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Liberté et contrainte, la lecture comme territoire à baliser ?

Chapitre 2 : lecture littéraire et formation du sujet lecteur

1. Auteur-texte- lecteur : quelles relations ?

1.5. Vers une théorisation du lecteur

1.5.3. Liberté et contrainte, la lecture comme territoire à baliser ?

Le lecteur, à l’instar de l’écrivain qui est aussi lecteur, admet donc l’idée du

« rapt » de l’autre et/ou de l’ailleurs. Ce rapt lui permet, par les filtres du désir, de l’angoisse, des connaissances, du vécu (etc.) de transformer le sens pour le faire sien, l’interpréter. Dans ce processus, le lecteur agit en voleur, il détourne en interprétant.

Dès lors, on peut affirmer que la réception, quand elle est observée chez le lecteur empirique, relève de « l’alchimie »364. Elle implique une liberté pour le lecteur qui se meut tel un braconnier « circulant sur les terres d’autrui »365.

Les métaphores géographiques abondent quand il s’agit de cerner le lecteur empirique. Il est l’infatigable voyageur qui foule au pied les pays imaginaires,

361

PROUST, Marcel, Le temps retrouvé, in A la recherche du temps perdu, 1920, (Quarto-Gallimard, Paris, p. 2296-2297).

362

PETIT, Michèle, Eloge de la lecture, op. cit. p. 54 363

Ibid. 364

Ibid. p. 16. 365

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traverse des contrées inconnues, s’imprègne d’émotions nouvelles ou partagées. Il est

le pilleur qui dévalise, par empans, le territoire parcouru, pour opérer un véritable remembrement et édifier ainsi « une chambre à soi ». Il construit un kaléidoscope,

dont les fragments scintillants, dérobés à l’imaginaire de l’auteur, accroissent son

champ de vision, son territoire intérieur, pour mieux percevoir les éclats des miroirs réfléchissants le monde extérieur. La lecture diffracte le texte, entrechoquant les ondes intérieures que distille le lecteur. Elle se réalise en activité « buissonnière » pouvant « donner lieu à des réemplois, des réinterprétations, des transpositions souvent insolites »366. On lit sur « les bords, les rivages de la vie, à la lisière du monde »367. Mais le texte reste aussi une terre hospitalière, nourricière, un refuge : « une hospitalité qui est offerte sur laquelle on peut retourner »368 et avec laquelle « on peut se laisser emporter »369.

Si pour Michèle Petit, le voyage au sein de l’œuvre s’instaure comme une rêverie constructive dont il faut faire l’éloge370, pour Bertrand Gervais, la métaphore « de l’occupation des sols » mérite d’être filée plus longuement. Le lecteur est certes celui qui s’adonne à une occupation, c’est-à-dire à un acte d’appropriation, de

piratage de l’œuvre. Mais, il s’agit d’occuper « un territoire qui a été loti, soumis à des échafaudages de toutes sortes, Littéraires, imaginaires. »371 Dès lors, la liberté du

lecteur ne se conçoit pas sans la contrainte du texte qui délimite le champ d’action du

rapt. La lecture naïve doit côtoyer une lecture interprétative. Le lecteur entreprend, de ce fait, une sorte de corps à corps avec l’œuvre qui renvoie à l’image du vampirisme. Dérober l’œuvre entraîne progressivement le lecteur vers un besoin de

dévoration : le vrai lecteur serait celui qui dévore les livres dans un mouvement irrépressible. Il devient vampire et se nourrit de la substantifique moelle que le texte

lui livre. La lecture comme forme de vampirisme, autre manière d’occupation d’un

territoire, peut, pour Michel Tournier, être aussi conçue dans une réversibilité : le livre lui-même agit comme en vampire puisqu’il n’existe qu’une fois « nourri du sang de ses lecteurs ».

366

PETIT, Michèle, Ibid. p. 20. 367 Ibid.,p. 25. 368 Ibid.,p. 31. 369 Ibid.,p. 32. 370 Ibid., p. 39-45. 371

GERVAIS, Bertrand, « Sans fin, les terres. L’occupation des sols au risque d’une définition des pratiques de lecture », in TAUVERON, Catherine, (dir.), Comprendre et interpréter le littéraire à

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

N’est-ce pas dans cet échange, dépeint par la métaphore filée du vampire, que Lecteur Modèle et Lecteur Réel pourraient se rejoindre, voire se compléter ? En effet, un auteur, en lotissant son œuvre, en installant des échafaudages, ne cherche -t-il pas, tout simplement, « à capter l’attention de son lecteur pour être lu sans

défaillance », « captiver son adhésion » pour ainsi « capturer le train même de ses pensées »372? N’est-ce pas aussi un acte de vampirisme ? Par ailleurs, le lecteur empirique, pénétrant cet édifice à plusieurs étages, choisissant le rythme de sa pérégrination, la forme de sa traversée, la puissance de cette occupation, se nourrissant du sang de ses héros ou de leurs aventures, n’est-il pas le sujet qui

transgresse et donne vie à l’objet-livre ?

La lecture peut alors être observée comme un ensemble d’échanges, de flux s’installant entre diverses polarités, celles du lecteur, mis en position de sujet, celles

du texte et des pluralités qu’il dessine. Pour Michel Tournier, un livre a «d’autant plus de valeur littéraire que les noces qu’il célèbre avec son lecteur sont plus

heureuses et plus fécondes. »373 Ces noces s’accompagnent d’un processus d’identification entre le lecteur et les personnages, qui doivent être « doués de contagiosité »374. Mais ce processus ne suffit pas, il doit être escorté d’une sublimation des actions et des sentiments lors de l’identification du lecteur,

identification prise aussi comme un acte d’appropriation. L’écriture installe, selon

Michel Tournier, une « homogénéité ontologique »375 entre les sentiments et les personnages fictifs qui les éprouvent, mais « lorsqu’ils se retrouvent dans le lecteur –

être de chair et de sang – leur nature fictive devient évidente et les situe sur un autre plan. »376 C’est donc la dimension fictive des sentiments qui leur « confère leur valeur et leur beauté »377. Les noces entre lecteur et texte relèvent du jeu, impliquant participation et prise de distance, voire une forme de stratégie.

C’est à partir d’un constat assez proche de celui de Michel Tournier, d’une analyse des différentes modalités qu’implique le jeu, que Michel Picard, dès 1986, a

372

BELLEMIN-NOEL, Jean, Plaisirs de vampire, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, p.7. 373

TOURNIER, Michel, Le vol du vampire, op. cit., p. 19. 374 Ibid. 375 Ibid. 376 Ibid. 377 Ibid., p. 20.

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structuré une modélisation du lecteur empirique, autour d’une triple instance reliée « à celles de la psyché dans le modèle freudien »378. Vincent Jouve a, ensuite, proposé une reconfiguration ce modèle qui présente quelques divergences. Je définirai cette théorisation du lecteur empirique dans la seconde partie de ce chapitre, car ces recherches essentielles fondent une partie de la didactique de la littérature

aujourd’hui.