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La complexité des concepts que l’on vient d’explorer tient également au fait que la réalité qu’ils décrivent a très fortement et rapidement évolué dans la dernière période historique et notamment dans la deuxième moitié du XXe siècle. La multiplication et la diversification de l’ensemble des mobilités — qu’elles soient physiques, sociales ou autre —, en transformant le rapport des individus à l’espace tout en modifiant profondément la géographie des sociétés modernes, a poussé le sociologue Alain Bourdin à formuler la thèse du paradigme de « mobilité généralisée » (Bourdin, 2004). Celle-ci définit ainsi une caractéristique centrale et inédite de nos modes de vie, où l’extension quantitative et la diversification qualitative des manifestations de la mobilité se sont infiltrées de manière générale dans l’ensemble de nos rapports à l’espace, nos liens sociaux, nos systèmes de valeurs (Lannoy & Ramadier, 2008). Pour l’auteur, ce paradigme est avant tout l’artefact d’un contexte plus large : celui de la consommation et de l’individualisme, dont l’exponentielle croissance des déplacements n’est que la matérialisation. D’aucuns parlent même de la mobilité comme d’une composante du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999). L’avènement de ce que Bourdin appelle les personnalités « hypercontemporaines » (Ibid., p.95) a changé le rapport aux valeurs collectives. Ces dernières étant devenues une part du contexte et non plus une contrainte, les individus ne sont plus en situation de responsabilité. L’affaiblissement des appartenances à ces normes n’a fait que renforcer la différenciation individuelle, grâce à une

augmentation de l’accès aux opportunités de vivre et de consommer. Au regard des textes mentionnés et des différents apports théoriques, la mobilité généralisée se caractérise avant tout par les trois éléments suivants :

a. Elle est d’une ampleur inédite

Ce que montre l’ensemble des indicateurs : le temps quotidien dévolu au transport est en augmentation, alors qu’il est resté constant de nombreuses années. Il était en Suisse d’un peu plus de 70 minutes entre 1980 et 1994 et a gagné plus d’une vingtaine de minutes entre 1994 et 2010, avant de stagner à nouveau depuis (Kaufmann, 2014 ; OFS, 2012). De même, dans nos régions, les déplacements quotidiens sont plus longs : ils ont gagné 5,3 % de distance en moyenne en Suisse depuis 1980 (OFS, 2017), marquant à quel point nous nous déplaçons plus loin, plus vite et plus longtemps.

De la même façon au niveau international, toutes les données marquent une augmentation fulgurante et celle des réfugiés est la plus frappante : il y en avait 52 millions en 2015 alors qu’ils n’étaient que 21 mio en 2000 — et 2,5 mio en 1970 (Pouchard & Breteau, 2015). Les flux touristiques eux aussi ont connu explosion durant les 50 dernières années, passant de 11 millions d’arrivées de touristes dans le monde en 1970 à plus de 800 mio en 2005 (Dehoorne

& al., 2008). En plus de cette très forte avancée quantitative de la mobilité — ou tout du moins des flux de déplacements —, celle-ci s’est diversifiée dans ses supports et ses motifs. Par exemple, dans l’analyse des mobilités quotidiennes, les déplacements domicile-travail ont perdu leur première place de générateur de flux au profit des mobilités de loisir, représentant aujourd’hui en Suisse 37 % de l’ensemble des déplacements, contre 23 % pour motif travail ; cette augmentation tient d’ailleurs en grande partie son explication dans les modes de vie urbains comme élément se développant parallèlement de l’augmentation de la densité des villes (Munafò, 2016).

L’ensemble de ces augmentations donne aujourd’hui certaines formes de mobilité d’une portée toute nouvelle, dont des pendulaires de très longues distances, soit à plus de quatre heures de déplacement par jour. Ces cas extrêmes, bien que marginaux, représentaient tout de même 6 % de la population suisse en 2000 (Ravalet & al., 2015).

b. Elle est omniprésente

De fait, elle réduit la différenciation spatiale des lieux, tel qu’elle existait jusqu’à récemment. Dans ce modèle d’une connexité toute nouvelle, les barrières spatiales sont floutées, générant une fragmentation de nos sphères d’activité, qu’elles soient publiques ou privées, professionnelles ou familiales — par exemple avec le télétravail donnant une fonction inédite au logement (Kaufmann, 2008). De la même façon, la distinction ville/

campagne peut être aujourd’hui remise en cause sous bien des aspects. Sans explorer les tenants morphologiques — qui seront étudiés plus loin —, la connexité spatiale a ainsi brouillé toute possibilité de définir de manière unilatérale la ville, tout comme la non-ville (Wiel, 2005).

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avant tout par un effritement des liens traditionnels, est une caractéristique de la mobilité généralisée au sens de Bourdin, pour qui l’individuation croissance est l’expression du modèle de marché, appliqué à la dimension sociospatiale. Selon l’auteur, ce paradigme est avant tout la manifestation du capitalisme et de la consommation — économique, des lieux, mais aussi des relations sociales (Bourdin, 2004).

Finalement, cette omniprésence se décèle également à travers l’investissement des questions de mobilité au centre de débats toujours plus nombreux, de nouveaux observatoires

& centres de recherches, tout comme de nombreuses nouvelles politiques publiques, sur lesquelles nous reviendrons plus en détail (Lannoy & Ramadier, 2008).

c. Elle se renforce d’elle-même

C’est le résultat de deux dynamiques distinctes : (1) tout d’abord, la mobilité est depuis longtemps associée à une valeur positive — en ne retenant d’ailleurs que l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme postulant que tout le monde a le droit de se déplacer de manière libre et égale. L’immobilisme n’est ainsi pas promu, puisqu’il est quasi systématiquement perçu comme la conséquence d’un faible capital mobile ou exacerbant des inégalités déjà prégnantes. Dans cette perspective, seules les conditions de la réalisation de la mobilité sont généralement remises en question, nullement le fait que celle-ci doive fondamentalement s’accomplir (Lannoy & Ramadier, 2008). Ainsi, le fait d’être mobile est même devenu une condition sine qua non de participation à la vie sociale collective (Orfeuil, 2010).

De plus (2), lorsque l’on parle de transport, on se retrouve face à un problème insoluble puisque « l’offre suscite constamment la demande » (Wiel, 2005, p.38). C’est-à-dire qu’à force de mettre en place les conditions de réalisation de plus de mobilité, celle-ci tend à s’accomplir de fait, augmentant la nécessité de lui offrir plus de conditions de réalisation.

Elle n’est ainsi que le « palliatif à la dispersion des composants urbains » (Wiel, 1999, p.189) dont la localisation n’a été possible que grâce à une mobilité nouvelle. Que ce soit pour l’habitat — par mouvement généralement centrifuge — ou les activités — dans des dynamiques plus complexes —, chacune des mesures améliorant les conditions de mobilité aura un impact qui va valoriser ou non certains espaces. Les transformations résultantes et le nouveau trafic induit appelleront donc de nouvelles interventions afin de maintenir un niveau de vitesse suffisant (Ibid.) — cette considération de la ville comme organisme fait d’équilibres en mouvement sera développée par la suite.

Un élément venant renforcer ce constat est le budget temps de transport, qui avait été mis en lumière dans les conclusions des travaux de Yacov Zahavi dont la conjecture joue un rôle fondamental dans cette dynamique entraînante. Ce dernier avait pointé du doigt le fait que chaque individu possède un budget temps moyen constant et que toute augmentation dans les vitesses de transport n’était pas réinvestie dans d’autres activités — en diminuant globalement le temps de transport —, mais dans plus de déplacements (Zahavi, 1974).

Bien qu’aujourd’hui le budget temps quotidien ait augmenté, la conjecture de Zahavi reste d’actualité. Cette augmentation n’est autre que le signe d’une emprise toujours plus forte de la mobilité sur nos modes de vie. Les nouvelles dynamiques spatiales de métropolisation renforcent la nécessité de tout un chacun d’être mobile, à mesure que les fonctions territoriales se voient explosées spatialement.

Certaines critiques peuvent toutefois être formulées à l’encontre de cette notion de mobilité généralisée, malgré l’évidente réalité sociospatiale recouverte par ce paradigme. En effet, si en moyenne, les manifestations de mobilité ont augmenté au cours des 50 dernières années, ce n’est de loin pas le cas pour tous les groupes sociaux qui ne la vive pas de la même

façon (Gallez & Kaufmann, 2009). À ce titre, l’opposition séduisante entre hypermobilité

& immobilité ne permet pas de décrire l’ensemble des disparités dans les potentiels, tout comme dans les stratégies pour faire face aux impératifs sociaux de flexibilité. Bien que l’on puisse vouloir combattre l’immobilité, celle-ci peut également être le moteur — ou l’indicateur — d’une mobilisation de réseaux locaux. De la même manière, comme cela a déjà été mis en avant, l’hypermobilité de certains comportements, comme les pendulaires de très longues distances, ne représente pas systématiquement une situation de très forte mobilité, mais plutôt une soumission à des contraintes plus importantes, dans une volonté globale de sédentarité (Ravalet & al, 2015). Un autre exemple allant dans ce sens est celui du tourisme international : à la différence des migrations, marquant un réel changement social tout comme spatial, les flux touristiques, qui dépendent largement des moyens de transport disponibles, ne permettent pas systématiquement de parler de mobilité, selon la définition retenue pour ce travail. En effet, en adoptant des postures et comportements similaires dans des contextes différents, le touriste n’est pas confronté à l’altérité et n’engage pas de changement de position sociale (Kaufmann, 2014).

Ces quelques considérations mises en lumière, on est ainsi en droit de remettre en question la notion d’hypermobilité et même celle de mobilité généralisée. En effet, ne serait-il pas plus pertinent de parler ici de « fluidité généralisée », au sens de McKenzie (1927), où l’augmentation des déplacements n’est pas nécessairement signe d’une plus forte mobilité ? Cette question est volontairement laissée en suspens pour ces quelques lignes, car même si ce débat terminologique peut rester ouvert, les conséquences de la réalité qu’il décrit restent importantes et mesurables.

Dans un monde de consommations, les avancées technologiques et l’évolution des comportements ont augmenté des « libertés », encore sublimées par une individuation croissante. Malgré tout, ces dernières ne peuvent être vues que de façon positive, tant elles s’accompagnent de contraintes inédites, à mesure que les précédentes — celle de la distance notamment — disparaissaient. Pourtant, que l’on parle de libertés nouvelles de vivre le territoire, ou des contraintes qui leur sont associées, le tout résulte par une augmentation de l’exigence d’être flexible et mobile. Ainsi, pour clore ce chapitre et apposer une réponse à la question des termes à employer ; que l’on parle de mobilité ou de fluidité généralisée, c’est avant tout l’injonction qui en est faite qui représente au mieux le contexte en question ; c’est-à-dire celui d’une flexibilité imposée.