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Chapitre 2 : lecture littéraire et formation du sujet lecteur

1. Auteur-texte- lecteur : quelles relations ?

1.5. Vers une théorisation du lecteur

1.5.2. Le lecteur réel

Il est pourtant indispensable de s’interroger sur le lecteur empirique si on veut instaurer un enseignement littéraire au moment de l’apprentissage de la lecture. En effet, quel lecteur forme-t-on ? Quelle est la finalité de l’enseignement de la lecture de tous les textes dont les littéraires, si ce n’est de permettre à chaque individu de

devenir autonome dans son rapport à la lecture ? Le lecteur empirique ne peut-il

constituer qu’une simple émanation idéale du lecteur virtuel ? Si oui, peut-on

concevoir le lecteur réel sur les fondements d’une modélisation externalisée du

Lecteur Modèle ? Ne doit-on pas plutôt aller à la rencontre de lecteurs réels pour dégager des habitus permettant de déterminer lecteur et activité de lecture ?

L’enseignement de la littérature, dans le second degré notamment, centré exclusivement ou presque, sur la formation d’un lecteur critique, en particulier depuis l’apparition de la lecture méthodique en 1987 n’a, apparemment, pas permis

de susciter également le goût pour la lecture de la littérature chez les jeunes. Diverses

enquêtes témoignent, certes, d’une élévation quantitative du nombre de lecteurs dans

les cinquante dernières années, due essentiellement au recul de l’analphabétisme, à la

339

PIEGAY- GROS, Le lecteur, GF Flammarion, Paris, 2002, p. 25. 340

160

massification de l’enseignement, à l’élévation général du niveau d’études de la population, voire à l’évolution des stratégies commerciales des éditeurs. Cependant, l’enquête conduite en 2009 par Olivier Donnat semble attester, dans le même temps,

d’une poursuite de la baisse du nombre de « forts et moyens lecteurs »341. Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez, en 1999, proposent une étude sociologique des pratiques de lecture plutôt qu’une quantification du nombre de

lecteurs et de textes lus. Selon eux, si au collège, lecture personnelle et lecture scolaire se recoupent, au lycée, on assiste à une césure nette entre les deux pratiques qui implique une diminution de la lecture personnelle. Pour les sociologues à

l’origine de cette étude, c’est donc bien le passage d’une « lecture ordinaire » enseignée au collège342 à celle « d’une lecture savante » appuyée sur des corpus plus complexes, objets du lycée qui favoriserait cette disjonction dans la relation des jeunes lycéens à la lecture343des livres.

Le travail autour de la littérature réalisée dans le secondaire, pour l’heure, ne

permettrait donc pas de conduire les élèves vers une pratique personnelle de lecture de la littérature. Mais quelle peut-être cette pratique ? Peut-on modéliser la notion de lecteur à partir des lectures réelles ? Doit-on nécessairement opposer lecture personnelle conduite dans un cadre sociale déterminé et lecture savante ?

1.5.2.1. Ce que les collégiens disent de leur lecture privée

Plusieurs études interdisciplinaires ont effectivement tenté de décrire des

pratiques réelles de lecture pour en mesurer l’impact et construire une théorisation ou des formes de modélisation de l’activité du lecteur empirique. Les apports conjugués

de la sociologie et de l’anthropologie sont, à cet égard, intéressants à analyser pour

poser un premier cadre à ma réflexion. Christian Baudelot (et al.) propose, entre autre, une analyse détaillée des verbatim de collégiens à propos de leur statut de

lecteur empirique. Avant de détailler les résultats de cette enquête, il distingue deux finalités opposées à la lecture344 :

341

DONNAT, Olivier, « Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Éléments de synthèse 1997-2008 », http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/08synthese.pdf , consulté le 5 avril 2012.

342

Ordinaire en termes de corpus proposés et de pratiques scolaires. 343

BAUDELOT, Christian, CARTIER, Marie, DETREZ, Christine, Et pourtant ils lisent…, Seuil, Paris, 1999, p. 139-192.

344

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

- « lire pour satisfaire une nécessité ou une curiosité ponctuelle », pratique

qu’il définit comme « un modèle de consommation individuelle» régissant les corpus

choisis comme les représentations que les lecteurs se font de l’acte de lire ;

- lire pour lire parce que la lecture a une valeur en soi : ce que le sociologue considère comme une pratique cultivée, savante de la lecture.

Les collégiens avec lesquels il dialogue, s’affirment, eux, essentiellement

comme des « consommateurs de livres », donc relevant de la première catégorie, dans la mesure où ils ne lisent pas dans une perspective culturelle – cultivée, mais avant tout pour se divertir c’est-à-dire pour se faire plaisir, tromper l’ennui, ou se détendre avant de s’endormir. L’échange permet de spécifier quelque peu ces

lecteurs et surtout leurs lectures.

Elles semblent, tout d’abord, «vouée à l’évanescence »345 car les lecteurs

avouent ne pas se souvenir des œuvres, ni même chercher à le faire. Cependant,

Pierre Bayard346, d’une part, Brigitte Louichon347 d’autre part, ont montré que la mémorisation des œuvres lues, y compris des lectures considérées comme cultivées

et effectuées dans le cadre des études littéraires, est tout aussi fluctuante et très

partielle. L’enseignement littéraire visant la constitution d’une culture dès l’école

maternelle depuis 2002, il sera donc nécessaire de se demander comment faciliter, dans la formation du lecteur, cette mémorisation des œuvres et de leurs enjeux.

Par ailleurs, la lecture des collégiens, d’après ceux qui ont été interrogés,

implique quelques préceptes récursifs. Selon eux, le livre doit être captivant pour faciliter tout à la fois le processus d’identification, l’entrée symbolique dans la vie du personnage, le partage de ses émotions comme de son univers, et l’investissement d’un monde ordinaire que le lecteur se dépêche d’oublier ensuite. Ces adolescents définissent, par l’énumération de ces conditions intangibles, une lecture participative

qui impose une traversée rapide de l’action, une mise en tension irrépressible du

texte « vers la fin » objet de toutes les curiosités. Elle se conjugue, alors, le plus

souvent, aux narrations d’un réalisme direct : lire des histoires vraies ou des fictions vraisemblables, des histoires quotidiennes, les histoires des gens. Le goût de la lecture, exprimé par ces jeunes lecteurs semble relever du lisible plutôt que du scriptible au sens barthésien du terme. Bernard Lahire apporte, quant à lui, une forme

d’explicitation de ces choix récurrents par ses propres observations sociologiques.

345

Ibid., p. 140. 346

BAYARD, Pierre, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, Editions de Minuit, Paris, 2007. 347

162

Selon lui, si l’univers dans lequel évolue la fiction, est trop éloigné des réalités du

lecteur populaire348, alors la lecture est excessivement difficile, voire impossible.

Comment apprécier les mises en scène d’adultes en perpétuelles quêtes d’eux-mêmes, se posant mille questions métaphysiques sur l’existence, éprouvant le sentiment de l’absurdité de la vie, etc., lorsqu’on appartient à un milieu social où ces scènes de la vie quotidienne n’ont pas lieu ?349

Dès lors, il est loisible d’affirmer que la formation du lecteur doit aussi favoriser l’élargissement des compétences encyclopédiques et des capacités

interprétatives. Ainsi, l’expérience littéraire pourra nourrir le lecteur et facilitera son

accession à des univers éloignés de ses références.

C. Baudelot (et al.) restitue aussi des modalités de fonctionnement qui

renseignent sur la manière dont s’élabore la lecture de ces collégiens : lire vite sans

s’interrompre, ni être interrompu pour ne pas «perdre le fil de l’histoire »350 ce qui

suppose soit des problèmes de mémorisation, soit la fascination pour l’intrigue ; lire en sautant les descriptions qui entravent la participation car elles constituent une

modalité d’interruption de la narration. Il s’agit donc de pratiquer une lecture sous tension, soit pour s’immerger dans l’univers de l’œuvre, soit pour découvrir la

solution du problème posé initialement par le récit.

Leur lecture implique, enfin, la prise en compte d’une dimension charnelle, d’attitudes physiques. Il est essentiel de lire en installant le corps dans une posture de

détente comme lire allongé sur son lit. Jean-François Massol351 fait un constat similaire dans l’analyse des carnets de lecteur d’élèves de troisième lisant Iphigénie à

la demande de leur professeur. L’un d’entre eux narre avec précision son

installation : mettre de la musique pour faciliter la concentration (ou la centration sur

le livre), s’allonger sur le lit. La lecture a donc partie liée à la détente du corps, forme de « dissolution sociale »352, attitude souvent décrite par les écrivains quand ils évoquent leur propre rapport à la lecture. Cette posture permet, a priori, l’isolement,

le lecteur se gîtant353 pour mieux se réfugier dans le livre.

348

Défini comme un lecteur qui ne s’inscrit pas dans une posture lettrée. 349

LAHIRE, Bernard, L’homme pluriel, p. 161, cité par LOUICHON, Brigitte, La littérature après coup, op. cit., p. 34.

350

Ibid., p. 143. 351

MASSOL, Jean-François, « Devenir un sujet lecteur-scripteur en 3ème et 2de : réussites et difficultés dans le changement de postures », communication au colloque de Grenoble, « Le sujet lecteur-scripteur : postures et outils pour des lecteurs divers et singuliers », 7-8 juin 2012, à paraître dans les actes du colloque.

352

PETIT, Michel, Eloge de la lecture, la construction de soi, Belin, Paris, 2002, p. 25. 353

A la manière de Poil de Carotte qui s’isole dans son toiton pour fuir les attaques extérieures et se replier en « son âme de lièvre ».

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

Se gîter suppose un retrait sur soi, donc une attitude solitaire marquée par la

délimitation d’une aire géographique: sur son lit, sur le coin d’une table ou d’un

bureau, etc. Le lecteur réel exprime souvent ce besoin et cette faculté de se retirer, de

faire abstraction du monde qui l’entoure.

Cherche-t-il, alors, pour reprendre l’expression de Michel de Certeau à « être ailleurs, là où ils ne sont pas, dans un autre monde »354, et pratique-t-il dès lors, une forme de transgression pour « mieux mettre ses pas dans ceux des héros »355 ?

Si oui, le didacticien peut-il réellement s’appuyer sur les descriptions du lecteur empirique pour construire une rénovation de l’enseignement littéraire ? En effet, la lecture étant un acte solitaire, les apprentis-lecteurs ne vont-ils pas trouver, dans cette dimension, une difficulté supplémentaire ?

1.5.2.2. Lecture privée : solitude vs socialisation

Paradoxalement, la lecture implique aussi une forme de socialisation, car le partage, l’inscription dans une communauté de lecteurs constituent une autre réalité de la vie du lecteur. Ce sont, d’abord les échanges interindividuels, les livres que l’on

prête, les conseils de lecture. Par ailleurs, les lieux de lecture sont des lieux de socialisation : la bibliothèque, la librairie, les salons du livre… Se développent, aussi,

des temps de partage des textes par des lectures rendues publiques : émissions

littéraires émaillées de lectures, lectures au théâtre, lectures champêtres (sous l’arbre,

en barque, en balade…), lectures en ville, à la plage etc. Les pouvoirs publics,

souvent, encouragent ces échanges interculturels attendant « de plus en plus de la

culture qu’elle répare les mailles d’un « tissu social » bien éprouvé »356.

Cependant, Michèle Petit, anthropologue qui a conçu plusieurs enquêtes auprès de lecteurs vivant dans des quartiers défavorisés, rappelle aussi que ces formes de socialisation de la lecture ne sont pas nécessairement accessibles aux jeunes lecteurs et notamment aux adolescents auxquels elle s’intéresse. Dès lors, on

constate que la dimension solitaire de la lecture, mais aussi certaines formes de sociabilités culturelles peuvent constituer un frein pour les lecteurs en apprentissage.

354

CERTEAU (de), Michel, « Lire un art du braconnage », in L'invention du quotidien - 1/ Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990 p. 292.

355

PETIT, Michèle, Eloge de la lecture, op. cit., p. 26. 356

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Comment, dans un tel contexte, prendre en compte ces réalités contradictoires dans la pratique scolaire ? Enfin, les habitus qui ressortent des échanges avec les jeunes lecteurs empiriques sont associés à des lectures naïves.L’école a-t-elle à encourager celles-ci aussi ?

1.5.2.3. Lectures réelles et réflexivité

Répondant à ces objections, C. Baudelot (et al.) affirme, pour conclure son

observation des habitus lectoraux des collégiens, qu’il ne faudrait pourtant pas imaginer que ces lectures que l’on considère souvent comme « naïves » car impliquant un processus d’identification, sont traversées sans conséquences sur le

lecteur lui-même. Le processus d’identification aux personnages, à leurs émotions, à

leurs devenirs, génère nécessairement chez le lecteur des réactions axiologiques. J.F. Massol montre aussi que les carnets de lecteur des élèves ou des étudiants

comportent parfois des interrogations d’ordre éthique ou axiologique. Ainsi, le

lecteur empirique, qui se laisse emporter par le personnage ou ses aventures,

réagit [aussi] face à lui comme il réagirait face à des personnes réelles, il fait de sa lecture l’outil d’un apprentissage éthique.[…] A cette occasion, il est manifeste que l’identification implique donc tout autant un retour sur soi, sur ses valeurs personnelles, qu’une évasion357.

De même, Michèle Petit considère que la lecture, par la consistance des

textes, permet, outre l’apprentissage éthique, de résister à l’adversité358.

S’interrogeant sur la lecture comme moyen de rencontrer des pays lointains « au-dedans de soi », elle cherche à saisir « l’expérience intime, singulière des lecteurs et

des lectrices »359. Ses travaux, eux, ne portent pas sur le profil des lecteurs par

tranche d’âge, les oppositions entre lecture « utiles » et lectures de « distraction »

mais tentent de décrire l’essence de l’activité et d’en définir la portée réelle et symbolique. Elle souhaite, dans ses échanges avec les lecteurs qu’elle rencontre,

porter attention

[à ces] expériences parfois aux franges de l’indicible, qui essaient de se dire, de façon fragmentée, et de repérer ce qui a été mis en mouvement dans la rencontre avec un livre ou un fragment de texte.360

357

Ibid., p. 147. 358

PETIT, Michèle, L’art de lire: ou comment résister à l’adversité, Belin, Paris, 2008. 359

PETIT, Michèle, Eloge de la lecture, la construction de soi, op. cit., p. 5. 360

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

1.5.2.4. Pour conclure

Ces études mettent en évidence, d’une part, la diversité des expériences en termes de pratiques, manières d’être, corpus; d’autre part l’impact psychologique, voire éducatif de la lecture sur le lecteur empirique. En effet, la lecture permet, en

outre, par la puissance du langage qui est l’essence du texte, de nommer ce que l’on vit, ce que l’on ressent, donc peut-être de conférer au lecteur une aptitude à changer sa vie. Les lecteurs réels évoquent ce que les théoriciens de la littérature ont fixé et

que j’ai déjà évoqué précédemment : la lecture par la mise en acte du langage, permet une révélation réflexive. Elle révèle le monde et nous révèle au monde, chaque lecteur devenant comme « le propre lecteur de soi-même »361. Il y a donc,

dans l’acte de lecture, un acte de symbolisation, parce que le lecteur opère « des déplacements au sens réel ou métaphorique dans un champ ou un autre de sa vie »362 qui impliquent de véritables réorganisations psychiques. De ce fait, la lecture permet

l’élaboration d’une position de sujet.

Un sujet qui construit son histoire en prenant appui sur des fragments de récits, des images, des phrases écrites par d’autres, et qui en tire une force, quelquefois, pour aller ailleurs que là où tout semblait le destiner.363