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Chapitre 2 : lecture littéraire et formation du sujet lecteur

1. Auteur-texte- lecteur : quelles relations ?

1.5. Vers une théorisation du lecteur

1.5.1. Un Lecteur virtuel

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

En 1947, Sartre remettait déjà en question l’idée qu’on écrit pour un lecteur universel au prétexte que l’écrivain s’adresserait à tous les hommes. Le philosophe

considérait qu’il est nécessaire que s’établisse une connivence entre l’écrivain et le

lecteur pour que la lecture soit possible. « C’est le choix fait par l’auteur d’un certain

aspect du monde qui décide du lecteur et réciproquement. »326 Le lecteur auquel se

référait Sartre n’était donc ni universel, ni empirique au sens où l’entend M. Picard par exemple. Il était le fruit d’une histoire qui déterminerait son engagement dans la lecture au même titre que l’auteur s’était engagé dans l’écriture.

La mort de l’auteur telle que la conçoit Roland Barthes en 1968, n’implique pas non plus l’apparition de « la figure du réel »327, d’un lecteur incarné, car il

demeure

un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu’un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l’écrit.328

Lorsque W. Iser ou U. Eco postulent la programmation par le texte d’une nécessaire coopération du lecteur, ils évoquent, eux aussi, le lecteur Modèle d’U. Eco

comme fonction du texte. Celui convoqué par W. Iser se rapproche de l’archilecteur de Riffaterre. Il l’appelle Lecteur implicite dans la mesure où celui-ci « n'est pas ancré dans un substrat empirique, mais fondé dans la structure même des textes »329.

De ce fait, le lecteur implicite n’a aucune existence réelle; il n’est pas un être

charnel, ni même « l’abstraction du lecteur réel »330. Il ne peut pas y avoir « adéquation totale »331 entre le lecteur implicite et le lecteur réel car cela impliquerait que le second soit capable de nier, le temps d’une lecture, ses propres expériences pour se couler dans le moule programmé par le texte. C’est donc une

activité de lecture supposée, conçue comme « un horizon conceptuel »332 et envisagée dans sa dimension hypothétique et critique qui sous-tend cette théorisation.

Pour U. Eco, puisque l’auteur écrit en stratège et anticipe les problèmes que pourra

rencontrer le lecteur, il instaure un Lecteur Modèle, constituant un ensemble de

références pour les choix d’écriture, qui sera

326

SARTRE, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 91. 327

PIÉGAY-GROS, Nathalie, Le lecteur, Garnier Flammarion, Paris, 2002, p. 15. 328

BARTHES, Roland, « la mort de l’auteur », Manteia, 1968, in Le Bruissement de la langue, Essais critiques 4, Seuil, Paris, 1984, p. 69.

329

ISER, Wolfgang, L’acte de lecture, op. cit., p. 70. 330 Ibid., p. 74. 331 Ibid. 332 Ibid.,p. 75.

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capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement.333

Le sémiologue évoque les moyens dont dispose l’auteur pour solliciter ce

lecteur : moyens linguistiques (choix d’une langue, d’un lexique, d’une syntaxe),

encyclopédiques (quelle niveau encyclopédique requis ? quel type d’encyclopédie ?).

Il rappelle aussi qu’il peut sélectionner des signaux génériques. Dès lors, il montre

que non seulement le texte programme son lecteur mais que, de fait, « il l’institue », en agissant « sur le texte de façon à le construire ». Le texte, par l’instauration d’un

Lecteur Modèle, repose sur une compétence et contribue à produire celle-ci. En ce sens, le lecteur est, lui aussi, une stratégie construite dans la production. Il est donc un ensemble de

conditions de succèsou de bonheurs […], établis textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel.334

Dès lors, il ne peut pas être strictement conceptuel, comme chez W. Iser, mais doit se définir aussi par les potentialités générées par le texte et déterminées par les choix auctoriaux. En ce sens, il se rapproche du lecteur réel, mais ne le rencontre pas dans la mesure où il est édifié sur les principes d’invention du Lecteur Modèle. Il demeure celui qui va « postuler quelque chose qui n’existe pas encore actuellement et le réaliser comme une série d’opérations textuelles. »335

Il ne s’agit pas, y compris pour le lecteur empirique, de procéder à

l’actualisation de ses intentions mais à celle des intentions virtuellement conçues dans l’énoncé. Pourtant, Brigitte Louichon montre qu’U. Eco, lui-même, fait appel au lecteur empirique dans Lector in fabula, en convoquant au début de son ouvrage « deux lecteurs réels : l’auteur et le lecteur. »336 A la fin de l’essai, l’auteur

« reconstruit la stratégie de coopération et le double Lecteur Modèle présupposé et institué : le lecteur naïf et le lecteur critique »337 La chercheuse démontre alors que le sémioticien « assigne […] des rôles spécifiques aux lecteurs réels »338 qui sont ceux suggérés par le contenu de Lector in fabula, Eco lui-même s’instituant en Lecteur

Modèle.

333

ECO, Umberto, Lector in fabula, op. cit., p. 68. 334

Ibid.,p. 77 335

Ibid. 336

LOUICHON, Brigitte, La littérature après coup, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 24.

337

Ibid. p. 25. 338

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

Ce qui intéresse U. Eco et W. Iser dans la description du Lecteur Modèle

relève de la pragmatique. Ils tentent de montrer l’effet que produit le texte sur le

lecteur réel, par la mise en confrontation de ce lecteur avec celui que le texte a programmé. Le lecteur évoqué par H.R. Jauss doit, lui, être capable de confronter sa

lecture à l’idée d’une première lecture – qui serait naïve - contenue dans le texte par

les horizons d’attente. Une lecture actualisante, telle que la conçoivent ces chercheurs est donc une lecture critique, comme une relecture d’une œuvre déjà lue.

En effet, ces lectures s’intéressent essentiellement à l’interprétation, elles tentent de

dénouer les résistances du texte et sont produites dans un jeu réflexif avec le texte. Ni

U. Eco, ni W. Iser n’évoquent la question de l’investissement affectif et symbolique

du lecteur. C’est le lecteur implicite qui devient «l’instigateur du texte et le

promoteur du sens »339.

Cependant, « la manière dont le sujet utilise le texte »340 n’est pas abordée

dans cette perspective. Est-ce à dire que le lecteur empirique ne peut pas être cerné,

pris en compte dans une définition de l’acte de lire ?