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Les stratégies identitaires et adaptatives

3.3. L’identité du « sujet plurilingue »

Dans The Multilingual Subject, Claire Kramsch insiste sur le fait que l’apprentissage d’une langue est une expérience qui implique le corps, les émotions et tout ce que l’apprenant a de plus intime (Kramsch, 2009 : 2). Parler une L2 nous donne accès à une autre réalité et joue un rôle important dans la construction des couches successives de signification que nous sommes251. Apprendre une langue étrangère, écrit Kramsch, n’est pas juste une sorte d’accessoire pour une élite dont l’identité est déjà solidement établie : c’est une réalité incarnée252 qui amène l’apprenant/utilisateur de L2 à regarder ce qui lui est familier avec un autre regard, avec plus de distance253. Dans son exploration de la dimension symbolique254 des langues, Kramsch présente l’accès à ce nouveau pouvoir symbolique comme une contrainte et une liberté. La langue étrangère libère l’utilisateur des conventions de la L1 et lui donne l’occasion de créer d’autres réalités symboliques en même temps qu’elle oblige celui-ci à se conformer à d’autres conventions qui sont celles de la nouvelle communauté linguistique :

By conforming to the conventions of a language they are given symbolic power to enter a historical speech community and be accepted as members of that community.

However such membership has its price: grammaticality, social acceptability, and cultural appropriateness put limits on what an individual may say or write (Kramsch, 2009 : 6). (…) For non-native speakers, the power that comes from being able to sound like or even pass for someone else, to put one’s own experience into someone else’s words, to speak English but to feel Persian or speak German with an American sensibility, creates new symbolic power relations that enable learners to break with conventions and to bring about other symbolic realities (Kramsch, 2009 : 7).

Si la recherche en Acquisition d’une langue seconde (SLA) a tenté de définir ce qui pourrait favoriser la construction d’une nouvelle identité en langue étrangère, celle-ci semble avoir occulté le besoin humain d’identification avec une autre réalité que celle qui nous entoure (Kramsch, 2009 :

251 « Because it is not only a code but also a meaning-making system, language constructs the historical sedimentation of meanings that we call our ‘selves’», op.cit., p. 2.

252 Op. cit., p. 4.

253 « The experience of the foreign always implies a reconsideration of the familiar », op.cit., p. 5.

254 « Language use is symbolic” 1) because it mediates our existence through symbolic forms that are conventional and represent objective realities 2) because symbolic forms construct subjective realities such as perceptions, emotions, attitudes, and values » op.cit., p. 7.

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14). L’apprenant de L2 peut avoir besoin de s’identifier à l’Autre, à un locuteur natif ou bien à une autre image de soi. Le concept de « désir » dans l’apprentissage des langues est relié à l’ouverture du champ des possibles, car le sujet peut chercher à générer une identité qui vient de l’intérieur :

« As Taylor would say, (desire) is the drive for ‘subjectivation’ that is, the construction of an

‘inwardly generated identity’, a quest for a horizon of significance larger than the self » (Kramsch, 2009 : 15). Ainsi, dans leur quête du dépassement de soi, les adolescents peuvent devenir « cools », faire semblant d’être quelqu’un d’autre, etc. Ils peuvent prendre conscience de ce qu’ils sont et de ce qu’ils pourraient être et avoir accès à des possibilités d’épanouissement personnel, car l’apprentissage d’une langue ne concerne pas que l’esprit, mais également le cœur et le corps (Kramsch, 2009 :18). Le sujet est construit, il n’est pas donné :

The subject is a symbolic entity that is constituted and maintained through symbolic systems such as language. It is not given, but has to be consciously constructed against the backdrop of natural and social forces that both bring it into being and threaten to destroy its freedom and autonomy (Kramsch, 2009 : 17).

Dans le discours, le sujet plurilingue peut se positionner de différentes façons, simultanément, ce qui amène Kramsch à se demander si celui-ci est vraiment un autre en fonction de la langue parlée ou s’il ne s’agit que de positionnements différents du sujet255. Un autre aspect de l’identité du sujet plurilingue concerne le corps de celui-ci, car le langage fait partie intégrante du corps humain. N’y a-t-il pas potentiellement un risque de tension ou de conflit entre l’empreinte corporelle de la première langue et l’accueil de la nouvelle par ce même corps?

How does our body accommodate to the new sounds while retaining an embodied memory of the old? In other words, how does one become a speaker of a FL while one’s own body retains the memory and the values attached to one’s own native tongue? (Kramsch, 2009 : 47).

Apprendre une langue étrangère a un impact sur le corps de l’apprenant : cet apprentissage sollicite le corps qui garde ensuite des traces de celui-ci. Apprendre une langue peut accroître la conscience que l’apprenant a de son propre corps (Kramsch, 2009 : 66) et amener les apprenants de L2 à penser parfois différemment de ceux qui ne parlent pas d’autres langues :

Language learners make meanings in ways that are sometimes different from the way NS make meaning in their daily lives – They make analogical relations between words and things, where ordinary speakers would just see through the words to the things they refer to (Kramsch, 2009: 53).

255 Kramsch, op.cit., p. 22.

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Mais les apprenants et les utilisateurs de L2 sont confrontés au fait qu’ils n’ont pas ce que Kramsch appelle « an extended self ». Concrètement, ils apprennent de nouvelles façons de nommer les choses, sauf qu’ils ne peuvent pas établir de lien entre les mots et le déjà-vécu stocké sous forme de souvenirs (Kramsch, 2009 : 71). Une des conséquences pour les « enseignants natifs » exerçant au sein du système éducatif français est que les nouveaux répertoires sociaux, éducatifs et didactiques, appris au cours de la formation, ne peuvent pas encore fonctionner en réseaux, reliés à l’histoire du système comme ils le seraient pour un enseignant ayant vécu le système de l’intérieur. Cela peut évoluer, mais il faut se résoudre à n’avoir qu’une vision partielle des choses, du moins au début.

L’analyse que fait Claire Kramsch du « subject-in-process » peut s’inscrire au cœur de notre recherche sur l’identité professionnelle des PALN : le professeur d’anglais locuteur natif a appris un système de signes différent, la langue de l’Autre (du Français). Comment embrasser la langue de l’Autre et la vivre au jour le jour en tant que professionnel du système éducatif de l’Autre, sans se perdre en le faisant256 ? Car, parler une langue étrangère c’est embrasser d’autres modes d’être. Si l’utilisateur de L2 prend plaisir à se rendre invisible, à se fondre dans le paysage, à échapper aux tentatives de catégorisation (Kramsch renvoie le lecteur à Piller, 2002), n’y a-t-il pas un risque de brouillage identitaire257 ? Comment ne pas se demander où et comment appartenir ? Comment ne pas faire les frais de la division qui peut résulter du fait d’être entre deux ou plusieurs langues-cultures, espaces nationaux, communautés linguistiques ? « Many language learners have indeed mastered another symbolic system only to feel divided in their allegiances, conflicted in their identity, or rejected from both their native and the target speech communities (…) » (Kramsch, 2009 : 96).

Cela étant dit, l’analyse du « sujet-en-procès »258 que propose Kramsch à partir du concept forgé par Julia Kristeva (1986) nous laisse optimiste pour le sujet plurilingue : face à la division entre le soi et l’autre théorisée par Lacan qui postule que la langue maternelle est toujours celle de l’Autre, et que nous cherchons toujours une unité impossible, qui nous échappe, Kristeva propose un sujet-en-procès, toujours en construction, émergeant à la frontière du sémiotique et du symbolique, se positionnant toujours différemment :

In Revolution in Poetic Language (1986: 99-100) Kristeva transforms Lacan’s notion of subject into that of a subject in process. According to her, the subject emerges at

256 « The self is not just learning another system of signs but the language of a foreign Other. How can it learn to speak like the Other without losing itself in the process, that is, how does it construct itself as a multilingual subject? », op.

cit., p. 78.

257 Sur le mimétisme de l’apprenant / utilisateur de L2 potentiellement perçu de façon négative, voir Kramsch, op. cit., p. 139.

258 1) The subject-in-process; 2) The subject on trial.

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the intersection of a world without words and a world of words. The first she calls the realm of the semiotic, the second, following Lacan, the realm of the symbolic.

The subject is born as it positions itself not within the symbolic, but at the border between the semiotic and the symbolic. This positioning process, that she calls thetic (from the Greek ‘thesis’ or positioning) is ongoing, the subject always hovering on the thetic border, is never finished, it is always in construction (Kramsch, 2009 : 96).

C’est en reconnaissant l’Autre à l’intérieur de soi-même que le sujet peut « s’interroger », « se problématiser » et faire preuve d’empathie envers les autres. Et si l’on étend cela au contexte de l’enseignement-apprentissage de l’anglais en France, il peut être précieux pour le PALN de comprendre que ce qu’il a à offrir à ses élèves va bien au-delà de sa native speakership et à une quelconque incarnation de la langue-culture que l’on retrouve dans les attentes des parents d’élèves et des élèves eux-mêmes (Derivry, 2003 ; Timmis, 2002 ; Lasagabaster, 2005). Ce que le PALN a à offrir, c’est justement son expérience de ce que Kramsch appelle « symbolic competence », notion qu’elle propose pour remplacer la métaphore de « third place » qui était courante dans les années 1990 et qui lui semble aujourd’hui trop statique :

In the way I described it in 1993, the third culture or third place of the language learner had a subversive carnavalesque character. It evokes a bilingual, oppositional culture that, like pop culture, thrives on the interstices of dominant monolingual cultures, whether they be C1 or C2 (Kramsch, 2009 : 192).

La notion de symbolic competence est plus dynamique et souple et permet d’envisager l’enseignement-apprentissage de L2 moins comme une conversion à un autre ordre symbolique monolingue qui viendrait se substituer au premier, mais comme une expérience impliquant le corps et libérant la parole. L’enseignant bi/plurilingue a beaucoup à offrir dès lors qu’il ne cherche pas à opposer de façon binaire deux mondes et qu’il s’appuie sur ce qu’il a appris en vivant sur un mode bi/plurilingue et en s’adaptant en permanence aux exigences d’un monde complexe :

The goals of traditional language teaching have been found wanting in this new era of globalization. Its main tenets (monolingual native speakers, homogeneous national cultures, pure standard national languages, instrumental goals of education, functional criteria of success) have all become problematic in a world that is increasingly multilingual and multicultural) even though for many language teachers they are still convenient fictions. An education based on the transmission of information or a communicative training does not prepare the new generations adequately for the complexities of a multilingual world. The competencies required

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to become a multilingual subject are of a much more symbolic nature than has been acknowledged up to now259.

Ce qu’il manque au PALN, de par sa socialisation première (et secondaire), peut être compensé par un positionnement « pluri » qui met à profit sa compréhension du monde social et des conséquences de la mobilité moderne : « Multilingual subjects have multiple embodied understandings of social reality and a broader and more varied range of options than others to act on these understandings »260.