simon Boccanegra, ou de Renato dans Un ballo in maschera.

Dans son Guida teorico pratico ad uso del artista cantante (1864) le chanteur utilise un lan-gage très proche de celui de Del Sarte, mais il ne nous parle pas de son apprentissage chez ce dernier. Par contre, Giraldoni exprime sa reconnaissance à son maître, un homme de lettres spécialiste d’Alfieri, enseignant à Florence dans une école d’arts, Morrocchesi (1832).

Giraldoni utilise comme Del Sarte/Giraudet des tableaux synoptiques d’après le classement trinitaire de ces derniers :

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(Giraldoni, 1864, pp. 60-61, Source: Bibliothèque du Conservatoire de Genève)

Il est peu probable que Giraldoni, comme chanteur d’opéra, utilisait ces tableaux pour ap-prendre ses rôles : il en n’avait pas besoin.

4. Conclusion

Vers 1840, nous trouvons des indices de glissements sémantiques concernant certains termes comme le goût et l’expression, qui perdent progressivement le sens que les chanteurs leur attribuaient à peine quelques années auparavant.

Ces changements de sens sont l’indice de transformation de pratiques et de l’adoption de nou-veaux mondes référentiels.

Nous identifions ainsi chez des auteurs des difficultés à définir les nouvelles notions, qui ne sont pas encore stabilisées par les pratiques.

Par exemple, des méthodes de chant assimilent l’expression à la technique et proposent des exercices (par demi-tons !) pour l’exercer.

106 Cette nouvelle approche de l’étude de l’expression est accompagnée par l’apprentissage sco-laire du geste, de la physionomie et des attitudes, que les chanteurs apprenaient surtout direc-tement sur scène.

Pour théoriser ces variantes, les chanteurs ne disposent pas d’une tradition de transposition didactique scripturalisée, comme c’est le cas dans d’autres domaines artistiques tels que les arts plastiques. Ainsi, les théoriciens du chant vont chercher des représentations des différen-tes expressions chez des peintres comme Le Brun, qui avaient fait des études approfondies sur ses variantes déjà au XVIIe siècle.

Chez Le Brun, nous distinguons deux niveaux d’abstraction : des dessins « académiques » qui correspondent à la représentation d’une figure proche de l’attitude « réelle », celle que pour-rait assumer un acteur. Nous les considérons comme proches des savoirs « savants », c’est-à-dire des savoirs des praticiens qui constituent modèle pour ceux qui apprennent.

Et des dessins proches de schémas, que nous considérons comme des savoirs à enseigner : ils sont des représentations simplifiées où les traits sont uniformisés. Le qualificatif dépersonna-lisé s’applique bien à ce genre de savoir.

Les premiers dessins ont une fonction essentiellement mimétique : l’élève, dans une situation de dévolution, imite l’expression du modèle mais doit trouver tout seul quels sont les traits du visage, l’attitude, qui représentent la colère.

Par contre, dans les dessins plus schématisés, Le Brun propose les « réponses » à la probléma-tique de représenter plusieurs « états d’âme » : les lignes qui représentent de manière « simpli-fiée » les sourcils, les yeux et la bouche.

En outre, ses lignes sont proches des figures géométriques, plus faciles à mesurer et à classer.

Comme tout savoir « simplifié » elles sont plus faciles à reproduire.

Ces dessins ont été souvent repris par d’autres auteurs et sont à l’origine de la « normalisa-tion » des savoirs concernant l’expression des acteurs et des danseurs.

Ces classements, nous venons de les analyser chez Delsarte et chez Giraudet.

Toujours dans la tradition picturale, un système trinitaire de classement, semblable à celui qu’Humbert de Superville avait théorisé au début du XIXe siècle, est adopté par Del Sarte, qui le développe encore comme philosophie. Parmi ses disciples, Giraudet, professeur de décla-mation lyrique au Conservatoire de Paris, développera ensuite les théories de son maître et produira des codages très innovants pour représenter les sentiments et les gestes des chan-teurs. D’un point de vue didactique, nous constatons que le travail de transposition didactique de Giraudet dépasse une simple production de savoirs à enseigner sous forme d’écrits, mais concerne également des graphiques, des chiffres, des lettres et des images. Giraudet représen-te les savoirs sous des formes d’un niveau d’abstraction inconnu jusqu’alors.

L’accès à ces codages pourrait remplacer les savoirs du maître. De plus en plus de chanteurs formés au Conservatoire n’ont jamais eu une expérience de scène dans un théâtre d’opéra : ils sont engagés pour former à leur tour des chanteurs. Ces « catalogues » d’expressions sont utiles pour eux. Mais il est peu probable que les maîtres ayant eu l’expérience de l’opéra consultent ces livres pour enseigner.

En même temps, les méthodes d’instrument proposent toujours la vocalité belcantiste comme modèle d’émission du son. Nous constatons l’usage d’un langage partagé par les maîtres de chant, comme la « prosodie » ou la « prononciation », à faire avec l’archet.

Dans tous les domaines artistiques, le référent scientifique est considéré de plus en plus com-me le seul à pouvoir garantir la légitimé des savoirs.

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Annexe 2, N° 6

Des méthodes de chant au féminin :