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francophone : identité professionnelle et dynamiques interculturelles

3.1. Le concept d’identité

Il est nécessaire, pour comprendre le concept d’identité professionnelle, d’explorer celui d’identité qui est central à différents champs tels que la psychologie, l’anthropologie, la psychanalyse et la sociologie. Erik H. Erikson207 a été le premier à évoquer la « crise d’identité » des vétérans de la seconde guerre mondiale, concept qu’il appliquera ultérieurement à la crise que traversent les adolescents et des minorités d’origine étrangère (Camilleri et al., 1990 : 8). Erikson évoque l’existence d’une « base relativement stable » mais qui « peut être modifiée dans la vie adulte sans changer profondément » (Erikson, 1965). Erving Goffman (1959, 1967), pour qui la vie sociale est une scène de théâtre et les personnes des « acteurs », reconnaît que l’identité est mouvante. La question qui fait moins débat aujourd’hui qu’au milieu du vingtième siècle est de savoir s’il y a une sorte d’« identité profonde » unifiée, un « noyau profond de la personne » (Camilleri et al., 1990 : 16) derrière les différentes identités sociales des « acteurs », une continuité sous les changements perpétuels de l’identité existentielle.

Camilleri souligne l’importance des travaux et des recherches de terrain entrepris dans les années 1970-1980, qui ont permis de remettre en question l’« hypothèse d’une identité unique »208 : « Il y a aujourd’hui un consensus pour supposer que chaque individu (et chaque groupe) peut disposer successivement ou même simultanément, de plusieurs identités dont la matérialisation dépend du contexte historique, social et culturel où il se trouve » (Camilleri et al., 1990 : 18). La sociologie, la psychologie sociale et la philosophie mettent l’accent sur le caractère dynamique de l’identité comme résultant d’un processus « qui intègre les différentes expériences de l’individu tout au long de la vie »209. La relation à autrui est la clé d’une identité fluctuante construite dans l’interaction : chacun se définit en référence à l’Autre et cette relation Moi-Autrui influe directement sur la conscience de soi210.

Pour la psychologie sociale, l’identité n’est pas une donnée de fait, mais une construction subjective complexe qui est ancrée dans une histoire : « Une approche psychosociale de la notion d’identité suppose une relation entre le champ social et l’identité des personnes. (…) L’identité, non seulement, n’est pas une donnée stable, mais s’inscrit dans une histoire, l’histoire propre et

207 Kaufmann rappelle un fait intéressant à propos de Erik Erikson : celui-ci invente un nouveau patronyme et par conséquent une nouvelle identité au moment où il devient citoyen américain, op.cit., p. 28. Son patronyme était en réalité Homberger.

208 Camilleri et al., op. cit. p. 18.

209 Op. cit., p. 22.

210 Camilleri, op. cit., p. 20.

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celle des échanges avec le milieu » (Florence Giust-Desprairies, 2002 : 50). Dans l’identité du sujet, le psychique et le social sont mêlés. L’identité est en partie inconsciente et elle est tributaire de l’« expérience affective relationnelle » :

Au niveau psychique, l’identité du sujet est une représentation de soi, une construction subjective qui s’inscrit dans une temporalité (…) en partie inconsciente, elle procède de l’introjection précoce d’objets ambivalents et des identifications à des images parentales et sociales qui initialisent des modalités singulières de résolution de conflits et d’évitement de l’angoisse à travers des mécanismes défensifs singuliers (…) elle relève également des répercussions de l’expérience affective relationnelle, prise dans une historicité, qui infléchit les positions psychiques et ouvre au renouvellement des identifications (Giust-Deprairies, 2002 : 50).

Si l’identité est reconnue comme un processus dynamique toujours en construction, le sujet garde néanmoins une conscience de son unité, à travers les représentations et les sentiments qu’il développe à propos de lui-même, ce qui permet de « rester le même, de se réaliser soi-même et de devenir soi-même, dans une société et une culture données, et en relation avec les autres » (Pierre Tap211, 2004 : 57, cité par Dominique Bret, 2005 : 123). Les auteurs de Stratégies identitaires mettent en relief le paradoxe de l’unité diachronique du processus de l’identité : « Malgré le caractère mouvant – suivant les situations – et changeant – dans le temps – de l’identité, le sujet garde une conscience de son unité et de sa continuité, de même qu’il est reconnu par les autres comme étant le même » (Camilleri et al., 1990 : 23).

Le sociologue Claude Dubar (1991, 4e éd. 2010) a théorisé la construction des identités sociales (et professionnelles) à travers le prisme de la socialisation. Il analyse l’identité sociale comme l’interconnexion de deux processus : le processus de socialisation biographique et le processus de socialisation relationnelle, ce qui confère une dualité à l’identité sociale. La trajectoire de l’acteur social joue sur la manière dont celui-ci se définit :

Chacun des acteurs a une histoire, un passé qui pèse aussi sur ses identités d’acteur.

Il ne se définit pas seulement en fonction de ses partenaires actuels, de ses interactions face à face, dans un champ déterminé de pratiques, il se définit aussi en fonction de sa trajectoire aussi bien personnelle que sociale (Dubar, 2010 : 11).

211 Kaufmann cite une définition de l’identité proposée par Tap qu’il trouve particulièrement claire : L’identité « est un système de sentiments et de représentations de soi, (c’est-à-dire) l’ensemble des caractéristiques physiques, psychologiques, morales, juridiques, sociales et culturelles à partir desquelles la personne peut se définir, se présenter, se connaître et se faire connaître, ou à partir desquelles autrui peut la définir, la situer ou la reconnaître » (Tap, 1979, p. 8, cité par Kaufmann, op.cit., p. 43).

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C’est à l’intersection de l’axe synchronique (identité pour autrui, identité sociale « virtuelle » ; cf. le

« contexte d’action », la définition d’une situation donnée) et de l’axe diachronique (identité pour soi, identité sociale « réelle » ; cf. la « trajectoire subjective », l’« interprétation de l’histoire personnelle socialement construite ») que l’identité sociale émerge à travers les différentes manières de se définir et d’être défini par les autres. Dubar rappelle l’importance du langage dans la construction identitaire : « Toutes les identités sont des constructions sociales et langagières qui s’accompagnent, plus ou moins de rationalisations et de réinterprétations les faisant parfois passer pour des « essences » intemporelles212 ». Si l’identité se construit dans l’enfance, elle se reconstruit tout au long de la vie en interaction avec les autres et constitue un bien paradoxalement insaisissable :

L’identité d’un être humain est devenue ce qu’il a de plus précieux : la perte d’identité est synonyme d’aliénation, de souffrance, d’angoisse et de mort. Or l’identité humaine n’est pas donnée une fois pour toutes, à la naissance : elle se construit tout au long de la vie. Et l’individu ne la construit jamais seul : son identité dépend autant des jugements d’autrui que de ses propres orientations et définitions de soi. L’identité est le produit de socialisations successives (Dubar, 2010 : 15).

Pour Jane Danielewitz, la notion de compréhension de soi et de l’autre est centrale à sa définition de l’identité : « Identity is our understanding of who we are and of who we think other people are.

Reciprocally, it also encompasses other people’s understandings of themselves and others (which includes us) » (Danielewitz, 2001 : 10). À l’instar de Dubar, Danielewitz analyse le rôle du discours213 dans la construction de l’identité personnelle :

As active participants in a variety of discourses, individuals have agency to shape selves. On the other hand, discourse (and all other participating individuals) affect the development of those individuals. Identities are then the result of dynamic interplay between discursive processes that are internal (to the individual) and external (involving everyone else)214.

Un individu peut participer à des discours multiples, ce qui amène Danielewitz à affirmer que

« Others make me even as I’m in the act of making myself »215. Il ne suffit pas d’affirmer son identité, car l’identité sociale n’est pas une affaire unilatérale. Les autres acteurs sociaux doivent

212 Claude Dubar, op. cit., p. 12.

213 Jane Danielewitz définit « discourse » ainsi: « a system of belief, attitudes and values that exist within particular social and cultural practices », p. 11. L’auteur rappelle également la définition de Williams (1983) : « the ways in which language functions in specific social or institutional contexts and in the social, ideological relations which are constructed in and through language », p. 39.

214 Jane Danielewitz, op. cit., p. 11-12.

215 Op. cit., p. 12.

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valider ou non l’identité revendiquée par soi (Jenkins, 1996 : 21, cité par Jane Danielewitz) et il peut ne pas y avoir de convergence entre l’identité personnelle et l’identité sociale, ce qui peut mener à une forme de discordance.

Le concept de socialisation est primordial pour qui veut comprendre l’adaptation des im/migrants qui « changent de monde », et qui doivent construire ou reconstruire une identité professionnelle la plus confortable possible. Pour Durkheim, la socialisation est une « contrainte verticale exercée par les institutions et leurs agents sur les individus considérés comme tables rases et des êtres éminemment passifs et suggestionnables » (Durkheim, 1922, édition PUF 1993 cité par Dubar, 2010 : 7). Piaget critiquera Durkheim pour avoir sous-estimé le rôle que joue l’individu dans sa propre socialisation : celle-ci est une « construction interactive des conduites sociales à la fois cognitive et relationnelle »216. La socialisation est donc un processus dynamique qui dépend du contexte de l’action : « La socialisation est un processus de construction, de déconstruction et reconstruction d’identités liées aux diverses sphères d’activités (notamment professionnelles) que chacun rencontre au cours de sa vie et dont il doit apprendre à devenir acteur »217. Dubar revisite les travaux de A. Percheron218pour qui la socialisation est « comme une acquisition d’un code symbolique résultant de « transactions » entre l’individu et la société (Percheron, 1974 : 25, citée par Dubar 2010 : 31). La socialisation n’est jamais acquise, mais doit être négociée en permanence :

Cette socialisation latente est souvent impersonnelle, voire non intentionnelle : si l’on peut parler d’apprentissage, c’est d’un apprentissage informel et implicite qui joue un rôle d’autant plus important qu’il prolonge celui de l’ensemble de l’enseignement et de la majorité des messages de la société (Percheron 1974 : 27 citée par Dubar).

Or, le professeur d’anglais « natif » a été socialisé dans un pays anglophone et, par conséquent, son habitus, « l’incorporation durable des manières « de sentir, de penser, et d’agir » de la classe sociale d’origine » (rappel de Dubar, 2010 : 67), sera le reflet de la culture du groupe d’origine, du moins au début de sa carrière. Au cours de la socialisation secondaire poursuivie en France au sein du système éducatif, l’enseignant anglophone connaîtra des phases d’ajustement et d’accommodation où il « tendrait à se modifier pour répondre aux pressions et aux contraintes de son environnement » (Percheron, 1974 : 25219). L’identité complexe de l’im/migrant est tributaire

216 Claude Dubar, op.cit., p. 8.

217 Idem, p. 10.

218 A. Percheron, L’univers politique des enfants, FNSP Armand Colin, 1974.

219 In Dubar, op.cit., p. 31.

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des socialisations plurielles. La mobilité initiale peut engendrer une crise d’identité (Dubar, 2000) : la manière dont les autres identifient l’im/migrant sera nécessairement différente de celle dont les concitoyens de celui-ci l’étiquetaient dans son « pays d’origine ». L’écart entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui peut sembler très grand à ce moment-là, mais celui-ci est de toute façon toujours fluctuant : « Je ne puis jamais être sûr que mon identité pour moi-même coïncide avec mon identité pour Autrui. L’identité n’est jamais donnée, elle est toujours construite et à (re)construire dans une incertitude plus ou moins grande et plus ou moins durable »220. L’individu peut accepter l’identité attribuée par les autres ou au contraire la refuser et se définir autrement.

Malgré le poids des déterminismes sociaux, il reste une marge de manœuvre à l’individu pour se définir et pour trouver un nouvel équilibre.