• Aucun résultat trouvé

Cheikh Sa'd Bûh et l'expansion de la Qadiriyya Fâdiliyya

CHAPITRE II : Les confréries, de l'émergence à la stratification

5. LES CONFRÉRIES, DE L’ÉMERGENCE À LA STRATIFICATION

5.2.3. Les Turûq

5.3.1.9. Cheikh Sa'd Bûh et l'expansion de la Qadiriyya Fâdiliyya

Un des plus illustres fils de Mouhamed Fâdil, Cheikhna Cheikh Sa'd Bûh222

est sans conteste le plus grand propagateur de la Tarîqa Qadiriyya au Sénégal. Ses

biographes le décrivent comme l'enfant prodige parmi la descendance de Cheikh Mouhamed

Fâdil.

En effet, après le miracle de sa naissance223, les indices de ce don se

résument dans les propos de son père s'adressant, à diverses occasions, à ses autres enfants; nous citons: "...quelqu'un qui avait beaucoup de chance et qui obtiendrait tout ce qu'il

222 Né vers 1848, à Hodh près de la ville du Soudan, Néma (aujourd'hui centre administratif en République islamique de Mauritanie)

223 Il est venu au monde avec une jumelle née normalement. Lui, le jumeau, était si menu qu'il faillit être jeté, par mégarde, avec le placenta. La perspicacité de son père le sauva d'une fin certaine et, s'adressant aux matrones, il articula: " Vous avez failli enterrer une personne qui sera d'une très grande utilité dans ce bas monde et dans l'au-delà." Cf. Biographie de Cheikhna Cheikh Saadbou par Atkhana Ould Elvalid, tome I, pages 5 et suivantes.

désirait sans peine", ou bien encore: " ....nous ne sommes pas comme Cheikhna, tout ce que nous obtenons, c'est avec peine que nous l'avons". Fin de citation. Il n'eut jamais de Maître, mais fut Le Maître de plus d'un quand cette confrérie monopolisait les sciences islamiques.

La Recherche nous renseigne qu'avant l'avènement de Cheikh Oumar al

Foutiyu Tall, le propagateur de la Tijâniyya en Afrique, le seul wird pratiqué au Fouta, à partir

du Tékrour, était la Qadiriyya. Cette époque remonte à l'almamiat vers 1776 après la

révolution Torodo dirigée par Souleymane Bâl. Le centre principal d'initiation à ce dhikr était

principalement NGuidjilone224 où vivait un grand érudit Thierno Yéro Bal225 qui, nous dit-on,

reçut le wird, en Mauritanie,de Cheikh Siddiya Baba, khalife de la Qadiriyya Bekkaya.

Naturellement par diffusion ce wird était pratiqué par presque tous les

adeptes habitant les provinces plus ou moins acquises à l'Islam.

L'essaimage s'est poursuivi au centre du Sénégal puis vers le sud, en Casamance, en Gambie et au-delà, principalement sous l'impulsion de la descendance du

fondateur de la Qadiriyya Fâdiliyya. À ce titre, la branche des disciples de Cheikhna Cheikh

Sa'd Bûh a joué par le passé les premiers rôles et aujourd'hui encore tient le devant de la scène

avec, entre autres, deux structures dynamiques basées au Sénégal226.

Fatou Gassama, dans sa thèse d'Histoire227, a fait une description détaillée

de cet essaimage sur l'étendue de la Région de Casamance. Elle à décrit avec une admirable précision, les clivages et les tensions qui ont accompagné cette expansion. Elle a souligné avec bonheur cette effervescence spirituelle qui ponctue toujours la marche des grands hommes vers l'accomplissement de leurs desseins. Il y a un très grand intérêt à parcourir son

texte car on découvre qu'une Tarîqa qadr a germé en Casamance au prix de mille

convulsions, parfois sanglantes. La Qadiriyya de Sibicouroto228, dont le fondateur est le

224 Un gros bourg sur la rive gauche du fleuve Sénégal, dans la Région de Matam, dont il est distant d'une cinquantaine de kilomètres vers le sud-est.

225 Les historiens ne s'accordent pas sur le Cheikh de Thierno Yéro. Cheikh Moussa Kamara de Ganguel Sîk mussa (dans son ouvrage traduit, Zuhûr al Basâtîn- voir supra-) dit avoir été initié avec thierno Yéro et Siré Abbas Soh, généalogiste de renommée, par Cheikhna Cheikh Sa'd Bûh, de la Qadiriyya Fâdiliyya.

Nous notons en outre que le khalife de Thierno Yéro, Thierno Aliou son fils était tijân et s'abstenait de s'incliner sur la tombe de son père à cause de la différence de Tarîqa

226 a/ Une Fondation Cheikhna Cheikh "Saadbou", dirigée par un de ses arrière-petits fils, Cheikh Atkhana Ould Elvalid; b/ un Conseil supérieur de la Khadrya pour l'Afrique, présidé par le Cheikh Ousmane Diagne. Les deux entités promeuvent la vivification de la Qadiriyya Fâdiliyya.

227 "L’immigration sénégalaise en France, de 1914 a 1993 : étude de l’implantation et du rôle des confréries musulmanes sénégalaises", 309 pages, Université Charles De Gaule, Lille 3

Chérif Sidy Ahmadou Aïdara, fils de Chérif Moulaye Boubacar Aïdara, dont les origines remontent au Prophète* par 'Ali. Il fut, au cours de ses pérégrinations spirituelles, disciple de Cheikhna Cheikh Sa'd Bûh. Cette Tarîqa en plein milieu casamançais et en coexistence

pacifique avec une autre d'obédience Sa'd Bûh, est dirigée par Chérif Abdou Khadre Aïdara,

petit fils du fondateur, intellectuel bilingue Arabe et Français.

Au plan généalogique, par cette ascendance chérifienne, nous pouvons

déduire que la Qadiriyya de Chérif Sidy Ahmadou Aïdara et celle de la Fâdiliyya sont sœurs

jumelles. Mais une querelle de positionnement fait que les échanges entre elles ne sont pas empreints de l'enthousiasme des grandes chevauchées. C'est ici, comme ailleurs avec les

autres branches se réclamant de Abd al Qâdir Jilâni, un indice significatif attestant de la

pluralité des obédiences Qadiriyya et donc de l'émiettement interne des familles qui la

composent au Sénégal.

Nous disions que la branche Fâdiliyya de la Qadiriyya avait joué et tient

encore les premiers rôles dans la diffusion de cette voie spirituelle. Cela a été naturellement possible grâce à la perspicacité et à l'opiniâtreté d'un homme, ould Cheikh Mouhamed Fâdil, soutenu en cela par des disciples instruits et profondément engagés. Quel est cet homme, ce géant de l'Islam?

Au terme de son cursus, progressivement, Cheikh Sa'd Bûh entre dans le délicat cycle de la consécration, illustré par des visions fréquentes de compagnonnage avec des Saints dont son père Cheikh Mouhamed Fâdil. Il s'abandonne à des évasions spirituelles inhabituelles agrémentées de longs moments de contemplation parfois entrecoupés par des

interpellations nettement audibles provenant de personnages souvent inconnus229, voire du

Prophète* lui-même.

Pour son père, le moment était venu pour son illustre fils de quitter la

khayma paternelle230 et d'aller vers d'autres horizons où l'attendait la confirmation qui est la

résultante d'une quête forcenée de la reconnaissance universelle de son titre de Cheikh. Cheikh Sa'd Bûh s'y emploiera avec ténacité et beaucoup de bonheur. Pour ce faire, encore

229 Trop jeune pour percer les signes qui lui sont distillés, il s'en ouvre souvent à son père qui lui en révèle le substrat.

230 Il le prépara spirituellement par le wird, l'arma fortement par l'initiation à un ésotérisme des meilleurs fonds et le para de symboles exceptionnels: son turban et son chapelet; ses nombreux frères lui ont envié ces faveurs parce que la remise de tels signes marque la consécration suprême à laquelle tous les disciples rêvent de parvenir.

tout jeune, à la mesure des moyens de locomotion de l'époque231, il parcourut le monde au contact duquel il eut à expérimenter son trésor spirituel.

Après un long séjour en pays maure au cours duquel il affina l'outil qui devait assurer son rayonnement à tous égards, Cheikh Sa'd Bûh, pour des raisons que le

profane ne peut appréhender, arrive à Saint-Louis232 en compagnie de quelques disciples. Il

était désormais seul face à son destin, sans cet appui dont l'efficience n'est nullement altérée par la distance qui le séparait de son père-protecteur rappelé à Dieu.

Nous avons vu dans le tableau en annexe du tome II détaillant "les secrets des archives", que les chefs religieux étaient surveillés de façon stricte. Cheikh Sa'd Bûh en était et il en vécut le premier désagrément à Saint-Louis car l'ordre colonial ne s'accommode pas d'initiatives de la part de ses "sujets"; aussi celles prises par Cheikh Sa'd Bûh, dans son

mode de prosélytisme233, ne l'agréait pas.

Rappelons que le cheikh était encore adolescent quand il entreprit sa pérégrination d'abord dans son Hodh natale. Il eut à y surmonter maints écueils dont les

moindres ne furent pas les intrigues de khayma234 et les rivalités d'écoles. Il arrive au Sénégal

vers les années 1872. Il n'avait environ que 25 ans et avait la fougue de son âge que son père,

décédé en 1869, n'a cessé continuellement de tempérer.

À son sujet, des anecdotes croustillantes sont rapportées, relatives à ses

prouesses mystiques, telle cette prière sur l'eau235 à l'occasion d'un déplacement en bateau

entre Saint Louis et Podor ou encore cette vive altercation avec Coppolani236, mais aussi ses

nombreuses joutes de positionnement avec ses confrères du Sahara qui lui lançaient des défis et qu'il relevait par la mise en œuvre d'une formule mystique réduisant ses antagonistes,

231 Pour les voies terrestres ce sont le chameau et le cheval; les voies fluviales, ce sont les pirogues traditionnelles des pêcheurs, dites en Pulaar laana Daldugal. Elles ont la configuration de la petite navette utilisée par les tisserands pour faire la bande par le croisement des fils de la trame et de ceux de la chaîne.

232 À cette époque cette localité était la ville tampon entre Les territoires sénégalais et mauritaniens et en était la capitale administrative commune, sous l'autorité hiérarchique du Gouverneur général résidant à Dakar.

233 Contrairement à la branche Kountiyyu de Cheikh Sidya al Kabîr, les zikr chez les disciples de la Fâdiliyya se font collectivement et à haute voix, ce que n'apprécia guère l'administrateur de Saint Louis.

234 La vie nomade se passe intégralement sous les tentes, khayma. Si les luttes hégémoniques entre les grands

soufi étaient ourdies en ces lieux d'accueil spirituel et d'intimité familiale, elles se gagnaient sur le terrain. Cheikh Mouhamed Fâdil l'avait bien compris et avait instruit son fils dans cette optique.

235 Comme l'avait fait en mer Cheikh Ahmadou Bamba sur le chemin de l'exil vers le Gabon: voir note y relative au texte se rapportant à ses démêlées avec l'ordre colonial.

ébahis, au silence. Face à ses interlocuteurs, ses réactions étaient toujours instantanées et spectaculaires.

Cheikhna237 Cheikh Sa'd Bûh parcourut toutes les contrées du Sénégal238 et

partout draina des nouveaux disciples par la conversion des humbles comme des monarques. Au cours de son périple, Cheikh Sa'd Bûh s'était arrêté à Ngoumba

Guéoul239 pour s'incliner sur la tombe de son fils Chérif Hadramé. Après les prières rituelles

dédiées aux morts, Le Cheikh implorant Dieu, formula à l'intention de la cité et de ceux vivants ou morts qui y séjourneront: " "Ya Rahmatî Ngoumba Guéoul ", Béni soit Ngoumba Guéoul. Hier, petite bourgade traversée par la RN n° 2, Dakar-Saint Louis, Ngoumba caresse

aujourd'hui l'espoir de devenir une ville rayonnante religieuse240, telles les autres capitales

religieuses, Tivaouane et Touba, pour ne citer que les villes-sièges des deux plus grandes confréries du Sénégal.

L'itinéraire de Cheikhna l'avait conduit à traverser des zones ou à séjourner dans des lieux où résidaient ou avaient vécu de grandes sommités religieuses sénégalaises. Du nord au sud et d'est en ouest du Sénégal, le prêche du Cheikh avait été écouté avec ferveur et suscité auprès des foules adhésions et/ou reconversions.

Mais les chroniqueurs ne font nulle part État de rencontres entre le Cheikh et ces érudits. Il est vrai que les chérifs sont plus habitués à recevoir des visites qu'à en rendre. Il s'y ajoute que les petits fils du Prophète* jouissent d'une notoriété certaine au Sénégal, qui fait qu'ils considèrent tous les musulmans comme leurs obligés.

Un autre aspect est moins compréhensible et nos lectures et entretiens avec des voix habilitées ne nous ont pas convaincu du contraire. En effet, le Cheikh, tout au long de ses déplacements à travers le Sénégal, n'aurait pas jugé opportun de s'arrêter, ne serait-ce que pour une poignée de main ou délivrer une prière, dans les foyers religieux dépositaires de

237 C'est la marque de propriété au pluriel en arabe traduit par "nôtre Cheikh", qui fait de Cheikh Sa'd Bûh le

Guide d'une communauté: la Qadiriyya, en Mauritanie et au Sénégal

238 À la fois pour le recrutement de disciples et la collecte de la hadiya, dons honorables destiné aux seuls descendants du Prophète* par 'Ali et Fatîmata Bint Rasûlu

239Petite localité à une demi dizaine de km de Louga,une imposante nécropole chérifienne - peu connue - où reposent, dans le "cimetière Hadramé", de nombreux chérifs dont des fils, petits fils de la lignée de Cheikhna et des cheikhs dignitaires sénégalais de la Qadiriyya Fadelia.

240 Sous la présidence du Cherif Atkhana Aïdara, arrière petit fils de l'illustre Guide de la Qadiriyya, la "fondation Cheikhna cheikh Sa'd Bûh" veut relever le défi d'ériger cette petite ville en "capitale religieuse de la Qadiriyya au Sénégal".

l'autorité du culte musulman, même pas chez ses confrères qadiri. Nous en citons quelques unes des familles où avaient vécu des sommités religieuses ou bien vivaient encore des contemporains à Cheikhna Cheikh Sa'd Bûh Aïdara:

Dans le Fouta à:

Nguidjilone: thierno Yéro Bal, Qadiri Thilogne, thierno Hamet Baba Talla, Tijâni

Ganguel: Cheikh Moussa qui fut son disciple qadiri Dans le Ndiambour à:

Nguick (Louga) : Abass Sall Tijâni Dans le Cayor à:

Pire: famille Cissé, Tijâni

Ndiassane: fief des de la Kountiyyu, qadiri Ndankh : autre fief des Kounta, qadiri Tivaouane: El Hajj Malick Sy tijâni Thiénaba: Amary Seck, Tijâni Dans le Cap Vert à:

Yoff/Cambérène: Seydina Limamou Lâhi, Layène Dans le Baol à:

Diourbel: Cheikh Ahmadou Bamba, mouride Dans le Sine Saloum à:

Kaolack: El Hajj Abdoulaye Niasse Tijâni Sokone: El Hajj Amadou Dème Tijâni Nioro: Maba Diakhou Ba, Tijâni En Casamance à:

Baghère (Tanaff) Chérif Younouss Aïdara, Tijâni, etc.

Cheikhna Cheikh Sa'd Bûh s'est finalement imposé par sa vaste science à tous ceux qui ont tenté de le contrarier sur des questions particulières ou ont entrepris d'endiguer d'une manière ou d'une autre son prosélytisme dynamique.

Mais quelle cohabitation prévalait entre lui et l'Administration des colonies? Elle n'a pas manqué de rebondissements et de s'émailler par moments de quelques légères incompréhensions vite surmontées. Nous en rappelons certaines.