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CHAPITRE I : Le Sénégal, le Culte islamique et l'Ordre colonial

4. LE SÉNÉGAL, LE CULTE ISLAMIQUE ET L’ORDRE COLONIAL

4.1. Le Sénégal 1. Données géographiques

4.3.9. Un martyr, symbole de l'extrémisme

À ces actions discrètes et par ailleurs passives de surveillance et de restriction des libertés primaires de se déplacer, qui frappent notamment les religieux, comme l'atteste le Tableau 4-8 Secret des archives – Liste et cotes (tome II) en annexe, sont venues se

greffer d'autres actes d'humiliation manifeste112, qui ont eu raison de la retenue des marabouts

et de la résignation des populations, toutes couches confondues.

Nous évoquons ici, à titre d'illustration, un seul acte douloureux, choquant et profondément avilissant. Peut-être n'avait-t-il pas été unique mais il ne pouvait y avoir de plus pathétique ni de plus dégradant.

Il s'agit d'un cas de sévices exceptionnels contre une sommité religieuse de

son époque, Le martyr fut le Cheikh Ahmadou Hama'Ullâh, familièrement appelé Chérif

108 Notamment la Bibliothèque nationale de Paris ou à l'Institut de France.

109 Nous reproduisons en annexes du tome II une liste de documents avec les cotes correspondantes pour illustrer la vigilance de l'ordre colonial sur le suivi des activités religieuses sur l'étendue de ce qui fut dénommé "l'empire colonial"

110 Pour la plupart, il s'agit d'échanges épistolaires entre les échelons subalternes et la portion centrale, siège du Gouverneur et celui-ci et sa hiérarchie en métropole. Le processus est le même: d'une part des comptes rendus des territoriaux vers les gouverneurs, suivis d'instructions de ces derniers et, d'autre part, des rapports des Gouverneurs généraux vers le Ministre des colonies suivis des directives de celui-là.

111 Il se pourrait que leurs fiches individuelles fussent noyées dans les lots de dossier des Affaires religieuses

répertoriés ci-dessus

Hamallah Aïdara, Khalife de la Tarîqa Tijân, qui vivait à Nioro, bourgade religieuse du Soudan français.

Cet épisode eut donc lieu au Mali (ancien soudan français) à parti de 1924, dura 19 ans pour s'achever tragiquement en 1943, loin de la terre africaine. Tout avait débuté

par une profonde scission qui avait fissuré la Tarîqa tijân, dont les prolongements avaient

impliqué la famille Tall et alliés du Sénégal, alertés par leurs compatriotes du Soudan.

Le Chérif Cheikh Hamallah Aïdara113, le pôle caché, goutbu l-zamâne114 de

cette époque, avait reçu charge de l'autorité de la zâwiyya de Fez115, de propager un mode de

dhikr collectif, la wadhîfa, dont le précepte majeur est le diawaratou l-kamâli, la perle de la

perfection116. Cette oraison est formulée 12 fois par les uns (disciples d'El Hajj Oumar Tall) et

11 fois par les autres (adeptes de Chérif Hamallah qui, comme leur Guide, étaient

antérieurement aux 11 grains117, pratique initialement édictée par le Fondateur118.

La confrontation que cela engendra entre les deux fractions amena, comme toujours, l'Administration coloniale, soucieuse d'un ordre public apaisé, à s'impliquer.

Les Tall et alliés des deux territoires -Soudan et Sénégal- revendiquant le maintien des 12 grains comme étant un héritage spirituel reçu de leur ancêtre, Cheikh Oumar Tall, se liguèrent pour sauvegarder ce legs. Ils entreprirent alors de s'opposer vaille que vaille à la diffusion du projet du Chérif Hamallah. Progressivement l'ordre colonial balança en faveur de la famille omarienne et décida de sévir.

C'est alors que le moindre acte du Chérif ou l'écart de conduite de ses disciples, était jugé négativement et lui valait une convocation par le Gouverneur du Soudan, à Bamako.

Il est aisé d'imaginer les désagréments que ces déplacements pouvaient occasionner eu égard à la distance à parcourir, à l'état des routes et au caractère rudimentaire des moyens de transport de l'époque. En dépit de ces incommodités, le religieux n'offrit à

113 Voir tableau sur le secrets des archives : 11D1 346, 936

114 Station la plus élevée dans la hiérarchie de la sainteté, un choix divin qui échoit à un grand mystique, d'une époque.

115 C'est en ce lieu que repose Cheikh Ahmad Tijân, Fondateur de la Tarîqa qui porte son nom. Ce lieu de pèlerinage de ses adeptes est devenu, en même temps le siège de cette Tarîqa d'où émanent toutes les fata wa destinés, pour diffusion, aux Mouqadam affiliés disséminés à travers le monde.

116 Cette litanie, qui clôture la wadhîfa, fait obligation à ceux qui la psalmodient d'observer une immobilité absolue jusqu'au terme des 11 ou 12 grains selon les options.

117 Il s'agit des perles du chapelet dont l'articulation sera donnée dans Le dhikr des confréries.

118 Des circonstances particulières ont conduit, du vivant du Fondateur, le passage de 11 à 12 grains. Cheikh Oumar Tall aurait reçu de son Guide Mohamad Ghali le mode 12 grains et l'a communiquée à ses adeptes en Afrique.

aucun moment à l'Ordre colonial la possibilité d'arguer d'une quelconque velléité de rébellion de sa part.

Les adeptes des 11 grains ne désarmant pas, l'administration haussa le ton à l'endroit du Chérif et le programma pour l'exil. Cette décision fut prise par le Gouverneur sans

autre forme de procès. Voici quel fut le cursus119du Cheikh:

- 1924, exil à Saint-Louis, conduite sous menottes,

- même année, transfert à Muderdra, centre de détention de prisonniers dans la guerre de pacification de la Mauritanie,

- 1930, exil en Côte d'Ivoire avec résidence surveillée à Adjopé, - 1936, retour au Soudan, à Nioro, sa résidence,

- 1940, exil à Gorée (Sénégal) puis à Cassaigne en Algérie, ensuite à Val-les-bains en Ardèche, à Évaux (France).

- 1943, Usé et malade, il devait, cette année-là, répondre à l'appel de son Seigneur et reposer dans le cimetière de Montluçon, dans le Département de l'Allier (France)

Ces transferts successifs sont tous consécutifs, semble-t-il, soit à des incidents où ni le Chérif ni ses adeptes n'étaient impliqués, soit à l'amorce de son audience grandissante au lieu toujours provisoire de son asile forcé.

Ainsi disparut ce chef religieux qui n'avait fait qu'exprimer, sur ordre de sa

hiérarchie, avec l'attitude qui sied, une fatwa (pl:fatawa) que sa conviction profonde agréait

sans ambages.

En de pareilles occurrences, c'est de bonne guerre que l'administration coloniale, qui martyrise le guide spirituel, traque et mate ses disciples. Ceux du chérif furent, soit massacrés dans des échauffourées fratricides, soit dispersés à tous vents en Afrique, loin du Soudan. Ils prirent souche loin de leurs foyers et ne renièrent point leur culte.

Cet acharnement de l'Administration coloniale contre la propagation de l'Islam a été profitable à celui-ci. En effet c'est par cette méthode qu'inconsciemment, l'Ordre colonial contribua à l'expansion de l'Islam, comme nous le disions précédemment dans le chapitre 4.2 Avènement de l'Islam au Sénégal.

D'autres exils ont eu lieu et ont été antérieurement édictés contre d'autres éminents guides, dont Cheikh Ahmadou Bamba, nous le soulignerons plus loin. Pour douloureux et ignominieux qu'ils fussent à l'endroit de ceux qui les ont subis, ces relégations ont toutes grandement contribué au rayonnement de l'Islam en Afrique. Tous ceux-là qui ont,

contre vents et marées, bravé les errements de l'Administration coloniale, ont produit des œuvres fabuleuses qui ont inspiré la vitalité de l'Islam et soutiennent encore son dynamisme ici au Sénégal et ailleurs sur d'autres continents.

Ainsi donc, année après année, des rapports tendus se sont progressivement substitués à la grande docilité des "indigènes de "l'empire". Plutôt que de nuancer ses réactions pour maintenir son ascendance, l'Administration coloniale a persisté dans ses agissements faits de répressions non voilées.

Les "tenants de l'empire" ont donc eu le tort de laisser jaillir dans le

firmament de leur politique de domination l'étincelle déstabilisatrice qui devait ruiner leur

audace. Cette opinion a été exprimée sans détour par Gaston Defferre120 qui avoue, accuse et

témoigne. Nous le citons: " Des fautes ont été commises par la France. Ce ne sont pas les

fonctionnaires de l'Administration coloniale qui en portent la responsabilité, ce sont les hommes politiques.

Ce sont ces hommes politiques qui ont instauré et maintenu longtemps, par exemple, le double collège121 (...)

Ce sont les hommes politiques qui ont fait le mauvais choix et n'ont compris que très tard qu'il fallait mettre fin au régime de domination.

Aujourd'hui, on peut mesurer la sagesse et la patience des populations africaines qui ont attendu longtemps la décolonisation et qui ont su la réaliser sans effusion de sang dans la plupart des cas." Fin de citation

Nous pensons qu'il n'y a pas d'équivoque; c'est du fait de ce contre temps dans l'exécution du calendrier de décolonisation, qu'il faut appréhender au plan global, que des remous n'ont pu être éludés ici et là au sein de "l'Empire". Nous en tenant à notre sujet, nous évoquerons seulement quelques réactions de certains tenants du culte musulman.