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Les stratégies identitaires et adaptatives

3.5. L’identité professionnelle des PALN et questionnements interculturels questionnements interculturels

Lorsque Kostogriz et Peeler évoquent la question épineuse de la non-reconnaissance d’un capital professionnel déjà acquis dans le cadre d’un système éducatif différent, ils font référence à des enseignants migrants. Or, les PALN exerçant au sein de l’Éducation nationale n’ont pas tous une double qualification professionnelle, loin s’en faut. Pour autant, on peut se demander dans quelle mesure l’enseignant « natif » est perçu et se perçoit comme un « transfuge ». L’individu peut-il continuer à se vivre comme tel après que les autres l’aient accepté et reconnu comme « faisant partie de la maison » ? Jean-Claude Kaufmann (2004) explique que le transfuge :

308 « The black box can be opened and become a “glass box” », op.cit., p. 102.

309 Voir Marie-Claude Riopel, Apprendre à enseigner : une identité professionnelle à développer, 2006, p. 7.

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(…) n’est jamais totalement chez lui nulle part. À moins de réaliser un exploit (il est condamné à développer une énergie en ce sens), ou de s’intégrer à l’institution mieux qu’un héritier, il est assez systématiquement minoré. Ou, très souvent, évalué selon un double regard, faisant tinter, pour le décrire, un langage continuellement contradictoire. Il est trop et trop peu (Kaufmann, 2004 : 279).

Barbara Skinner (2002) donne, parmi les différentes motivations des professeurs d’anglais qui se spécialisent dans l’enseignement de l’anglais langue étrangère (ELT), la possibilité de se créer une vie où qu’ils le souhaitent dans le monde et l’on peut imaginer que l’envie d’être mobile et une certaine capacité d’adaptation fassent partie des critères de sélection des professeurs d’anglais

« natifs » qui enseignent à travers la planète. Quelles que soient les raisons derrière ce choix, Skinner souligne l’importance du développement professionnel qui demande une forte implication personnelle310. L’identité professionnelle des enseignants « natifs » du secteur privé (à l’échelle internationale) (dont les contrats peuvent être courts et la mobilité fréquente) est différente de celle des enseignants « natifs » qui exercent à l’intérieur des systèmes éducatifs nationaux dans la mesure où ces derniers doivent se conformer aux attentes de l’institution en assimilant un certain nombre de règles, de normes et de valeurs, tenir compte de la culture professionnelle, scolaire et didactique et maîtriser la langue nationale le mieux possible pour obtenir la reconnaissance des autres membres de celle-ci et des partenaires extérieurs. L’effort d’adaptation nécessaire à une insertion professionnelle réussie ne risque-t-il pas de créer une grande tension entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui parce qu’un certain « déconditionnement culturel311 » s’impose ?

Friederike Fichtner et Katie Chapman évoquent la complexité extrême de l’identité professionnelle des enseignants de langues, qui n’est pas sans conséquences sur l’enseignement-apprentissage :

« particularly in a time when language teachers are expected to go beyond their traditional roles as purveyors of supposedly neutral linguistic codes and serve instead as teachers of intercultural competence (Byram and Kramsch, 2008) »312. L’enseignement des langues étrangères a été décrit comme un « acte cosmopolite » à travers lequel :

we advocate an encounter with people who are markedly different from and at the same time much like ourselves – a complex encounter made in a sympathetic effort to see the world as they see it and, as a consequence, to denaturalize our own views

310 Op.cit. p. 271.

311 Pour ne citer que quelques exemples, le PALN sera peut-être dérouté par l’absence d’assemblée matinale ou de head of year, et mettra du temps à comprendre les enjeux de la laïcité du système éducatif français s’il n’y a jamais été sensibilisé auparavant.

312 F. Fichtner et K. Chapman, op.cit., p. 120.

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(Domna Stanton, Presidential address to the Modern Language Association (USA) (2006), citée par Fichtner et Chapman, 2011 : 629).

Le PALN doit apprendre à enseigner sa langue et sa culture car, comme le rappellent Fichtner et Chapman, « no one is a ‘born teacher’ of the language – and one may add, of the culture « into which he or she was born » (Mani, 2009 : 149)313. Il doit essayer de se mettre à la place de ses élèves pour mieux comprendre le contexte socioculturel et historique dans lequel ils apprennent la L2-C2, ce qui pourrait finir par rendre étrange ce qui est proche et familier (Demorgon, 2000), à savoir sa propre appartenance culturelle. Comprendre la singularité de celle-ci est, pour Demorgon, une des conditions de la relation interculturelle (Demorgon, 2000 : 3), mais nous pouvons nous demander, avec Fichtner et Chapman, dans quelle mesure cet engagement interculturel de la part du

« sujet plurilingue » enseignant éclipserait son identité culturelle antérieure314. Pour nombre d’auteurs, enseigner est déjà une activité transformationnelle en soi (Britzman, 1991 ; Alsup, 2006 ; Wenger, 1998). Le PALN ne vit-il donc pas une double transformation, liée à son devenir enseignant, d’une part, et à une « interculturation » accélérée par la dimension ethnologique (et ethnographique) de l’enseignement-apprentissage des langues315, d’autre part ?

Les résultats de l’enquête par entretiens (d’enseignants « natifs » et « non natifs ») de Fichtner et Chapman sont intéressants. Onze des douze enseignants interviewés ont revendiqué une identité culturelle d’ordre national, ce que les enquêteurs interprètent comme une indication que les frontières nationales ne cessent pas d’exister :

Our participants’ views or their native culture, or “inherited culture”, according to Mani (2007), have been “denaturalized” in that they did not recognize it as their only cultural identity, but as their primary cultural identity in addition to other

313 Op. cit., p. 134.

314 « Do FL teachers ‘denaturalize their views of their native culture through their encounters with other cultures? To what extent does “engagement with the Other necessarily mean an abnegation of the inherited culture?” » (Mani, 2007, cité par Fichtner et Chapman, op.cit., p. 121. « How far does the multilingual identity influence and or eclipse one’s

‘old’, perhaps monolingual identity? », ibidem.

315 Catherine Berger explique que « L’ethnologie est par excellence la discipline qui se préoccupe du rapport à l’autre, à l’étranger », in (éd). Joëlle Aden, De Babel à la mondialisation : apport des sciences humaines à la didactique des langues. Dijon : SCEREN - CRDP de Bourgogne, 2005, p. 37. (Depuis une dizaine d’années outre-Manche, c’est la perspective ethnographique qui semble avoir fortement influencé les chercheurs en didactique des langues (cf. Phipps et Gonzalez, 2004 ; Celia et al., 2001, etc.)). Dans le même ouvrage, Dalila Ferhaoui s’interroge sur le pouvoir transformationnel de l’apprentissage des langues du point de vue de l’apprenant : « Apprendre une langue étrangère exige […] l’adoption de nouveaux comportements, de nouvelles postures corporelles, de nouvelles restructurations cognitives (…). En adoptant les réflexes linguistiques de la langue étrangère, l’apprenant ne risque-t-il pas de devenir lui-même étranger ? », p. 275.

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secondary ones. Therefore, our data implied that engagement with the cultural Other does not necessitate an “abnegation of the inherited culture” (Mani, 2007)316.

Les participants de l’enquête restent ancrés dans leur identité première (« primary identity ») tout en reconnaissant d’autres « affiliations », ce qui amène les enquêteurs à faire le rapprochement avec la notion de « rooted cosmopolitans » proposée par Appiah (2006)317. Fichtner et Chapman considèrent que la coexistence d’affiliations culturelles différentes procure aux enseignants de langues étrangères un point de vue singulier « from which they can see both cultures through a new and distinctiven lens »318. Cette position privilégiée devrait théoriquement faciliter la dimension interculturelle de l’enseignement-apprentissage de l’anglais où enseignant et élèves travaillent les questions complexes liées à l’altérité.

Il paraît important pour le PALN d’avoir conscience du rôle que l’environnement spécifique de ses élèves a joué dans la socialisation de ceux-ci (Berger et Luckmann, 1966) et notamment dans la perception qu’ils ont d’une « identité nationale ». Le système éducatif français a contribué au développement de leur identité culturelle et au contact de ce système et de ses acteurs, le PALN sera probablement amené à remettre en question les conventions et les valeurs du système éducatif dans lequel il a été socialisé et à devenir une « personne interculturelle » (Geof Alred et al., 2003 : 3).

Comme l’expliquent Alred, Byram et Fleming, l’expérience ne suffit pas pour être interculturel mais il faut une conscience accrue des dynamiques relationnelles et de l’impact que le contact avec l’Autre peut avoir sur soi319. Pour Alred, la « personne interculturelle » et le thérapeute ont des points en commun : « Therapist and intercultural person alike are empathic, cautious and respectfully curious when approaching the ‘Other’ » (Alred et al., 2003 : 22). Selon la trajectoire de vie, la motivation et le niveau de maîtrise atteint, l’apprentissage d’une langue étrangère peut être source de libération si cela permet à l’apprenant de construire une nouvelle identité et de se délester de poids émotionnels liés à sa langue maternelle320 ou alors source d’impuissance ou de frustration si l’apprenant se vit comme diminué en L2 (cf. Harder, 1980). Comprendre que la résistance de certains élèves peut venir d’un certain refus de paraître diminué par rapport à ce qu’ils sont capables d’exprimer en français ou de se perdre en s’identifiant à l’autre culture321 peut aider l’enseignant

316 Fichtner et Chapman, op.cit., p. 133.

317 Idem., p. 133.

318 Idem., p. 134.

319 Geof Alred, Mike Byram et Mike Fleming, Intercultural Experience and Education, Clevedon: Multilingual Matters, 2005, p. 4.

320 Geof Alred, « Becoming a Better Stranger: A Therapeutic Perspective on Intercultural Experience and as/

Education », in Intercultural Experience and Education, p. 23.

321 Cf. Claire Kramsch: « The fear of the hermeneutic dialogue turning into a hermeneutic circle should not be minimized. Learners of a FL may reach a stage of acculturation and empathy for the FL and culture, in which perceptions and counterperceptions seem to reflect each other ad infinitum, and where every interpretation seems so

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« natif » à faire un meilleur travail de médiation : si être interculturel c’est devenir étranger à soi-même (Kristeva, 1991), cela peut être angoissant pour des jeunes dont l’identité est émergente322. Michael Byram s’est interrogé sur l’impact de l’interculturalité sur la relation que l’on peut avoir à la ou les cultures dans lesquelles on a été socialisé. Voici quelle définition il donne à « culture » :

In this context, the definition of « culture » I shall use is the “shared beliefs, values and behaviours” of a social group, where social group can refer to any collectivity of people from those in a social institution such as a university etc., to those organized in large-scale groups such as a nation or even a “civilisation” such as

“European” (Byram, in Alred et al., 2003 : 50).

Byram s’appuie sur ce que Christina Bratt Paulston, une Suédoise qui a émigré aux USA, a écrit de sa propre expérience biculturelle pour arguer que l’on peut avoir un conflit de valeurs entre C1 et C2 et qu’il y a différents degrés de transformation des croyances et des valeurs entre le processus de socialisation secondaire habituel et une « alternation » de type conversion. Dans le domaine affectif du modèle culturel dont s’inspire Paulston, il peut y avoir différents niveaux de remaniement culturel et identitaire : perception, appreciation, reevaluation, reorientation, identification ;

« Reorientation means changing the direction of one’s life, ‘spurred by values he has adopted from the second culture’ » ; « Identification is becoming one with the people of the other culture ; a person has citizenship » (Paulston, 1992 : 124)323. Paulston pense que l’individu fait des choix culturels qui l’arrangent (« the individual picks and chooses »), mais qu’il y aura toujours certains aspects culturels qui ne pourront pas être modifiés324. Byram conclut qu’il est difficile d’avoir deux identités culturelles, mais pas impossible : en général, il sera plus facile d’adapter son comportement ou son attitude que ses valeurs ou ses croyances. Il rappelle le fait que bon nombre d’élèves sont déjà confrontés à cette difficulté :

Thus, at any given point in time, the individual is bringing into contact through themselves two sets of values, beliefs and behaviours, and in this sense there is almost always a binary relationship, but any individual may have a range of

relative to any other that there is a real fear of losing oneself in the process », in Context and Culture in Language Teaching, 1993, Oxford: Oxford University Press, p. 69.

322 Jim Cummins a beaucoup travaillé sur l’importance de reconnaître la langue maternelle des enfants bilingues (voir notamment La langue maternelle des enfants bilingues : Qu’est-ce qui est important dans leurs études? In Sprogforum n° 19, 2001). Ses travaux nous éclairent sur la question de la déstabilisation identitaire des enfants migrants ou issus de l’immigration et sur la nécessité de tenir compte, à l’école, des identités linguistiques et culturelles déjà présentes. Voir également la conférence de Jim Cummins « Le pouvoir de la pédagogie : négocier les identités de compétences en cours de langues » accessible sous format vidéo sur le site du CELV :

http://www.ecml.at/Home/Conference2011/Keynotespeeches/tabid/653/language/fr-FR/Default.aspx

323 Cité par Byram, op.cit., p. 55-56.

324 Idem., p. 56-57.

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experience and competences which allow them to relate to a variety of combinations of cultures (Byram in Alred et al., 2003 : 60).

Ainsi, agir de façon interculturelle, c’est mettre en relation deux cultures, être un médiateur (Zarate et Byram, 1997) et avoir une conscience plus développée qu’une personne biculturelle325. Selon Byram, il n’y a pas assez de témoignages positifs de la part de personnes biculturelles, car le plus souvent la biculturalité est vue comme étant problématique. C’est pourquoi, nous prêterons une attention toute particulière aux « success stories » éventuelles de notre enquête. Nous pensons que l’on peut être biculturel et interculturel à la fois, et que c’est une question de positionnement.

Cependant, le PALN ne peut-il pas en effet tomber dans le piège de la seule biculturalité ? Les participants de notre enquête parviennent-ils à être des « locuteurs interculturels » et à vivre dans la

« sphère de l’interculturalité » (Kramsch, 1993) » ? Celia Roberts et al. (2001) définissent le locuteur interculturel ainsi :

An intercultural speaker is aware of both their own and others’ culturally constructed selves. Rather than assuming that they know in some straightforward factual way either their own or the other’s cultural worlds, they are aware of a constant process of formation and transformation326 (Celia Roberts et al., 2001 : 30).

Le fait d’être au contact permanent avec l’Autre favorise-t-il une démarche pédagogique empathique ? Pour Roberts et al., l’empathie n’est pas synonyme de compassion, « but it does indicate an ability to understand the other, to apprehend their point of view and their felt experiences. This ability to understand others implies a process of social interaction and dialogue »327. Kramsch (1993) souligne la nécessité d’œuvrer dans le sens d’une pédagogie dialogique ou du dialogue, qui correspondrait non pas à un modèle pour le cours de langue, mais plutôt à une manière différente d’être professeur de langue328. Kramsch nous rappelle qu’apprendre une langue est une activité éminemment culturelle (Kramsch, 1998 : 9). Une des difficultés pour le PALN est comment se positionner vis-à-vis de la dimension culturelle de l’enseignement-apprentissage de l’anglais quand on ne l’enseigne pas de la même façon qu’un enseignant « non natif », c’est-à-dire à travers le prisme d’une socialisation primaire similaire à celle que ses élèves

325 Pour Byram, nombre d’apprenants de L2 sont concernés par le devenir biculturel : « many learners are involved in this difficult process of being or becoming bicultural », op.cit., p. 60.

326 Celia Roberts et al. rappellent les savoirs du locuteur interculturel tels que Byram les a définis:

The characteristics of the intercultural speaker can be defined as five ‘savoirs’ or competences additional to those which are more linguistic (Byram, 1997a). Briefly they are : 1) Attitudes: curiosity and openness, readiness to suspend disbelief about culture and belief about one’s own (savoir être); 2)Knowledge ; 3) Skills of interpreting and relating;

4) Skills of discovery and interaction ; 5) Critical cultural awareness / political education, op. cit., p. 30.

327 Op.cit., p. 38.

328 Claire Kramsch, op. cit., p. 30. Marie-Christine Deyrich souligne l’importance de préserver la pluralité des cultures : c’est un prérequis « pour qu’un dialogue interculturel véritable puisse s’instaurer » HDR, 2007, p. 32.

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ont reçue (socialisation de l’école) et, quand on sait qu’à force d’être constamment préoccupé par le culturel, la culture elle-même risque de devenir transparente :

With every turn-at-talk, teachers either perpetuate or subvert the traditional social culture of the classroom. On the one hand, together with the students, they enact the traditional culture of the instructional setting in which they were trained; they echo the native culture of the society in which they were socialized; they act out the behavior of speakers from the target society, which they have studied; their discourse and that of their students are full of invisible quotes, borrowed consciously or unconsciously from those who taught them – parents, teachers, mentors – and from those who have helped build the discourse of the discipline. In fact, language teachers are so much teachers of culture that culture has often become invisible to them (Kramsch, 1993 : 48).

Nous pouvons ajouter qu’un des dangers d’être constamment entre deux, voire plusieurs espaces, langues, cultures et d’être dans la médiation est de vivre un ébranlement du sentiment d’appartenance, une impression de brouillage de la « linguaculture », ce qui pourrait, à terme, constituer un obstacle à cette même activité. Dans cette première partie théorique, nous avons soulevé de nombreuses questions par rapport à l’identité et l’identité professionnelle des professeurs d’anglais « natifs ». Nous allons maintenant aborder les choix méthodologiques retenus pour l’élaboration et la mise en œuvre de l’enquête, ainsi que la question fondamentale du positionnement du chercheur.

4. Méthodologie et positionnement du