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Linguistic imperialism

2.4 L’apport de Martine Derivry-Plard : une enquête sociologique inédite enquête sociologique inédite

Dans son article Native or non-native : who’s worth more ? (1992), Péter Medgyes renvoyait dos à dos ces deux catégories d’enseignants suivant une perspective volontairement contrastive et concurrentielle. L’auteur part du principe que le LNN ne pourra jamais devenir un LN parce qu’il est dépendant de la norme et parce que son anglais n’est qu’une imitation (Medgyes, 1992 : 343).

Dans un monde professionnel où le modèle dominant est celui de l’enseignant « natif », il est tout à fait normal que la question de la « valeur » des « natifs » et des « non-natifs » se pose, explique Medgyes. Sa première question était de savoir si, en raison de leur compétence linguistique, les enseignants « natifs » étaient plus efficaces et, deuxièmement, si l’efficacité des enseignants « non-natifs » dépendait du degré de compétence linguistique de ceux-ci170. Medgyes va finalement supposer que c’est justement la compétence linguistique instable de l’enseignant « non natif » qui permet à celui-ci de concurrencer le « natif », car il constitue un modèle convaincant de réussite pour ses élèves (« only non-NESTs can serve as imitable models of the successful learner of English ») tandis que l’enseignant « natif » peut être un modèle linguistique à imiter (« perfect language model ») ; l’enseignant « non natif » est également plus à même d’enseigner des stratégies d’apprentissage à ses élèves parce qu’il a dû les apprendre, il a une meilleure connaissance du fonctionnement de la langue étrangère, et peut faire preuve d’empathie (lorsque ses élèves rencontrent des difficultés) parce que lui-même ne cesse d’apprendre. Medgyes arrive à la conclusion suivante :

I would argue that NESTs and non-NESTs can be equally effective, because in the final analysis their respective strengths and weaknesses balance each other out.

From a native/non-native perspective, therefore, ‘The more proficient in English, the more efficient in the classroom’ is a false statement. By the same token, the question

‘Who’s worth more: a native or a non-native?’ does not make sense, and may be conducive to forming wrong judgements about the differences found in their teaching practice (Medgyes, 1992 :347).

La question fondamentale que pose Medgyes, avant de conclure, est de savoir si un enseignant

« natif » peut donc acquérir les compétences précieuses du « non-natif ». Et la réponse est oui, mais

170 Medgyes, op.cit., p. 346.

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à condition que celui-ci ait une très bonne maîtrise de la langue « maternelle » de ses élèves171. L’enseignant « natif » doit, par ailleurs, améliorer sa connaissance de la grammaire anglaise. Il est intéressant de noter que dans les deux articles de Medgyes, les différences entre les enseignants

« natifs » et « non natifs » semblent être uniquement d’ordre linguistique, hormis la question du modèle d’apprentissage.

La thèse de Martine Derivry-Plard sur les « enseignants natifs » et « non natifs »172 en France reprend les questions explorées par Medgyes, mais de façon plus holistique et contextualisée.

L’enquête s’inscrit dans une perspective comparatiste et sociologique : les professeurs d’anglais sont des acteurs sociaux qui évoluent à l’intérieur du champ linguistique de l’enseignement où non seulement l’anglais est la langue dominante, mais où le modèle dominant est celui du professeur

« locuteur-natif ». Son hypothèse était qu’il ne pouvait y avoir d’enseignants « meilleurs » si la seule différence entre les enseignants « natifs » et « non-natifs » était la première socialisation (celle-ci étant différente pour les « natifs » qui sont nés et qui ont été scolarisés dans des pays anglophones) : « dans un même contexte d’enseignement, les pratiques professionnelles devaient être similaires et, par conséquent, il ne pouvait y avoir de « meilleurs » résultats des uns par rapport aux autres » (Derivry-Plard, 2003 : 470). L’enquête a été réalisée auprès de 38 enseignants

« natifs » et « non-natifs » préparant leurs élèves à l’examen de BTS. Finalement, l’enquête n’a pas confirmé cette hypothèse et a révélé des différences, notamment en ce qui concerne les élèves faibles en anglais :

L’enquête empirique a infirmé cette hypothèse, montrant que l’effet « professeur » ne jouait pas pour les bons élèves en anglais mais qu’en revanche, les enseignants

« non-natifs » faisaient mieux réussir leurs élèves faibles en anglais que les enseignants « natifs » et que ces derniers expliquaient la différence de réussite au profit des enseignants « non-natifs », différence statistiquement significative (Derivry-Plard, 2003 : 460).

En se référant à Bourdieu, Derivry-Plard explique ces résultats par la force de l’habitus173 des enseignants « non-natifs », qui, « sans le savoir », font des choses qui vont aider les étudiants

« faibles » à réussir. En parallèle, les étudiants « faibles » expriment souvent une préférence pour les enseignants « non-natifs », même si celle-ci n’est pas directement en rapport avec l’examen :

171 Op. cit., p. 348.

172 « Les enseignants d’anglais natifs et non-natifs. Concurrence ou complémentarité de deux légitimités », Thèse de doctorat, Université Sorbonne-Nouvelle, sous la direction de G. Zarate, 2003.

173 Un habitus est la « structuration des façons de percevoir de penser et d’agir ». Martine Derivry-Plard en propose un résumé très clair : « Tout locuteur exprime par sa langue un habitus particulier, une vision du monde social, une perception des autres, de leur hexis corporelle (forme et volume de leur corps, « mise en scène » du visage, manière de se tenir, espace attendu entre les agents, mais aussi la voix, la prononciation, le vocabulaire et la syntaxe) », p. 32.

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La force de l’habitus est commune aux enseignants « non-natifs » et à leurs étudiants les moins intéressés par l’anglais, permettant une alchimie, une adéquation inconsciente entre ces enseignants et ces étudiants aux spécificités d’un examen français au sein d’un système éducatif français, leur évitant de perdre trop de points pour la réussite au BTS (Derivry-Plard, 2003 : 461).

Les enseignants « natifs » ne sont donc pas meilleurs que leurs collègues « non natifs », mais continuent de bénéficier de l’image positive que l’opinion sociale se fait d’eux, ce qui renforce leur légitimité sociale (à la fois en milieu institutionnel et non-institutionnel depuis le traité de Maastricht), et cela malgré la remise en cause par la sociolinguistique du modèle dominant du

« locuteur natif » : « la norme linguistique du locuteur monolingue-monoculturel est battue en brèche par la prise en compte de locuteurs plurilingues-pluriculturels » (Derivry-Plard, 2003 : 463).

Il ressort de l’enquête – menée auprès d’enseignants « ayant les mêmes caractéristiques socio-professionnelles et [qui] intervenaient auprès d’étudiants disposant des mêmes caractéristiques socio-scolaires174 » – que :

 des tensions entre « natifs » et « non-natifs » existent dans le secteur privé parmi les vacataires175, car ces derniers font l’objet de discriminations à l’embauche ;

 dans le secteur public, les enseignants « natifs » ont l’impression « d’avoir à se battre pour obtenir les « bonnes » classes » ; ces mêmes enseignants « ont le sentiment d’avoir subi des discriminations tout aussi réelles (celles d’avoir dû obtenir la nationalité française pour pouvoir enseigner dans ce secteur, d’avoir dû repasser tous leurs diplômes pour la préparation aux concours »176 ;

 l’hypothèse d’une légitimité dominante des enseignants « natifs » est confirmée ;

 les résultats obtenus par les enseignants « natifs » et « non natifs » ne sont pas égaux ;

 les étudiants sondés dans le cadre de l’enquête « préfèrent à une écrasante majorité avoir un enseignant « natif » ».

Ce qui se dégage des entretiens croisés est extrêmement intéressant de par l’inversion des critiques émises les uns envers les autres :

(…) les enseignants « natifs » critiquent principalement les enseignants « non-natifs » sur leur compétence linguistique en anglais, ce que critiquent également les

174 Op. cit., p. 471.

175 « (…) les enseignants « non-natifs » vacataires subissent de véritables discriminations d’embauche et d’affectations de classes (on ne leur propose que des classes « exigeantes » comme les classes de BTS ou des préparations écrites, laissant les préparations orales ou les classes moins exigeantes comme celles de la formation continue ou les classes plus prestigieuses des 3e et 4e années de cycle « commerce international » ou « marketing » aux enseignants natifs) », p.

473.

176 Idem, p. 473.

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enseignants « non-natifs » envers eux-mêmes, les enseignants « non-natifs » critiquent principalement les enseignants « natifs » sur leur compétence pédagogique (connaissance du BTS, des étudiants etc.), ce que critiquent également les enseignants « natifs » envers eux-mêmes (Derivry-Plard, 2003 : 475).

Le paradigme du « locuteur natif » confère une « légitimité d’enseignement »177 aux enseignants

« natifs » et opère une « violence symbolique » sur les enseignants « non natifs » qui finissent par ne pas parler anglais avec leurs collègues « natifs », se privant parfois de parler anglais avec leurs enfants par peur qu’ils aient un « mauvais » accent, alors que par ailleurs ils font tout pour entretenir leur niveau d’anglais, langue qu’ils ont néanmoins choisie par passion178 – une note d’information de la DEPP, de janvier 2008, confirme que la majorité des professeurs de langues étrangères viennent à l’enseignement « par passion de la langue enseignée ». Martine Derivry-Plard conclut sur l’importance, pour les enseignants « natifs » et « non natifs », de travailler ensemble au service de l’éducation à l’altérité, qui doit être prise en compte dans la formation des enseignants, et d’apprendre à mettre à distance la « violence symbolique » du modèle dominant179.

Martine Derivry-Plard a choisi d’aborder la dichotomie « natif » / « non-natif » dans une perspective comparatiste. Dans son enquête, elle a exploré les représentations des enseignants de BTS (entretiens croisés), mais aussi celles des étudiants de BTS (questionnaire). Les résultats obtenus appellent les questions suivantes :

 dans quelle mesure les enseignants « natifs » souffrent-ils en raison de la

« violence symbolique » du modèle dominant avec lequel ils peuvent se confondre malgré eux ?

 que masque le paradigme du « locuteur natif », hormis la non-obtention de meilleurs résultats ?

 y a-t-il réellement une corrélation, dans le second degré, entre le paradigme du LN et l’avancement de carrière des enseignants « natifs » ?

L’enquête sociologique comparatiste de Martine Derivry-Plard est innovante. Elle fut entreprise à un moment où le mouvement des enseignants « non natifs » commençait à s’organiser dans le monde de TESOL et avant la publication, en France, de la version définitive du CECRL (2001). Il serait intéressant de voir si les perceptions des enseignants et des étudiants ont changé depuis l’adossement des programmes d’enseignement français au CECRL. L’enquête est innovante

177 Op. cit., p. 469.

178 Op. cit., p. 481.

179 Op. cit., p. 482.

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également, car elle s’attache au contexte spécifique de l’enseignement de l’anglais en France, où la question de la concurrence entre « enseignants natifs » et « non natifs » était peu visible.

Dans la présente enquête, nous avons opté non pas pour une perspective comparatiste, mais pour une approche centrée sur la question de l’identité professionnelle des enseignants « natifs » britanniques et irlandais. Une des questions qui est à l’origine de notre enquête concerne l’entretien, dans le temps, du « capital natif ». L’avantage naturel évoqué dans un des rapports de jury (voir supra) en est-il toujours un ? Qu’est-ce qui peut le fragiliser ou le déstabiliser ? Si le fait d’être un LN peut constituer un avantage pour réussir un concours de recrutement, est-ce le cas pour enseigner l’anglais dans un contexte français parfois difficile à décoder ?