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L’anglais, l’allié du plurilinguisme ?

1.4. Enseigner (l’anglais) : un métier impossible ? impossible ?

Dans The Very Thought of Education (2009), Deborah Britzman nous rappelle que les métiers de l’éducation sont fondés sur l’instable, l’imprévisible, car l’éducation ne peut être achevée : elle nous renvoie sans cesse à notre inachèvement : « Education itself will be interminable because it is always incomplete and because it animates our own incompleteness » (Britzman, 2009 : 3). Nous devons à Freud122 l’expression de « métier impossible » même si d’après certaines recherches, il ne fut pas le premier à employer celle-ci123. Les trois métiers « impossibles » sont guérir / soigner (la

121 NORMENE1129172N, note de service n° 2011-200 du 16-11-2011, MEN - DGESCO A2-1.

122 Préface à Jeunesse à l’abandon d’Aichhorn (1925) et Analyse terminée et analyse interminable (1937).

123 Mireille Cifali explore l’ambiguïté de cette paternité dans son article Métier « impossible » ? une boutade inépuisable in Le Portique, n°4, 1999.

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psychanalyse), gouverner et éduquer. Mireille Cifali revisite le célèbre passage de Freud sur les trois métiers en proposant une relecture plus nuancée que celle que nous connaissions. C’est la substitution du verbe « échouer » par « un succès insuffisant » qui permet une réinterprétation du texte freudien:

Freud aurait plutôt écrit : « Il semble presque, cependant, que l’analyse soit le troisième de ces métiers “impossibles” dans lesquels on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant. Les deux autres connus depuis beaucoup plus longtemps, sont éduquer et gouverner ». Il serait donc moins question d’« échouer » que d’avoir un succès insuffisant, le doute transparaissant dans le « il semble » encore redoublé du

« presque » (Cifali, 1999 : 3).

Selon Freud, le « succès insuffisant » de notre action éducative y est inscrit dès le départ, reliant les limites de nos pratiques pédagogiques à la complexité des sujets que nous avons en face de nous124. Comme tous les métiers de l’humain, souligne Britzman, nous avons à faire à des sujets dont l’altérité nous échappe, car il est impossible de lire dans leurs pensées. C’est l’intersubjectivité du monde de l’éducation qui rend le métier d’enseignant si complexe :

It is an intersubjective world we cannot know in advance of its event since its qualities are unstable, unrepeatable, and capable of movement, transformation, fixation, and regression. These professions are subject to both their own mind and to the minds of others that they cannot read (Britzm an, 2009 : 20).

Britzman et Cifali évoquent toutes deux la fragilité de ces professions de l’humain : nous éduquons toujours dans un monde en crise ; les relations asymétriques ne facilitent pas cette entreprise car l’adulte a perdu de sa légitimité sociale, ce qui l’amène à abuser de son pouvoir lorsque l’autre, à savoir son élève, n’obéit pas (Cifali, 1999 : 5)125. Il nous semble essentiel de ne pas prendre la formule de Freud au pied de la lettre : ce n’est pas parce que l’éducation est un métier au succès incertain ou insuffisant que celui qui s’y engage doit penser que son action va nécessairement échouer. Cifali parle même « d’assumer « l’impossible » comme un bien précieux pour ne pas nous figer dans un état de théorie qui se prendrait pour une vérité intemporelle » (Cifali, 1999 : 7).

124 « The idea that a profession is impossible proposes to link the limits of practice to the complexity and uncertainty of its subjects » (Britzman, p. 20).

125 « L’adulte a perdu sa légitimité sociale ; sentant son pouvoir inopérant, il se défend de la blessure narcissique infligée par celui qui lui échappe ; un langage guerrier, une parole qui humilie, du rejet, une non reconnaissance, des dévalorisations et des généralisations, deviennent ses armes face à celui qui n’obéit pas. Punition et sanction, signes visibles du pouvoir, semblent n’avoir plus les effets attendus ; elles viennent trop tard ou trop dans la violence. On assiste alors à des face-à-face que rien ne médiatise. Les abus apparaissent comme par le passé, mais aujourd’hui la tension est parfois si forte que l’adulte n’en sort qu’apparemment vainqueur. Il peut aussi choisir d’éviter toute confrontation, ne pas inscrire d’interdit en laissant celui qui grandit dans une toute puissance en miroir. Chacun paie alors le prix fort pour cette absence de rencontre ».

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Si, pour Britzman, il semble primordial que les enseignants assument le fait qu’ils sont dépendants de l’inconnu (Britzman, 2009 : 44) et qu’ils comprennent l’éducation comme un projet consistant à apprendre à vivre avec les autres, Cifali centre ses conclusions sur le domaine de l’éthique en expliquant l’importance de reconnaître l’enfant en tant que sujet irréductible :

Mettre l’inconscient et la subjectivité au fondement de l’acte d’éducation implique cette démarche interminable, quelles que soient les vérités déjà énoncées et écrites.

Ce succès insuffisant serait donc à entendre jusqu’au plan de l’Histoire. En accepter les termes ne revient pas à s’adonner au pessimisme mais à se reconnaître sujet d’une histoire humaine, où le savoir est là pour rendre possible sa reconstruction par tout un chacun (Cifali, 1999 : 9).

Le professeur de langue peut très vite se trouver confronté à une sorte de double bind : (1) ne pas

« s’adonner au pessimisme » pour des raisons liées au fait qu’il exerce une profession

« impossible » car il est enseignant ; (2) ne pas cesser de croire en son choix de devenir professeur de langue lorsqu’il est confronté à la réalité de l’enseignement-apprentissage en milieu institutionnel où les progrès peuvent mettre longtemps à se manifester et où de nombreux paramètres influent sur l’acquisition de la langue étrangère (conditions de travail – favorables/défavorables ; pratique régulière de la langue/peu ou pas de pratique en dehors des cours ; séjour(s) à l’étranger/pas de séjour à l’étranger ; cours particuliers/pas de cours particuliers ; bi- ou plurilinguisme de certains élèves ; positionnement de l’apprenant vis-à-vis de la L2-C2 ; passif scolaire pouvant engendrer une résistance face à la langue étrangère; attitude utilitariste de certains élèves face à une matière « qui ne sert à rien » ; choix didactiques inadaptés, etc.).

Le professeur d’anglais « natif », pour qui le système éducatif français, le langage administratif et parfois même le langage des élèves revêtraient encore quelque sens obscur peut se dire qu’il cumule les difficultés. Il sait, toutefois, qu’apprendre une langue étrangère n’est pas impossible et que « tout apprentissage requiert une liberté qui s’engage »126. Pour devenir le sujet bi- ou plurilingue qu’il est aujourd’hui, le professeur d’anglais « natif » s’est engagé en faisant l’expérience d’une autre réalité (Kramsch, 2009 : 2). La langue a pris corps pour être une réalité vécue : « Language for them (those who study foreign languages) is not just an unmotivated formal construct but a lived embodied reality » (Kramsch, 2009 : 4). Le PALN devra se souvenir de ce

126 Philippe Meirieu écrit : « Tout apprentissage – à moins qu’il ne s’agisse de l’acquisition de réflexes conditionnés – requiert une liberté qui s’engage. Nous n’apprenons rien sans une prise de risque, un saut dans l’inconnu, une décision personnelle irréductible à tous les accompagnements et à toutes les préparations » (Eduquer: un métier impossible? ou

« Éthique et pédagogie », in Pédagogie collégiale, vol. 6 n° 1, septembre 1992).

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moment où l’apprentissage du français venait bousculer son système de représentations127, car cela pourra sans doute l’aider à comprendre ce qui se passe chez un élève français dont les représentations sont bousculées à leur tour, non pas par la langue étrangère que leur enseignant a mis des années à apprendre, mais par la langue « maternelle » / première langue de cet autre enseignant « natif ».

Nous pouvons donc nous demander comment le PALN vit le fait d’être et d’exister entre le monde francophone et le monde anglophone. De quelles problématiques est-il l’héritier ? Le métier de professeur d’anglais est-il plus ou moins « impossible » pour celui ou celle qui enseigne sa L1 ?

2. Par-delà le « locuteur natif » : les