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Les stratégies identitaires et adaptatives

3.2. Identité et « ego langagier »

Comme l’explique Marie-Christine Deyrich (Synthèse HDR, 2007 : 53), la L2 « appartient à un autre univers langagier » et, si elle n’est pas « étrangère en soi », l’apprenant et l’utilisateur de L2 ne l’entendent ni ne la parlent ni ne l’écrivent comme la L1 : « notre regard est en quelque sorte

‘formaté’ en fonction du vécu dans la L1 qui est la nôtre »245. Et même après des années de pratique, l’utilisateur avancé de L2 peut encore être confronté à une sonorité dépaysante ou à une locution dont il reconnaît les mots individuellement, mais dont il ignore le sens global ou la polysémie. Parfois, la langue semble être en 2D au lieu d’avoir la profondeur de la 3D. Ce que Joseph Shaules décrit, à propos du contact interculturel qui peut ne pas fonctionner en raison des différences au niveau de la « culture implicite » (E. Hall), est tout aussi valable pour le

243 Op. cit., p. 72.

244 « I feel lost outside the French language. The other languages which, more or less clumsily, I read, decode or sometimes speak, are languages I shall never inhabit », Jacques Derrida (1996), cité par Alison Phipps, 2007, p. 126.

245 M.-C. Deyrich, op. cit., p. 54.

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énonciateur de L2. Le sentiment d’avoir un « soi diminué » s’explique socialement mais aussi linguistiquement : « Stevick (1980) argues that language learners feel great stress due to limitations in their sense of having a viable social self in a foreign language » (Shaules, 2007 : 142). Shaules évoque un possible sentiment de dépossession : la langue ne permet pas à l’utilisateur de L2 de s’exprimer en accord avec la complexité et la subtilité de son « ego langagier » de L1. La théorie de Guiora est intéressante à plusieurs titres : elle permet une meilleure compréhension des facteurs émotionnels facilitant ou freinant le passage de L1 à L2 ; elle permet de relier l’apprentissage d’une langue étrangère au concept d’identité car, potentiellement, la L2 peut constituer une menace pour celle-ci :

Les premiers travaux de Guiora et al. (1972) traitent de l’empathie nécessaire chez les apprenants pour qu’ils consentent à se diriger vers une authenticité de la prononciation. C’est pour ces auteurs un élément-clé dans la représentation de soi (« ego self representation »). Dans cette perspective, la langue n’est pas un simple moyen permettant la communication mais elle constitue aussi un élément essentiel de l’image que l’individu a de lui-même. [Guiora] développe le concept d’« ego linguistique » qui traduit des caractéristiques plus profondes de la personnalité par lesquelles l’être humain se préserve en se raccrochant à sa communauté linguistique (Deyrich, 2007 : 70).

L’enfant prend progressivement conscience des limites de son propre corps (body ego) et apprend à faire la différence entre lui-même et les objets extérieurs. D’après Guiora (1979), c’est la frontière de notre ego langagier qui nous empêche de parler une langue étrangère « comme un natif » :

D’après les tests auxquels Guiora (1979) a procédé, le développement de cet « ego langagier » serait complètement achevé à l’âge de cinq ans. Le concept de frontière de l’ego (« language ego boundarie »s) réfère aux représentations de soi et aux frontières que ces représentations instituent (Guiora, op.cit.). De son point de vue, nous ne parvenons pas à apprendre correctement la prononciation d’une LE parce que notre « ego linguistique » s’oppose à ce qui se présente comme une « attaque » contre notre identité, contre notre appartenance à une communauté linguistique (Deyrich, 2007 : 70).

Le passage des frontières de cet ego n’est pas acquis, car nous ne sommes pas les mêmes en L2 qu’en L1246. Pour Guiora, le degré d’acculturation possible est lié à l’équilibre initial de l’ego et à

246 « One feels like a different person when speaking a second language and often indeed acts differently as well. To have permeable ego boundaries entails having a well defined, secure, integrated ego or sense of self in the first place », Guiora (1979 : 99), cité par Hinchley 1997 in Deyrich 2007.

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l’estime de soi, comme Acton et Walker de Felix le rappellent peu de temps après les tests de 1979 :

One’s experience of acculturation, from Guiora’s perspective very much depends on the psychological health of the first language ego. If learners have strong self-esteem in their own culture, their chances of becoming true “citizens” of another culture are enhanced significantly. In a sense, although we can never “go home again”, we cannot truly “leave” either (Acton et Walker de Felix, 1986 : 28).

Une perméabilité de l’ego langagier est donc nécessaire pour pouvoir franchir la barrière entre L1 et L2, ce qui n’est pas sans conséquence pour l’enseignement-apprentissage de L2. En effet, l’enseignant d’anglais rencontre souvent des résistances, en cours, qui peuvent se manifester par un refus de la part de l’élève de « prendre l’accent anglais » ou de participer à l’oral en classe, de se montrer sous un jour différent parce que parler une langue étrangère nous change. La théorie de Guiora peut aider les PALN à mieux comprendre ces phénomènes courants que ces derniers pourraient être tentés d’expliquer par des raccourcis « culturalistes » (Holliday, 2005) de type :

« Les Français ont un complexe en langues / sont « nuls » en langues. Les médias ne cessent de le rappeler. Voilà pourquoi les élèves ne veulent pas apprendre à prononcer l’anglais de façon plus authentique ».

La notion de perméabilité de l’ego langagier retient également notre attention pour ce qui relève de l’identité de l’enseignant de langue : si nous partons du principe que pour devenir un utilisateur très expérimenté d’une langue étrangère (le français pour le PALN) une très grande perméabilité de la frontière de l’ego est requise, nous pouvons nous interroger sur les implications de celle-ci sur une longue période (la carrière en France et au-delà). Acton et Walker de Felix évoquent brièvement cette question ainsi :

Guiora has described the process of developing a second language identity as that of essentially adding on another personality. The experience of anyone who has come close to mastering a second language surely supports that notion. There inevitably comes a time when learners become aware of their new personas in the new language, when instead of just “acting French”, for example, they start to “be French” unconsciously, at least occasionally, perhaps doing things they would never think of doing in their native auras247.

Cette vision de l’identité, comme résultant d’une addition, semble trop binaire et restreinte aujourd’hui où le concept de sujet plurilingue (Kramsch, 2009) tient compte de la complexité de

247 Acton et Walker de Felix, op.cit., p. 27-28.

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l’identité non compartimentée. La notion d’« ego langagier » ne permet pas non plus d’expliciter l’impression d’empowerment que le fait de parler une L2 peut conférer à l’apprenant/utilisateur. Si l’on ne peut devenir Allemand, Espagnol ou Britannique, on peut apprendre à « libérer sa langue » et à dessiner de nouveaux contours à ses mondes : « Through languaging people come to make sense of and to shape their worlds » (Phipps et Gonzalez, 2004 : 167). Et le fait d’être entre deux langues, deux cultures, deux pays ouvre un espace pour un devenir interculturel où, à la perte identitaire s’ajoute le gain, ce que Phipps appelle « a gain of new dimensions » (2007 : 59). Cet auteur affirme que le développement d’un nouvel habitus est possible dans la langue-culture 2 :

« Language learning diminishes risks that are ontological, epistemological, material and affective.

It does so by enabling the development of a different habitus both at home, in the language classroom and as a tourist248 ». Apprendre une langue étrangère conduit l’apprenant vers des manières d’habiter de nouveaux mondes (Phipps, 2007 : 195). C’est un processus transformationnel qui implique aussi le corps. Phipps a recours à la métaphore de l’instrument de musique : [Learning a language is] « learning to play a different tune on the body »249.

L’existence de ce nouvel habitus 250 ne pourrait-il pas expliquer pourquoi certains élèves s’étonnent de savoir que leur enseignante est une « vraie » Anglaise / Irlandaise ? : « Mais vous êtes vraiment Anglaise ? Vous vivez là-bas ? Non, je ne vous crois pas ! » La fusion progressive des habitus du sujet bi-plurilingue reflète bien la notion d’identité-processus et pose la question de l’identité du sujet vivant dans cet entre-deux :

What difference does it make that this is not my language or my culture? What difference does it make that I dwell in between, or that I ‘dwell-in-travel’? What difference does it make, to use Clifford’s (1997) words, that it is not longer a question of ‘where I am from but of where I am in between’ (Phipps et Gonzalez, 2004 : 28).

Qu’est-ce qu’un sujet bi/plurilingue ? Quand le PALN est-il « entre deux » ? Est-ce un atout ou un obstacle pour son intégration professionnelle ? Comment l’identité bi/plurilingue de l’enseignant

« natif » peut-elle jouer sur les interactions avec les autres acteurs du champ de l’éducation ?

248 Phipps, op. cit., p. 63.

249 Idem., p. 126.

250 Où d’un habitus secondaire remanié (voir Kramsch, 2009 : 113).

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