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Des formes de modélisations visant le lecteur en formation

Chapitre 2 : lecture littéraire et formation du sujet lecteur

2. Lecture littéraire, sujet lecteur : des perspectives nouvelles

2.2. Le lecteur comme sujet : quelques essais de modélisation

2.2.2. Des formes de modélisations visant le lecteur en formation

Les didacticiens de la littérature, par le renouvellement de la lecture littéraire et les recherches sur la considération du lecteur comme sujet, proposent aussi des formes de modélisations du lecteur, en partie, héritières des travaux de Michel Picard et Vincent Jouve. Il est donc essentiel de les analyser pour concevoir ensuite une observation et un développement du sujet-lecteur au sein de l’apprentissage de la

lecture. Deux propositions de modélisation sont utilisées aujourd’hui dans les

recherches en didactique de la littérature. 2.2.2.1. Les postures du lecteur

A la suite d’une recherche sur la subjectivité des «conduites d’écriture » Dominique Bucheton479, voulant réconcilier lecteur privé et lecteur scolaire et

faciliter l’accès à une posture lettrée au lycée, interroge des commentaires rédigés librement par des élèves de fin de collège à la suite de la lecture d’une nouvelle de

Didier Daeninckx. A partir de ce corpus recueilli dans deux classes de la région

parisienne, elle établit une typologie des postures que les élèves mettent en œuvre. Postures qu’elle qualifie de « modes de lire ([ou] outils intellectuels) que se sont données [les communautés interprétatives] pour lire, gloser les textes » 480 et qu’elle

exprime par « des métaphores »481. Ce travail constitue une forme d’étude du rapport subjectif que l’élève exprime dans un commentaire. Les chercheurs veulent observer, à partir de cette expérimentation, la manière dont les élèves s’approprient réellement et personnellement les textes. Pour cela, ils construisent une tâche scolaire qui tend à

déscolariser le plus possible la lecture par l’énoncé d’une consigne dont ils ne sont

pas coutumiers dans le cadre scolaire. Il leur est donc demandé de commenter librement le texte lu. Pour que ces derniers se sentent plus libres, on leur présente

479

BUCHETON, Dominique, « Les postures de lecture des élèves au collège », in DEMOUGIN, Patrick, MASSOL, Jean-François, Lecture privée, lecture scolaire : la question de la littérature à

l’école, coll. « Documents, actes et rapports », CRDP de l’académie de Grenoble, 1999, p. 137-150. 480

Ibid. p. 139 481

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cette activité en la comparant aux commentaires qu’ils peuvent échanger suite à une lecture ou une spectature. Enfin, on leur précise que ce travail s’effectue dans le

cadre d’une recherche et qu’il n’a donc pas de lien avec leur cursus scolaire.

S’appuyant sur les théories de la réception, et plus particulièrement sur les travaux de Michel Picard, elle définit jusqu’à cinq postures et s’interroge sur la

manière dont les élèves sont capables ou non de passer, avec souplesse, de l’une à l’autre.

1. le texte-tâche: c’est une lecture masquée, ratée: le lecteur n’entre pas dans

la lecture et prend des notes éparses sur le texte, qui ne permettent pas de construire

un sens. Ici, le texte de l’élève reste un énoncé à l’apparence scolaire ;

2. le texte-action: l’élève entre dans le jeu du texte, il perçoit les personnages

comme des personnes, peut être conduit à paraphraser le texte, essaie avant tout de comprendre les personnages, de participer à leurs émotions et de s’expliquer ce qui les pousse à agir. Il peut donc aussi les juger en s’appuyant sur ses propres critères éthiques. Cette posture est la plus massivement adoptée et le point de départ d’un va

et vient possible entre les trois dernières postures ;

3. le texte-signe: le texte constitue une rencontre, une quête de l’ipséité et de l’altérité. Le lecteur cherche alors à percer le message que l’auteur veut délivrer dans

un texte conçu comme un avatar de la fable. Deux approches complémentaires apparaissent dans cette posture. Soit le texte est considéré comme un reflet car le

lecteur actualise sa lecture en fonction d’un contexte référentiel socio-historique issu du réel ou de son monde intérieur. Soit il fonctionne comme une métaphore et permet

au lecteur de sortir de l’effet de réel qu’implique la fiction pour interroger plus généralement les thèmes à l’œuvre dans le texte ;

4. le texte-tremplin : les élèves ouvrent un dialogue, une méditation à partir de la lecture du texte. Il s’agit donc, ici, d’une part de poser les faits et les questions afférentes à la narration, puis d’y répondre dans une forme argumentative. Le lecteur utilise donc un aspect du texte (une question qu’il suscite) pour évoquer des positions personnelles à propos de cette thématique ;

5. le texte-objet : cette posture correspond à la posture lettrée, c’est le

commentaire « d’un lecteur qui se pose comme « expert » de la lecture »482.

482

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

Dominique Bucheton la rapproche de celle du lectant483, parce que l’élève parvient à lier texte, sens, et lecture. Il s’interroge à la fois sur la structure, le fonctionnement du texte et l’effet produit.

Dans le contexte de l’étude, les élèves qui, à partir de la posture du texte-action, sont capables de se glisser avec souplesse dans d’autres postures, peuvent être

considérés comme des lecteurs ayant acquis une bonne maîtrise de la lecture. Ce sont ceux qui iront le plus massivement au lycée. Il est intéressant de constater que la

chercheuse n’évoque pas l’accès à cette posture ex-nihilo, mais que son appropriation

semble requérir un entraînement à partir d’un passage par la posture du texte-action. Au contraire, les adolescents qui semblent le plus en difficulté dans la maîtrise de la lecture littéraire se cantonnent dans une posture unique ou ne peuvent opérer qu’un nombre limité de glissements. Selon elle, un lecteur à l’aise dans la lecture de la

littérature est donc un lecteur entraîné à endosser des postures variées, à se faufiler de

l’une vers l’autre. S’il parvient à construire seul une lecture lettrée c’est – semble-t-il

–parce qu’il a été capable de cette souplesse.

L’étude permet donc de décrire le fonctionnement empirique d’élèves

-lecteurs et d’observer la manière dont ceux-ci passent d’une posture à l’autre. Ces

deux approches complémentaires intéressent ma recherche dans la mesure où cela

permet d’observer des glissements d’une posture à l’autre corrélés au niveau de lecture. Cette souplesse est indispensable lors de l’apprentissage de la lecture, puisque l’enfant doit nécessairement évoluer, mais il est parfois difficile de la mesurer. En effet, l’essentiel des mesures réalisées auprès des apprentis-lecteurs

concernent leur aptitude au décodage et leur capacité à tirer des informations d’un

texte. Dans cette activité, ce sont des procédures assez fines qui peuvent être jaugées.

En outre, D. Bucheton s’appuie sur une activité de production écrite qui met en

évidence un texte de lecteur. Cependant, ces travaux me semblent difficilement adaptables au cours préparatoire car ils induisent une aptitude à commenter. Les apprentis-lecteurs maîtrisent encore très imparfaitement la langue et auront donc des

difficultés à commenter individuellement leur lecture (y compris à l’oral). Les traces

qui émergeront de leur discours risquent d’être sporadiques donc peut-être insuffisantes pour organiser une typologie à partir de leurs « textes de lecteur ».

483

Elle évoque le lectant de Michel Picard, mais il semble qu’on soit ici plus proche du lectant interprétant de Vincent Jouve.

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Ce modèle ne pourra donc vraisemblablement pas être interrogé comme tel.

Qu’en est-il des propositions de Gérard Langlade et Nathalie Lacelle autour des activités fictionnalisantes ?

2.2.2.2. Les activités fictionnalisantes de G. Langlade et Nathalie Lacelle

Selon Gérard Langlade qui est l’un des protagonistes des recherches en

didactique sur le sujet lecteur, les marques de subjectivité du lecteur sont inévitables et indispensables, elles « [sont] des catalyseurs de lecture qui aliment[ent] le trajet

interprétatif jusqu’à sa dimension réflexive »484. La lecture littéraire ne peut alors se définir que « lorsque l’activité créatrice — imageante et imaginante — du lecteur

permet d’ancrer les propositions de l’œuvre dans la personnalité profonde, la culture intime, l’imaginaire de celui-ci »485. Analysant des textes de lecteur, une notion que G. Langlade reprend à J. Bellemin-Noël, le chercheur tente alors de déterminer

comment se construit l’imaginaire de la lecture, cette sorte d’interface entre l’œuvre et le lecteur. S’appuyant sur des dispositifs de lecture permettant d’établir une

symbiose entre les éléments stables du texte et les inférences de l’activité fictionnalisante du lecteur, il étudie, d’une part, des textes (autobiographies) d’écrivains486évoquant leur lecture, d’autre part, des productions d’élèves recueillies lors d’une expérimentation didactique487. Ainsi, il devient possible de s’interroger sur la rencontre entre l’imaginaire du lecteur et celui du texte. G. Langlade détermine et

nomme alors, avec Nathalie Lacelle, cinq activités de fictionnalisation mises en

œuvre par le lecteur et permettant de mieux appréhender le fonctionnement de

l’imaginaire du sujet-lecteur en acte.

484

LANGLADE, Gérard, « le sujet lecteur auteur de la singularité de l’œuvre », in LANGLADE, Gérard, ROUXEL, Annie, op. cit., p. 85

485

LANGLADE, Gérard, « Activité fictionnalisante du lecteur et dispositif de l’imaginaire », in ROY, Max, BRAULT, Marilyn, BREHM, Sylvain, Formation des lecteurs : Formation de l'imaginaire,

collection figura, cahier n°20, ( http://oic.uqam.ca/sites/oic.uqam.ca/files/oic1/cf20-4-langlade-activite_fictionnalisante.pdf) consulté le 21/12/2011

486 Ibid. 487

LACELLE, Nathalie, LANGLADE, Gérard, « former des lecteurs/spectateurs par la lecture subjective des œuvres »in DUFAYS, Jean-Louis, (dir.), Enseigner et apprendre la littérature

aujourd’hui pour quoi faire, sens utilité, évaluation, Presses Universitaires de Louvain, Louvain, 2007, p. 55-67

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

1. la concrétisation imageante ou auditive : correspond à la construction par

le lecteur des images ou des sons qui lui permettent d’éprouver par ses sens certains aspects de l’univers fictif de l’œuvre ;

2. l’impact esthétique: regroupe l’ensemble des réactions émotionnelles du lecteur aux caractéristiques formelles de l’œuvre ;

3. la cohérence mimétique : intervient lorsque le lecteur établit des liens entre les événements ou les actions des personnages pour mieux les comprendre. Pour ce faire, il les relie à sa perception cognitive du monde et installe parfois une portée axiologique ;

4. l’activité fantasmatique: s’emploie pour la scénarisation des éléments du

récit à partir de son imaginaire propre : l’analyse de cette activité permet de faire

émerger des rapports de plaisir/déplaisir – séduction/répulsion – adhésion (etc.)

générés par l’œuvre ;

5. la réaction axiologique: dépend de l’ensemble des jugements sur l’action

et les motivations des personnages en fonction de son propre code de valeurs morales.

Les travaux de G. Langlade et N. Lacelle permettent de décrire la manière

dont la subjectivité du lecteur se développe et s’organise dans la lecture ou la

spectature. Elle examine donc les procédures mises en œuvre par l’instance

participative et la manière dont ces procédures conduisent le lecteur à prendre de la

distance par rapport au texte. Il est intéressant d’observer que les activités fictionnalisantes telles qu’elles sont décrites impliquent de décrire la dimension affective de la lecture, notamment autour de l’impact esthétique alors que cette

cartographie du fonctionnement de l’imaginaire n’émane pas de la psyché du lecteur. La manière dont les mécanismes qui s’appuient sur l’émotion est analysée apparaît comme particulièrement novatrice dans un contexte scolaire. Dans le cadre qui est le

mien, il me semble riche d’interroger l’impact des lectures sur les affects du lecteur, données qui ne sont quasiment pas prises en compte dans l’observation de l’apprenti

-lecteur parce qu’elles sont précisément considérées comme trop subjectives, donc susceptibles de mettre l’élève en danger d’apprendre à comprendre. De ce fait, la

conclusion des travaux conduits par G. Langlade et N. Lacelle, qui postulent que la

lecture subjective génère chez les élèves […] des dynamiques interprétatives qui favorisent l’intérêt pour la lecture » attirent plus particulièrement mon attention. La