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Chapitre 2 : lecture littéraire et formation du sujet lecteur

2. Lecture littéraire, sujet lecteur : des perspectives nouvelles

2.1. Débats autour de la notion de lecture littéraire

2.1.3. Lecture littéraire et participation

2.1.3.1. Enjeux et modalités d’accès à une lecture scolaire participative

Cette conception de la lecture littéraire liée au braconnage, aux processus

d’identification, considérée comme ordinaire ou naïve, vise essentiellement le développement d’un rapport d’ordre psychoaffectif avec le contenu du texte et

415

DUFAYS, Jean-Louis, (et al.), Pour une lecture littéraire, op. cit., p. 92 416

LANGLADE, Gérard, ROUXEL, Annie, « avant-propos », in ROUXEL, Annie, LANGLADE, Gérard, Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2004, p. 11.

417

Ibid. 418

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

« privilégie l’illusion référentielle »419. Par ailleurs, cette acception du concept implique des textes dont les valeurs

sont celles de la lisibilité (l’unité, la cohérence), de la conformité aux codes génériques, du rapport à la réalité, de la conformité éthique et de la référentialité.420

Cette modalité de lecture littéraire installe des enjeux importants dans le

rapport individuel que l’élève va fonder avec la lecture pour légitimer ses choix

personnels. Je montrerai comment, grâce aux témoignages des écrivains, ces lectures

d’enfance les ont imprégnés et ont participé à leur édification langagière, culturelle, ou tout simplement humaine. Elles paraissent, par ailleurs, d’autant plus nécessaires

pour les élèves en difficulté, que « la lecture n’est porteuse de sens à leurs yeux que lorsqu’elle est pragmatiquement ancrée »421.

En maternelle et au cycle 2, le développement de la lecture participative rime

le plus souvent avec l’idée de gratuité ou de lecture dite « offerte ». Les enseignants

se contentent alors de lire les textes à haute voix, de présenter le support de l’image

et interrogent les élèves sur leur ressenti ou leur réception sans construire de situations de compréhension. En ce sens, ils développent les propositions de René Diatkine422, psychanalyste, qui, depuis 1979, préconise

de faire sortir l’apprentissage et la pratique de la lecture du champ des techniques et des méthodes pour l’introduire dans celui du développement humain, de l’arrière-plan social économique et politique d’une société démocratique.423

Par ailleurs, le psychologue scolaire Serge Boimare424, développe lui-aussi des situations de lectures « déscolarisées » dans le cadre scolaire même, à partir d’un

corpus de textes fondateurs qui vont nourrir les enfants en rupture d’apprentissage

sur le plan psychopédagogique. Il ne vise pas le développement de compétences de

lecteur mais souhaite surtout relancer un processus d’apprentissage pour pouvoir

restaurer la relation pédagogique. La littérature se constitue donc, pour lui, en

médiateur culturel entre l’enfant et l’apprentissage, parce que l’élève en difficulté

pour des raisons sociologique et psychoaffective, parvient, par le processus

d’identification, à « se réparer ». Il reprend ainsi les thèses bien connues du

419

DUFAYS, Jean-Louis, (et al.), Pour une lecture littéraire, op. cit., p. 92. 420

Ibid. 421

Ibid.,p. 93. 422

Et le mouvement Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations (ACCESS). 423

Extrait de la présentation de l’association A.C.C.E.S.S., http://www.acces-lirabebe.fr/fondateurs.php, consulté le 10 aout 2012.

424

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psychanalyste Bruno Bettelheim en les élargissant à la lecture des mythes notamment. Ses théories425ont un écho important dans une certain nombre d’écoles, car elles proposent de poser un regard positif et d’apporter des réponses culturelles

aux difficultés des élèves dans une période où la prise en compte des difficultés en

dehors du groupe classe est déniée par l’institution426. Le choix du corpus de textes, dans le cadre défini par le psychologue scolaire, est jugé moins complexe que celui

qu’on structure autour de la résistance textuelle. Il semble mieux correspondre aux exigences ministérielles formulées en 2008, dans la mesure où il est constitué essentiellement de textes consistants, issus du domaine patrimonial (contes, mythes, textes qui parlent des origines).

La méthode préconisée est récurrente et indépendante du texte lu, elle vise le « nourrissage » par « la lecture offerte des textes deux fois quinze minutes par jour »427. Des échanges verbaux entre élèves, , sont proposés ensuite. Ces échanges diffèrent des débats interprétatifs puisqu’ils visent d’une part la vérification de la

compréhension littérale par la mutualisation des remarques effectuées par les élèves,

en ce sens, ces échanges encouragent l’écoute. D’autre part ils se prolongent dans des

discussions relatives aux problèmes humains posés par l’œuvre et qui se structurent sur le modèle des débats philosophiques. Il ne s’agit donc pas, dans ce type de débat, de s’interroger sur l’interprétation de l’œuvre mais de construire une habitude

réflexive qui permet à l’enfant de questionner inconsciemment sa relation psycho

-affective à l’œuvre et au contenu de celle-ci, lui permettant de mettre symboliquement des mots sur des idées, des sentiments, des fantasmes.

425

L’ensemble des propositions didactico-pédagogiques retranscrites dans ce paragraphe ont été relevées :

- lors de l’écoute d’une conférence de Serge Boimare dans le cadre d’une animation pédagogique (Circonscription Clichy-sous-Bois, Le Raincy) réalisée le 9 octobre 2010 :

- dans un compte-rendu d’une autre animation pédagogique (La Verpillère, 13 janvier 2010) :

http://anthropopedagogie.com/conference-serge-boimare-pedagogie-adaptee-a-la-difficulte/, consulté le 13 août 2012 ;

- dans des échanges avec des conseillers pédagogiques genevois et C. Ronveaux, Maitre

d'enseignement et de recherche à l’université de Genève, lors de différentes interventions que je mène dans le cadre de mon activité de directrice de la collection A l’école des albums. A Genève, les interventions de Serge Boimare rencontrent, en effet, un écho très favorable chez les enseignants (tout en inquiétant leurs formateurs) qui disent « faire du Boimare » avec leurs élèves pour enseigner la littérature.

426

A travers notamment la fermeture des Réseaux d’Aide Spécialisés aux Elèves en Difficulté (RASED).

427

http://anthropopedagogie.com/conference-serge-boimare-pedagogie-adaptee-a-la-difficulte/

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2.1.3.2. Des écueils didactiques

Ces pratiques paraissent assez séduisantes pour permettre de développer le goût de lire et de trouver une motivation intrinsèque à cette activité. En outre, elles

s’appuient plus facilement sur la lecture personnelle de l’enseignant qui dégage des

« valeurs » mises en évidence par l’œuvre et les propose à la réflexion des élèves.

Cependant, si cette pratique se constitue comme une forme exclusive de lecture littéraire, on peut craindre que l’élève soit mis en difficulté d’apprentissage, car cette

activité ne permet pas de construire des compétences de compréhension et

d’interprétation. La pratique du débat philosophique vise essentiellement à faire émerger la pensée intime de l’enfant, à favoriser la verbalisation des processus d’identification, le texte servant de prétexte à ces échanges. Cependant, il ne permet

pas, contrairement au débat interprétatif, d’initier une réflexion sur la relation que le lecteur entretient avec le texte, de mutualiser les interprétations. En outre, il ne s’agit

pas de comparer les réactions axiologiques que peuvent impliquer les actions des

personnages, telles qu’elles sont établies par le fonctionnement textuel et les choix

esthétiques. Ce choix didactique ne favorise pas non plus une prise en compte de la dimension esthétique et un apprentissage des fonctionnements narratifs.

L’expérience didactique évoquée par une étudiante dans le cadre de la

rédaction de son mémoire428, mérite ici d’être relatée car elle prouve l’intérêt du

débat interprétatif pour construire une réaction axiologique.

S’interrogeant sur les liens qu’on peut établir entre certains romans policiers

et la construction de valeurs citoyennes, elle se propose de faire travailler une classe de cycle 3 sur la nouvelle policière de T. Lenain Pas de pitié pour les poupées B qui narre des meurtres violents perpétrés contre des poupées « barbies ». L’intrigue est relativement complexe et mérite donc d’être rappelée.

L’histoire se déroule dans une école, où d’affreux crimes sont commis sur des poupées Barbie. En effet, règne dans la classe le « clan Barbie » composé de cinq filles possédant toutes une poupée Barbie et ne jurant que par elle. Leur chef, Sandra prend les décisions et elle est la porte-parole du clan. Quand on touche aux Barbies, c’est elle que l’on attaque. Un jour une des poupées est retrouvée, accrochée au mur par un clou qui lui transperce le ventre, les cheveux dégoulinant de peinture rouge symbolisant le sang de cet être inanimé. Sandra et Diego, personnage ambigu découvrent l’identité du responsable, Djemila, membre du Clan. Une analepse explique alors les raisons qui l’ont poussée au crime : la jeune fille a été humiliée lors d’une fête donnée chez Sandra, parce qu’en marge du clan, ne ressemblant pas à une Barbie puisqu’elle était ronde et, de surcroît, d’origine maghrébine. Elle devient le bouc émissaire idéal et subit des insultes à caractère raciste. Djemila rentre chez elle, mais sa

428

Etudiante en master 2 à l’IUFM de Créteil, ayant réalisé son mémoire dans le cadre d’une option intitulée : « Aspects et enjeux culturels de la littérature », dirigée par Karine Gros, MCF UPEC, IUFM.

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mère ne la console pas, au contraire, induite en erreur par la mère de Sandra, elle la rend responsable et l’obligea à s’excuser. Pour Djemila, « la haine [remplace alors] les larmes » (p.23).

Sandra, certaine d’avoir démasqué la coupable, la dénonce dès le lendemain en classe. Mais Diego, ignorant pourtant les raisons de Djemila, décide, par amour pour elle, de la disculper. Il lui crée un alibi qui démolit la preuve fondée de Sandra, il innocente ainsi Djemila aux yeux de la classe.429

L’étudiante propose à ses élèves d’une classe de CM1, une lecture de différents extraits, en abordant les échanges sur la compréhension et l’interprétation du texte comme le préconise Serge Boimare. Elle centre essentiellement le

questionnement sur l’identification des protagonistes et de la chronologie du récit.

Elle veut mettre en place un débat de type philosophique pour que « l’élève puisse

réfléchir aux concepts mis en jeu et clarifier son point de vue personnel »430 et invite, à deux reprises, les écoliers à juger les actes conduits par Djemila en se projetant dans le récit lui-même431: Ces questions sont posées, d’une part à l’issue de la lecture de l’extrait qui dévoile la culpabilité de la jeune-fille, d’autre part à l’issue de la lecture de l’analepse présente dans le récit et qui narre les raisons qui ont poussé

Djemila à commettre les « crimes ». Elle souhaite ainsi « étudier les représentations et les réflexions des élèves sur les valeurs mises en avant dans le récit de T. Lenain »432. La majorité des élèves estime à l’issue de la première question qu’il faut

sanctionner Djemila. Seul un élève est capable de prendre de la distance par rapport aux faits narrés et, s’appuyant sur la dimension esthétique du texte (notamment l’ensemble des connotations péjoratives utilisées pour évoquer le clan des Barbies), anticipe l’idée que Djemila peut avoir des circonstances atténuantes parce que l’auteur présente les autres personnages comme « pas sympathiques ». L’étudiante

pensait que plusieurs élèves auraient déjà construit cette anticipation. Mais, ce qui la

choque433le plus, c’est la violence des sanctions que les élèves souhaitent infliger au

personnage (la pousser au suicide, la tuer, la mettre en prison, voire la torturer

comme elle a torturé les poupées) alors qu’ils savent que le crime est perpétré sur une

poupée. La lecture est donc bien participative, certains élèves sont piégés par

429

Résumé extrait du mémoire de l’étudiante. 430

BOUR, Thierry, PETTIER, Jean-Charles, SOLONEL, Michel, Apprendre à débattre, vie collective et éducation civique au cycle 3, Hachette éducation, Paris, 2003, p. 39, cité par l’étudiante dans son mémoire .

431

Question posée dans le mémoire « Si vous aviez le pouvoir de décider, quelle décision prendriez-vous par rapport à Djemila ? Qu’est-ce qui vous semblerait juste ? Qu’est-ce qui vous semblerait injuste ? Pourquoi ? »

432

Extrait du mémoire. 433

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l’illusion référentielle : ils situent leur sanction dans le cadre axiologique conçu par le récit, poursuivant, dans la discussion, la personnification des poupées. Les

échanges entraînent des réactions, notamment sur l’idée de torture, mais ils ne

permettent pas un changement de positionnement chez les élèves. La discussion se décentre alors sur la peine de mort et sa légitimité mais, là encore chacun reste a priori sur sa position. A l’issue de la découverte de l’analepse, un tiers des élèves n’accorde toujours pas de circonstances atténuantes à Djemila et maintient les sanctions violentes, un tiers modifie leur « punition » en cherchant un mode de

conciliation entre les filles du récit ou en sollicitant l’intervention des adultes. Le

dernier tiers renverse la situation en sanctionnant violemment le clan des Barbies.

L’étudiante se trouve fortement perturbée par la violence de la réaction des élèves et par leur prise en compte très partielle de l’analepse qui constitue un élément essentiel dans le récit puisqu’elle contribue à expliquer le geste criminel sans

nécessairement le justifier. Le Lecteur Modèle est conduit à s’interroger avant de

prendre position et notamment en interprétant la phrase, la haine avait remplacé les larmes, placée en fin de récit et non pour ménager le suspense dans la chronologie des faits.

Cependant, faute d’une démarche de lecture interprétative et d’une confrontation des interprétations, donc faute d’une prise de distance par rapport au récit, d’une prise en compte des choix esthétiques comme du fonctionnement du

texte, une majorité d’élèves ne parvient pas à sortir des représentations construites au

début de la lecture. Les échanges restent centrés sur les sanctions à infliger aux personnages434 et sur la légitimité du type de sanction proposée (peine de mort et

torture notamment). Elle constate par ailleurs, que de nombreux élèves n’ont pas réussi à décrypter l’implicite du texte donc à s’approprier sa forte résistance. Elle

conclut son analyse435 en se demandant si ce texte n’est pas totalement illisible par des élèves.

Cet exemple illustre les propos de J.C. Chabanne (et al.) qui, comparant les deux débats, montrent que « le débat philosophique cherche à sortir de l’œuvre et

donc de sa langue », alors que la littérature est, elle, « cette pratique des marges du

sens, de l’implicite, de l’indirect, du foisonnement symbolique. » 436. Il témoigne, de

434

Comme le requiert d’ailleurs l’enseignante par son questionnement. 435

Lors de la soutenance. 436

CHABANNE Jean-Charles, DUNAS Alain, VALIDIVIA Jean, « Entre social, affects et langages, l’œuvre comme médiation: prendre la littérature au sérieux dès l’école primaire. », article cité, p. 92.

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ce fait, de la nécessité d’acquérir une capacité à prendre de la distance dans la lecture des œuvres, notamment quand leur portée axiologique ou leur fonctionnement narratif est problématique. Si la lecture participative est intéressante pour les raisons

énoncées précédemment, le choix d’enseigner une modalité unique de lecture reste contestable. La mise en œuvre de débats interprétatifs favorise l’enseignement de la

compréhension. A l’inverse, des échanges, discussions ou débats, qui exploitent les valeurs mises en œuvre dans le texte sans retour sur le fonctionnement textuel et les

choix esthétiques ne permettent pas de construire un rapport distancié au contenu du récit. En outre, les profits symboliques que les élèves tirent de cette lecture restent

limités si la compréhension des enjeux du fonctionnement narratif n’est pas assurée.

Cet exemple montre bien qu’il est nécessaire de s’appuyer aussi sur le

fonctionnement du texte et sur les choix auctoriaux, que la participation seule ne

permet pas d’aborder tous les textes, et qu’une position dogmatique sur la question du rapport entre lecture naïve et lecture savante est préjudiciable à l’enseignement -apprentissage de la lecture quel que soit l’axe choisi.

La lecture littéraire doit donc s’installer dans un « va et vient dialectique »437 entre participation et distanciation. Dès lors, il est nécessaire de définir une nouvelle approche de cette pratique scolaire permettant de prendre en compte les rencontres, voire les affrontements entre « lecteurs implicites et lecteurs empiriques »438, de ne plus opposer mais au contraire de mettre en tension les droits du texte et les droits du lecteur. Pour ce faire, les travaux de Michel Picard, Vincent Jouve et les recherches sur le sujet lecteur constituent autant de perspectives à explorer.