• Aucun résultat trouvé

2. Devenir lettré : une nécessité ?

2.3. La littératie en question

2.3.2. Deux modèles pour un concept

2.3.2.1. Un modèle continuiste

Le premier – un modèle continuiste – considère que l’unité de la littératie vient du fait qu’elle consigne l’apprentissage dans un « projet de développement

global de l’être humain inscrit dans une réalité culturelle »130 dont fait partie l’écrit. Dès lors, l’accès à l’écrit semble naturel et l’institution scolaire devrait seulement accompagner cette entrée dans l’écrit en offrant un contexte scriptural suffisamment riche (donc des textes plutôt longs et variés), et en compensant les inégalités culturelles. Cette conception paraît assez séduisante pour mon projet de recherche, car elle sous-entend que l’on pourrait, dans l’apprentissage de la lecture, consacrer

un temps important à la découverte d’œuvres choisies pour leur dimension culturelle. Elle n’est d’ailleurs pas sans rappeler les principes édictés par l’équipe de l’AFL, à la suite des théories de Jean Foucambert que j’ai évoquées au début de ce chapitre. De plus, elle implique une autre conception : celle d’un apprentissage continué de la lecture tout au long de la vie, qui est très communément admise aujourd’hui,

notamment dans la recherche en didactique de la littérature.

2.3.2.2. Des limites à ce modèle

Cependant, F. Grossmann rappelle que des chercheurs comme W. Ong ou D.

Olson, à la suite de J. Goody, ont montré que la culture écrite n’est pas un simple prolongement de l’oral. Ils évoquent notamment l’importance du passage par

130

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

l’écriture pour parvenir à segmenter des unités orales comme le phonème, dont la

notion apparaît avec l’invention de l’alphabet. L’entrée dans l’écrit nécessite, selon

eux, une approche métalinguistique des unités de la langue, donc un apprentissage plus systématique du code. Les travaux conduits par Roland Goigoux ou Sylvie Cèbe, entre autres, ont largement confirmé cette observation et depuis 2003, un consensus a vu le jour entre psychologues, linguistiques et didacticiens de la lecture sur cette question. Conséquemment, F. Grossmann apporte une deuxième critique au

modèle de la continuité en montrant que faire l’impasse sur l’acquisition systématique du décodage risque de conduire l’apprenti lecteur à mobiliser précisément l’essentiel de son activité cognitive à décoder, dans la mesure où cet

apprentissage n’est pas stabilisé, au détriment de la compréhension et de l’interprétation de l’œuvre lue. Je montrerai, dans le chapitre 3, à l’occasion de l’analyse des différents manuels, que cette remarque est très utile pour mieux cerner

les difficultés d’apprentissage générées par des méthodes fondées sur une lecture suivie d’albums de littérature pour la jeunesse.

2.3.2.3. Un modèle de la discontinuité

Le second modèle – celui de la discontinuité– installe l’idée que l’apprentissage de l’écrit se construit plutôt avec des ruptures de natures variées :

rupture entre pratique de l’oral et pratique de l’écrit, entre culture scolaire et non scolaire, entre dimension formelle et informelle etc. La maîtrise de l’écrit se construit

alors à partir de diverses « prises de conscience et [d’] expériences qui peuvent parfois s’opposer les unes aux autres »131. Dans ce modèle, il n’est pas postulé a priori que capacité de compréhension des textes et prise de conscience du fonctionnement graphique soient nécessairement simultanées. Francis Grossmann montre alors que le développement de la

« compétence textuelle est d’abord lié aux pratiques de lecture, au moins dans les sociétés dans lesquelles existent des pratiques précoces d’acculturation à l’écrit. »132

Avec ce modèle, on perçoit qu’il faut dissocier les différentes habiletés requises par la maîtrise de l’écrit et les construire simultanément dans des activités dédiées. En effet, l’idée de discontinuité implique par exemple un enseignement

131

Ibid., p. 147. 132

84

spécifique des composantes graphophonologiques de l’écrit qui ne s’acquiert pas

naturellement. Dès lors, la littérature peut occuper diverses places au sein de

l’apprentissage de la lecture. Elle peut devenir un support textuel à la mise en œuvre

du décodage et de la compréhension, mais elle n’est pas alors prise comme un objet d’enseignement, et sert de prétexte. Dans cette perspective, on apprend à lire avec la littérature, mais on n’apprend pas à lire littérairement la littérature. Celle-ci peut

aussi devenir un objet d’enseignement susceptible d’installer alors une discontinuité avec l’apprentissage du code, tout en apportant une contribution à l’entrée dans les aspects techniques de l’écrit comme je le montrerai ultérieurement.

Ce modèle me semble plus intéressant que le précédent car il impose l’idée

que la langue écrite et la langue orale ne sont pas équivalentes et que la maîtrise de

l’oral ne suffit pas à s’approprier le fonctionnement de l’écrit. Il permet d’installer une rupture avec la conception étapiste de l’enseignement de la lecture décrit au

début de ce chapitre et qui voudrait que l’élève entre naturellement dans des lectures

de plus en plus complexes. Dès lors, la littérature peut apparaître comme un champ

disciplinaire nouveau au sein même de l’écrit, et qui a ses propres systèmes de codes

que l’élève doit s’approprier.

Francis Grossmann ajoute enfin que le concept de littératie a le mérite

d’installer un continuum dans l’approche de l’apprentissage du lire/écrire, sans

dissocier totalement la relation au support et à d’éventuels niveaux de lecture. Plus qu’une question de terminologie, cette idée permet donc a priori de mieux

appréhender non seulement la manière dont l’individu construit des compétences de lecteur/scripteur, mais aussi de s’interroger sur les apports de ces compétences dans sa relation aux autres et à la société. Le linguiste affirme que cette notion, parce

qu’elle bouscule les frontières entre les champs disciplinaires ou les textes

« ordinaires » (fonctionnels) et « extra-ordinaires » (émanant, par exemple, du champ

du littéraire), doit permettre d’interroger le lire-écrire de façon relativement large, englobant ainsi les non-lecteurs ou lecteurs en apprentissage et s’interrogeant sur les moyens de préparer une entrée dans l’écrit avant même l’acquisition du lire-écrire.

Cet article de Francis Grossmann intéresse ma recherche dans la mesure où il

expose que la compréhension et l’interprétation des textes peuvent préexister à l’apprentissage de la lecture sans être nécessairement liées à ce dernier. Enfin, il

rappelle que la compréhension des textes ne peut pas s’établir au détriment de l’apprentissage et de l’automatisation du décodage si on veut que l’élève parvienne à

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

une autonomie dans la lecture. Cependant, le linguiste ne semble pas distinguer la

littérature des autres supports d’apprentissage. En ce sens, nos conceptions semblent

divergentes.