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1. Apprendre à lire et apprendre à lire la littérature : débats et perspectives. perspectives

1.3. Littérature et enseignement du français : quelles problématiques ?

1.3.1. Littérature et culture de l’écrit

Selon Yves Reuter45, il est important de distinguer nettement les pratiques

d’enseignement-apprentissages dans lesquelles la littérature intervient comme « adjuvant » du domaine « français » et celles dans lesquelles, à l’inverse, le

« français » est un adjuvant du domaine littéraire. Mon projet de recherche vise bien cet objectif en voulant aboutir à la formulation de propositions didactiques innovantes permettant de construire un enseignement littéraire pour lui-même et non

comme instrument des autres disciplines, mais qui s’inscrit, néanmoins, dans la

formation générale du lecteur donc dans la maîtrise de la langue. De ce fait, c’est la

seconde perspective proposée par Yves Reuter, celle de la littérature comme objet

d’enseignement spécifique que je convoque dans cette recherche. Si les didacticiens

de la littérature ont déjà largement exploré ces questions en ce qui concerne le lecteur

confirmé, elles restent très imprécises pour l’apprenti lecteur auquel je m’intéresse. Avant de m’appuyer sur les recherches fondant les notions de lecture littéraire et de

sujet-lecteur, il me semble donc nécessaire d’explorer l’ensemble du champ

disciplinaire « maîtrise du langage et de la langue française » tel qu’il est le plus

45

REUTER, Yves, « Enseigner la littérature ? » in Recherches n°16, Apprendre la littérature?, AFEF, Lille, 1992.

48

souvent défini par la communauté des chercheurs. Je pourrai alors définir la manière dont je peux situer ma propre recherche par rapport aux didactiques existantes et aux

recherches en cours dans d’autres domaines disciplinaires, cernant ainsi la place que

la littérature devrait tenir dans ou à côtéde l’apprentissage de la lecture.

Il est important de revenir sur les termes employés par les programmes de 2002 : il s’agit de permettre aux élèves, par l’apprentissage de la lecture, d’entrer dans la culture écrite. Je note tout d’abord que les deux expressions46 : entrée et

culture associées à l’écrit semblent recouvrir des champs extrêmement larges dans

lesquels le littéraire pourrait bien se diluer aux côtés d’autres enseignements comme

la lecture documentaire. Y a-t-il une entrée dans l’écrit ou des formes d’entrée dans l’écrit? Si l’expression peut, à l’instar d’Yves Reuter, être envisagée au pluriel alors

l’entrée en littérature est-elle une forme d’entrée dans l’écrit ?

Yves Reuter définit l’entrée dans l’écrit comme un moyen – au niveau sociétal et ontogénétique

d’entrer dans un autre univers, dans une culture de l’écrit, qui modifie, ou du moins est susceptible de modifier, le rapport à la parole et à la langue, voire au monde 47.

Cette assertion qui rappelle les formulations des programmes 2002, justifie,

s’il en était besoin, la dimension prioritaire que le texte officiel accorde à cette étape

de l’apprentissage. Ensuite, Y. Reuter ajoute, contrairement aux programmes, qu’il

faut envisager le terme culture au pluriel, dans la mesure où l’idée de culture dépend

aussi des changements sociaux, donc ne se décline pas de façon univoque.

L’accession à la culture ou à des formes de culture permet, d’autre part, le développement de la pensée et subséquemment de la structuration d’un rapport au monde. A l’instar d’Y. Reuter, E. Nonnon48 affirme que la didactique du français

étudie, en outre, l’implication de l’écriture sur les modes de raisonnement et la réflexivité. Tous deux se réfèrent aux travaux de l’anthropologue américain Jack Goody, publiés à la fin des années 1960, qui ont permis d’analyser la manière dont l’individu entre dans l’écrit et d’observer les apports de l’écriture aux différentes

civilisations.

46

« entrée dans la culture écrite ». 47

REUTER, Yves,« A propos des usages de Goody en didactique, Eléments d’analyse et de discussion », in Pratiques 131-132, La littératie autour de Jack Goody, Paris, 2008, p. 132. 48

NONNON, Élisabeth, « Goody Jack, pouvoirs et savoirs de l’écrit » in PRIVAT Jean-Marie, KARA, Mohammed (coord.), « La littératie. Autour de Jack Goody » », Revue française de pédagogie

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France / 1.3.2.Articuler entrée dans l’écrit et littérature

Ces questions peuvent paraître de prime abord éloignées de ma problématique centrée sur la construction du sujet lecteur dans l’apprentissage de la

lecture. En effet, l’entrée dans l’écritdéfinie par Goody ne concernait pas l’individu évoluant dans un monde lettré, mais dans une société passant progressivement d’une

culture sans écriture vers une culture écrite. Pourtant, elles me paraissent essentielles

pour comprendre comment l’enseignement littéraire s’insère dans la discipline

appelée « français » ou « maîtrise de la langue », dans la mesure où l’anthropologue

britannique est « si intimement associé »49 à la notion de littératie50 au regard des

différentes conceptions de l’enseignement du lire-écrire, comme je l’ai montré à la

fin du paragraphe précédent. En effet, cette notion reprise par des linguistes français a fondé une part de la recherche didactique51 dans laquelle s’inscrit en partie l’apprentissage de la lecture et surtout la lutte contre l’illettrisme, comme je le montrerai plus loin. La littératie n’est pas l’objet de ma recherche, mais les domaines

sont souvent confondus puisque les didacticiens de la littérature n’ont pas encore investi pleinement cette étape cruciale de l’apprentissage. Il me semble donc

indispensable de distinguer les notions de littératie et de didactique de la littérature ; pour mettre réellement en perspective les choix théoriques qui vont fonder mes propositions didactiques. Yves Reuter52, à propos de ces questions, affirme qu’on perçoit mieux, conséquemment, comment ce courant de recherches qui s’intéresse à

la littératie autour de J. Goody peut, dans le domaine de la didactique, servir de référence dans le débat autour de la place des compétences cognitives dans la

formation de l’oral, de l’écrit et de leur relation dans les sociétés scripturalisées. Ce

débat, que Jack Goody réactive au début des années soixante-dix, a été posé, antérieurement, par la psychologie cognitive et notamment par le constructiviste

russe Vygotski. En effet, pour l’anthropologue américain, la position de Vygotski qui a établi un lien entre le développement de la pensée et l’aptitude de l’homme à

maîtriser un langage articulé et permettant de construire des représentations,

s’installe sur un sérieux « malentendu théorique ». Selon, J. Goody, Vygotski

n’inscrirait pas suffisamment son propos sur les liens entre développement du

49

KARA, Mohamed, PRIVAT, Jean-Marie, « Présentation », in La littératie, autour de Jack Goody,

revue Pratiques n°131/132, 2002, p. 3. 50

Notion qui pourra être définie une fois les travaux de Goody explorés. 51

Qui se définit à partir du vocable anglo-saxon literacy. 52

REUTER, Yves, « A propos des usages de Goody en didactique. Eléments d’analyse et de discussion », in revue Pratiques n°131/132, La littératie, autour de Jack Goody, , 2002, p. 132.

50

langage oral et de la pensée dans l’ensemble « des processus historiques et culturels »53. Cette question de la relation entre pratique orale, écrite et développement de la pensée se posera nécessairement dans le cadre de mon

expérimentation puisque, au cours préparatoire, l’accès à la littérature et à la lecture

doit obligatoirement transiter par des formes d’oralisation des textes au moins dans

une période intermédiaire. Il me semble donc indispensable de mieux comprendre sur quels fondements théoriques se sont installées ces réflexions.

Pour Y. Reuter, ce débat fondamental peut éclairer la distinction qu’il établit

entre culture et cultures de l’écrit déjà mentionnée précédemment. Dès lors, ce

dernier interroge aussi la contribution que l’anthropologue peut apporter à des

questions de recherche fondamentales et définit alors l’entrée dans l’écrit ainsi :

l’entrée dans l’écrit [est] envisagée comme un processus de construction de significations et d’acculturation (Baratte 2003) commençant bien avant l’enseignement scolaire et irréductible à la question du choix d’une méthode technique54, à l’analyse des difficultés de certains apprenants envisagées sous l’angle du changement de culture, aux relations entre pratiques scolaires et pratiques extrascolaires et à leurs effets55

Dans ce contexte, il me semble donc essentiel de définir les enjeux liés à la

notion de littératie pour mieux cerner l’étendue des discussions concernant la possibilité de mettre en œuvre, au cycle 2, une lecture littéraire visant la construction

du sujet-lecteur avant de présenter un ensemble de propositions didactiques.

Pour répondre à cette question, je vais donc tout d’abord m’attacher à décrire

quelques aspects des analyses conduites dans les années 1970 par J. Goody56, puis

j’en discuterai les répercussions sur l’enseignement du français pour situer alors les études littéraires – donc la didactique de la littérature - dans cette perspective.

1.4. Analyse anthropologique de l’entrée dans l’écrit et de ses conséquences.

53

Cité par REUTER, Yves, « A propos des usages de Goody en didactique. Eléments d’analyse et de discussion », article cité, p. 132.

54

Note de l’auteur : dimension peu évoquée dans les récents débats en France sur l’enseignement de la lecture.

55

REUTER, Yves, « A propos des usages de Goody en didactique. Eléments d’analyse et de discussion », article cité, p. 133.

56

GOODY, Jack, (trad. BAZIN, Jean, BENSA, Alban) La raison graphique ou la domestication de la pensée sauvage, éditions de Minuit, Paris, 1977 (2010 pour l’édition consultée).

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

Par l’analyse anthropologique, J. Goody a montré comment l’accès à l’écriture a considérablement et durablement modifié la pensée humaine ; en

permettant l’essor d’une pensée scientifique construite. Sa réflexion s’est concentrée essentiellement sur les transformations profondes imposées par l’acquisition d’un

système d’écriture et sur l’incidence de l’écriture dans l’approche réflexive conduite

sur la langue. Il explique sa thèse en ces termes :

Quels rôles ont les changements du mode de communication dans le développement des structures et des processus cognitifs, dans l’accroissement du savoir et des capacités qu’ont les hommes à le stocker et à l’enrichir? Ces différences de démarche intellectuelle, que l’on désigne par des oppositions très générales du type « ouvert » / « fermé », peuvent, pour certaines du moins être expliquées par une différence dans les systèmes de communications plutôt que dans les mentalités.57

Il s’agissait donc, pour lui, d’interroger les moyens mis en œuvre dans les

relations humaines et surtout la manière dont la culture et les modèles

comportementaux se transmettent de génération en génération. Ainsi, l’écriture,

notamment alphabétique, par la quasi-permanence qu’elle concède à l’énoncé, incite

à examiner le discours de façon différente et par là-même à accroître le champ de

l’activité critique, favorisant la rationalité, l’attitude sceptique, la pensée logique, donc le développement d’une pensée scientifique. Cette position n’est pas sans rappeler celle du MEN dans l’introduction aux programmes de 2002 qui stipulent

que les mathématiques appartiennent à la culture de l’écrit. On repère donc ici une

première influence des travaux de J. Goody sur les choix didactiques comme

l’affirme E. Nonnon58.