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Linguistic imperialism

2.5 Le capital « natif » : un trésor fragile ?

Dans le domaine de la sociologie, trois grandes traditions coexistent : la tradition compréhensive (Max Weber) qui s’intéresse à l’autonomie de l’acteur, la tradition objectiviste (Durkheim, Bourdieu) qui conçoit l’individu plus comme un « agent » qu’un « acteur » en tant que membre d’une structure collective, et la tradition interactionniste (Simmel) qui part du principe que l’acteur social se construit socialement, dans l’interaction. On constate aujourd’hui que l’acteur est bel est bien revenu sur la scène sociologique et que les sociologues des professions revendiquent une marge d’autonomie à l’acteur social qui doit composer avec des collectifs pré-existants qui sont largement déterminés avant qu’il ne les rejoigne (cf. Dubar).

Les différentes théories de l’acteur constituent un ensemble à deux pôles allant de l’unicité de l’acteur à la fragmentation interne de celui-ci (Lahire, 2001) :

D’un côté, on est à la recherche de sa vision du monde, de son rapport au monde ou de la « formule génératrice de ses pratiques », et de l’autre, on admet la multiplicité des savoirs et savoir-faire incorporés, des expériences vécues, des « moi » ou des

« rôles » intériorisés par l’acteur (répertoire de rôles, stock de connaissances, réserve de connaissances disponibles…) (Lahire, 2001 : 25).

À l’opposé du « mythe de l’identité invariable », largement remis en question par la psychologie expérimentale et culturelle (Lahire, 2001 : 31), se trouve la « fragmentation généralisée » que critique Lahire qui préfère la notion de pluralité chère à Maurice Halbwachs : tous les acteurs sociaux sont « porteurs d’habitudes hétérogènes » qui sont parfois contradictoires180. Chaque acteur

180 «Tout corps (individuel) plongé dans une pluralité de mondes sociaux est soumis à des principes de socialisation hétérogènes et parfois même contradictoires qu’il incorpore » in B. Lahire, op. cit., p. 50.

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social est « plongé en même temps successivement dans plusieurs groupes » (Halbwachs 1968 : 67-68, cité par Lahire). L’entrée dans une profession constitue la rencontre de l’acteur individuel et du groupe professionnel avec son histoire, son esprit et ses règles : « Tout homme qui entre dans une profession doit, en même temps qu’il apprend à appliquer certaines règles pratiques, se pénétrer de cet esprit qu’on peut appeler corporatif, et qui est comme la mémoire collective du groupe professionnel » (Halbwachs in Lahire, 2001 : 44). Pour Anselm Strauss (1993), cette « multi-appartenance » à des mondes sociaux différents est le propre même de la vie moderne : cela est valable tout autant pour l’enseignant « non natif » qui, lui, n’est pas en situation d’émigration, que pour l’enseignant « natif » ayant changé de monde. Ce qui différencie en revanche ces deux catégories d’acteurs sociaux est le fait que la période de socialisation primaire (familiale) et une partie de la période de socialisation secondaire (école, groupe de pairs, travail)181 ne s’effectuent pas dans le pays où la profession est exercée. À l’intérieur du champ social, les différents

« capitaux » sont distribués de façon inégale : il y a des acteurs182 qui sont « nés dans le champ » ou

« nés dans le jeu » dont les parents sont, par exemple, universitaires ou professeurs d’anglais, et des acteurs qui sont nés « hors champ »183. On peut considérer que les PALN sont à la fois « nés dans le champ » et « hors champ » : l’anglais est leur langue « maternelle » ; en raison de la socialisation primaire dans un pays anglophone, le PALN a acquis un capital culturel et linguistique « natif » qui constitue un atout non négligeable pouvant l’aider dans l’exercice de sa profession. Rappelons la définition que Bourdieu donne du capital culturel incorporé :

La plupart des propriétés du capital culturel peuvent se déduire du fait que, dans son état fondamental, il est lié au corps et suppose l'incorporation. L'accumulation de capital culturel exige une incorporation qui, en tant qu'elle suppose un travail d'inculcation et d'assimilation, coûte du temps et du temps qui doit être investi personnellement par l'investisseur (elle ne peut en effet s'effectuer par procuration, pareille en cela au bronzage : travail personnel, le travail d’acquisition est un travail du «sujet» sur lui-même (on parle de «se cultiver»). Le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété faite corps, devenue partie intégrante de la

«personne», un habitus. Celui qui le possède a «payé de sa personne», et de ce qu'il a de plus personnel, son temps. Ce capital «personnel» ne peut être transmis instantanément (à la différence de la monnaie, du titre de propriété ou même du titre

181 B. Lahire fait une synthèse de la théorie des champs (du pouvoir), p. 57-58.

182 Bourdieu préfère le terme « agent » à celui d’« acteur » pour se démarquer des théories accordant une grande liberté d’action à l’homme.

183 Op. cit., p. 57.

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de noblesse) par le don ou la transmission héréditaire, l'achat ou l'échange ; (…) il dépérit et meurt avec son porteur (avec ses capacités biologiques, sa mémoire, etc.) (Bourdieu, Les trois états du capital culturel, 1979 : 3-6).

Ce capital culturel acquis peut devenir un capital hautement symbolique dans le contexte très spécifique de la situation pédagogique car, nous l’avons vu, les enseignants « natifs » bénéficient d’une légitimité d’enseignement en raison du paradigme dominant. Cependant, n’ayant pas été socialisé en France, le PALN se retrouve souvent « hors champ », face à des difficultés plus ou moins anticipées :

 comprendre le fonctionnement et les règles implicites du système éducatif français ;

 acquérir de nouvelles habitudes langagières (Bernstein, 1975), de nouvelles manières de dire et d’agir ;

 trouver un équilibre entre un « passé incorporé » et le « présent de l’action » (Lahire, 2001 : 79) ;

 entretenir le capital culturel (et linguistique) associé au pays d’origine ;

 construire une identité professionnelle qui laisse respirer son habitus anglophone tout en répondant aux exigences de ce nouveau monde professionnel étranger.

Si le capital culturel et linguistique184 « natif » peut compenser le déficit de « capital scolaire » dans le contexte précis de l’enseignement-apprentissage en classe, le déficit de capital culturel et social

« non-natif » peut constituer un réel handicap dans le champ de l’éducation, lorsque le PALN interagit avec des acteurs sociaux qui ne sont pas des élèves (personnels de direction, membres du personnel non enseignant, parents d’élèves, CPE, enseignants d’autres disciplines, etc.). Un des dangers pour le PALN est ce qu’Anselm Strauss appelle loss of world (1959 : 40) : dans toute expérience transformationnelle, il y a le risque potentiel de perdre son monde, tel qu’il l’avait connu jusqu’au moment de la « rupture biographique » (Lahire, 2001 : 40) : « A problematic world presents not only discovery but danger. The danger consists in the possibility that one may lose his world and his possessions » (Strauss, 1959, éd. 1997 : 38).

La question de la fragilité du capital culturel « natif » de l’enseignant anglophone semble occultée pour l’instant par les recherches sur la place et l’identité professionnelle de l’enseignant « non

184 C’estla famille et l’école qui transmettent le capital linguistique qui est une composante du capital culturel. Derivry-Plard cite Bourdieu à ce sujet, p. 23 : « Les lois de la transmission du capital linguistique étant un cas particulier des lois de la transmission légitime du capital culturel entre les générations, on peut poser que la compétence linguistique mesurée selon les critères scolaires dépend, comme les autres dimensions du capital culturel, du niveau d’instruction mesurée aux titres scolaires et de la trajectoire sociale », Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, Seuil, 2001, p. 94.

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natif ». Or, l’« avantage naturel » des candidats anglophones au CAPES et à l’agrégation n’est pas nécessairement un avantage tout au long de la carrière et peut même être source de difficultés chez les enseignants débutants qui ne savent pas comment se positionner face aux élèves et face à des exigences différentes de celles du système éducatif de leur pays d’origine. Le capital « natif » est fragile parce qu’il doit être entretenu : la situation d’expatriation peut mener à une impression de ne plus être informé de l’actualité dans son pays natal ; il peut être difficile d’actualiser sa langue

« maternelle », ce qui peut même déboucher sur le sentiment que l’on perd sa langue, même si les enseignants utilisent l’anglais en classe et pour certains, parlent anglais avec leur conjoint et/ou avec leur(s) enfant(s) :

Membership too can lapse after disuse and there is general acceptance for the view that native speakers can cease to possess language as NSs after longish periods among NNSs, in at least three ways. First, they lose out on contemporary uses, for example, slang, new coinages and idioms. Second, they lose some of their generative capacity and tend to become fixed in the locutions of their time of exile, and third, they become increasingly prescriptive and less tolerant of change (Davies, 2003 : 203).

Un autre danger pour le PALN est le fait de vouloir se faire passer pour un « locuteur natif » du français, la langue dominante de l’école et du groupe de professeurs d’anglais majoritaire : les

« non-natifs ». « Trying to pass as a native speaker can put you at a disadvantage, culturally185 ».

En effet, les pistes sont brouillées et les acteurs du système « d’accueil » peuvent être déroutés par un collègue parlant sans accent, mais qui est parfois confronté à des difficultés d’ordre lexical, culturel ou qui ont trait à l’implicite. Davies semble suggérer qu’il est souhaitable, du point de vue de l’identité, de conserver son accent. Nous posons que le CAPES et l’agrégation et, plus largement, les premières années de socialisation secondaire en France, constituent un tournant (turning point) dans la vie des enseignants « natifs ». Ce tournant oblige les PALN à s’aligner sur les pratiques et les attitudes du système éducatif français, ce qui, à terme, peut amener ces personnes à opérer une sorte de conversion (Strauss, 1959 : 125) :

A striking example of the « milestone » is found in the autobiographies of many immigrants to America who later visited their native lands, only then realizing how little affinity they had retained, how identified they had become with America and Americans. Any return home, insofar as you have really left it, will signalize some sort of movement in identity (Anselm Strauss, 1959, édition de 1997 : 96).

185 Davies, op. cit., p. 72.

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Si la notion de conversion peut sembler déstabilisante, car elle implique une transformation et l’adoption de nouvelles valeurs (cf. le Trésor de la langue française) et de ce fait ne trouvera pas d’échos dans tous les récits de vie des enseignants en situation d’expatriation, la notion d’inversion, en revanche, nous sera précieuse pour tenter de définir les points particuliers dont les PALN doivent avoir conscience dans la pratique de leur métier, car ils ont en commun le fait d’être des

« natifs » alors que leurs élèves, en général, sont des « non-natifs » et que, dans la majorité des cas, la relation pédagogique est construite sur la base d’un modèle linguistique d’identification et d’une culture scolaire commune à l’enseignant « non natif » et aux élèves.

2.6 L’inversion nécessaire : se décentrer pour